Unemachine à glaçons est un appareil servant à fabriquer des glaçons, placé dans une machine industrielle destinée à produire des glaçons en grande quantité ou bien dans un congélateur domestique . CONSEILS DE NOS EXPERTS Combien coûte une machine à glaçons ? Voir l'article . Catégories connexes. SorbetiÚre professionnelle Machine à granita
Lerapport sur le marchĂ© des machines Ă glaçons de Stratview Research est le rĂ©sultat dâune mĂ©thodologie de recherche mĂ©ticuleuse qui approfondit le marchĂ©, couvrant les micro-aspects de lâindustrie. Le rapport donne une analyse dĂ©taillĂ©e des principaux acteurs corrĂ©lĂ©s du marchĂ©, couvrant leur paysage concurrentiel, leur capacitĂ© et les derniers dĂ©veloppements tels que les
ULine Corporation fabrique maintenant une variĂ©tĂ© de combinaisons sous le comptoir, y compris des machines Ă glaçons et des rĂ©frigĂ©rateurs. Les tiroirs de rĂ©frigĂ©rateur sont la derniĂšre innovation de U-Line. Machine Ă Glaçons Transparents U-Line CLR2160S01. Des glaçons transparents peuvent ĂȘtre fabriquĂ©s dans des densitĂ©s personnalisĂ©es ; Les dimensions des
Parfaitepour votre camping-car, votre bateau ou votre petite cuisine, cette machine Ă glaçons est compacte, portable et fonctionne partout oĂč une prise est disponible Assez grand pour rĂ©approvisionner les glaciĂšres et assez petit pour les rafraĂźchissements
Voiciles emplacements des glaciÚres et des machines à glaçon sur la carte du chapitre 3 de Fortnite pour vous aider à terminer le défi de la semaine 3 de « Fouiller des glaciÚres ou des machines à glaçon ». Nous en sommes au huitiÚme jour de
Pourque ce moment soit parfait, il ne vous manque qu'une délicieuse boisson à siroter au bord de l'eau ! Nous vous avons concocté une sélection des indispensables pour réussir vos cocktails
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De la glace Ă portĂ©e de lac ! Le site des glaciĂšres au bord du lac de Sylans© Haut Bugey Tourisme / V. Chauvet Le lac de Sylans, situĂ© dans la cluse de Nantua fut le cadre dâune des plus importantes activitĂ©s dâexploitation de la glace. Celui-ci possĂšde une surface dâun peu plus de quarante-neuf hectares, a une longueur de deux kilomĂštres et comprend 4,7 millions de mĂštres cube dâune eau trĂšs pure en raison de sa faible minĂ©ralisation. Sa situation gĂ©ographique, son faible ensoleillement en ont fait un lieu propice Ă la formation d'une glace limpide de bonne qualitĂ©. Câest ce que comprend un cafetier de Nantua, propriĂ©taire du CafĂ© du Paradis, Joachim Moinat qui rafraĂźchit ainsi les boissons de ces clients. En 1864, celui-ci dĂ©cide de consacrer son activitĂ© Ă l'exploitation de la glace. Il obtient l'accord des communes des Neyrolles et du Poizat, propriĂ©taires du lac, pour la construction des bĂątiments. Une redevance payĂ©e Ă l'Etat, lui permet d'ĂȘtre le seul exploitant du lac. Pour conserver la glace, il fait Ă©difier, Ă partir de 1869, un bĂątiment en bois avec des murs isolants. Son activitĂ© se dĂ©veloppe rapidement jusqu'Ă employer 300 ouvriers en deux Ă©quipes de jour et de nuit. L'ouverture de la ligne des Carpates en 1882 et le raccordement du site au rĂ©seau de voie ferrĂ©e de la compagnie Paris-Lyon-MĂ©diterranĂ©e ou PLM ouvre encore de nouveaux dĂ©bouchĂ©s Ă l'entreprise qui peut dĂ©velopper ses expĂ©ditions de glace vers Lyon, Paris, Toulon, Marseille, GenĂšve et Alger. VidĂ©o Une usine de glaçons Des wagons de glaçons Le 17 janvier 1884, Moinat cĂ©de son activitĂ© Ă la sociĂ©tĂ© des GlaciĂšres de Paris fondĂ©e en 1868. Le chantier de glace de Sylans passe alors de lâartisanat au stade industriel. Lâentreprise fait dâimportants investissements entre 1890 et 1910, perfectionne les entrepĂŽts en les habillant de pierre, ils peuvent entreposer jusquâĂ 70 000 mÂł de glace. Construites le plus Ă l'ombre possible, les glaciĂšres sont surmontĂ©es, en 1905, dâune dalle de bĂ©ton pour renforcer la conservation de la glace jusquâĂ lâĂ©tĂ©. Les bĂątiments annexes servent Ă©galement de cantine, dâĂ©curie, de poudriĂšre, dâateliers de rĂ©paration et de bureaux. La production de glace s'Ă©lĂšve jusqu'Ă 300 000 tonnes lors des gros hivers. Ă lâĂ©tĂ© 1894, ce sont 50 wagons chargĂ©s de glace qui quittent chaque jour le site pour l'acheminer Ă destination, dans les meilleures conditions de conservation. On la couvre, dans les wagons, dâune toile de jute puis de vingt centimĂštres de paille fraĂźche et enfin de bĂąches de protection avec la mention "ne pas diffĂ©rer". Chaque jour, ce sont 30 Ă 40 wagons qui sont expĂ©diĂ©s. Sur dix tonnes partant de Sylans, huit arrivent Ă Paris. La dĂ©perdition est donc plutĂŽt faible. Quand le rĂ©frigĂ©rateur s'en mĂȘle... A partir de 1924 les bĂątiments sont laissĂ©s Ă l'abandon© DĂ©partement de l'Ain / J. Alves LâactivitĂ© dĂ©cline rapidement au tournant du 20e siĂšcle. La premiĂšre raison de ce ralentissement vient du rĂ©chauffement climatique qui rend la rĂ©colte de glace moins importante quâauparavant. Ensuite, la PremiĂšre Guerre mondiale, dĂ©sorganise complĂštement l'activitĂ© avec le dĂ©part des hommes au front. La derniĂšre rĂ©colte de glace a lieu Ă lâhiver 1917. Finalement, la diffusion de la glace artificielle grĂące au rĂ©frigĂ©rateur porte un coup terrible aux chantiers de glace naturel en gĂ©nĂ©ral, et donc Ă celui de Sylans en particulier. En 1926, les GlaciĂšres de Paris, Ă la fin de leur bail, rendent aux communes le site de Sylans dont les installations sont dĂ©montĂ©es et les bĂątiments laissĂ©s Ă lâabandon. RachetĂ©s fin 2007 par la CommunautĂ© de Commune du lac de Nantua, les lieux sont rĂ©habilitĂ©s et amĂ©nagĂ©s, un circuit d'interprĂ©tation permet de mieux comprendre ce site unique. En famille /Des clowns au musĂ©e Le 06/11/2022 MusĂ©e du Bugey-Valromey, Lochieu Visites guidĂ©es clownesques pour clore sa saison 2022. En savoir plus La semaine qui fait peur Du 31/10/2022 au 06/11/2022 MusĂ©e du Revermont, Cuisiat Rendez-vous pour une semaine inĂ©dite avec une programmation pensĂ©e spĂ©cialement pour donner la chair de poule ! Et nâoubliez pas de venir costumĂ©s. En savoir plus Jeune public // La semaine qui fait peur Du 31/10/2022 au 06/11/2022 MusĂ©e du Revermont - Cuisiat Rendez-vous pour une semaine inĂ©dite avec une programmation pensĂ©e spĂ©cialement pour donner la chair de poule ! Et nâoubliez pas de venir costumĂ©s. En savoir plus Le cauchemar des Rougemont Du 29/10/2022 au 30/10/2022 de 13 h 00 Ă 20 h 00 Ă Aranc RĂ©pondez Ă lâappel du seigneur de Rougemont pour cette fabuleuse trilogie au cĆur de son territoire dans les montagnes du Bugey ! Acte 3. En savoir plus Famille / vacances au musĂ©e Du 27/10/2022 au 03/11/2022 MusĂ©e du Bugey-Valromey, Lochieu - 14h Jeudi 27 octobre et jeudi 3 novembre Ă 14 h Pour les vacances d'automne, le musĂ©e vous propose un aprĂšs-midi ludique avec ses visites-ateliers. En savoir plus Natacha Saint-Pier en concert Le 15/10/2022 Ă 20 h 30 Ă l'Ă©glise de Villereversure Au profit de la restauration de l'Ă©glise de Saint-Maurice-d'Echazeaux. En savoir plus JournĂ©e des fruits dâautomne Du 15/10/2022 au 16/10/2022 MusĂ©e du Revermont, Cuisiat Le musĂ©e sâassocie de nouveau Ă cette manifestation incontournable du Revermont et ouvre ses portes gratuitement pour l'occasion. En savoir plus Du DĂ©partement de l'Ain au nouveau diocĂšse de Belley, l'Ă©piscopat de Mgr Devie Du 10/10/2022 au 12/10/2022 Bourg-en-Bresse et Belley DĂ©couvrez l'Ain de 1789 Ă 1853 Ă travers la personnalitĂ© du Monseigneur Devie, premier Ă©vĂȘque du diocĂšse de Belleyn, grĂące Ă ce colloque initiĂ© par la SociĂ©tĂ© Nouvelle Gorini En savoir plus Seulement se dire - spectacle musical, cie ANAO Le 08/10/2022 Espace AndrĂ© Malraux, 20h En septembre 1939, Marcel est mobilisĂ© peu de temps aprĂšs son mariage avec Alphonsine. AprĂšs lâArmistice, il est fait prisonnier par les Allemands et ... En savoir plus CafĂ© Histoire Le 24/09/2022 MusĂ©e de la RĂ©sistance et de la DĂ©portation de l'Ain, Nantua - 15h ConfĂ©rence de Fabien ThĂ©ofilakis, consacrĂ©e aux prisonniers de guerre allemands. Sous rĂ©serve, se renseigner auprĂšs du musĂ©e. En savoir plus
AmĂ©dĂ©e Guiard ANTONE RAMON 1913-1919 Table des matiĂšres PREMIĂRE PARTIE LE TRAVAIL DES SOURCES CHAPITRE I COMMENT ON CHOISIT UN COLLĂGE CHAPITRE II LA DĂCOUVERTE DâUN NOUVEAU MONDE CHAPITRE III PROMENADE BANALE CHAPITRE IV COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RĂGLEMENT CHAPITRE V UNE VOĂTE QUI MENACE DE SâĂCROULER CHAPITRE VI LE MYSTĂRE DE LA SAINTE-CĂCILE » CHAPITRE VII LA MUSIQUE ADOUCIT LES MĆURS CHAPITRE VIII ANTONE SâENNUIE CHAPITRE IX UNE MORT DâOĂ GERME UNE AMITIĂ CHAPITRE X UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE DâOVIDE CHAPITRE XI EFFETS DE NEIGE CHAPITRE XII DE LâAMITIĂ SPIRITUELLE CHAPITRE XIII UNE ĂLECTION AU COLLĂGE CHAPITRE XIV MIAGRIN PRĂPARE LA RENTRĂE CHAPITRE XV SOUS LE REGARD DâUNE MĂRE CHAPITRE XVI UN ENFANT TRĂS OCCUPĂ CHAPITRE XVII SUITE AU DROIT DES MĂRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS CHAPITRE XVIII DISCUSSION DâUNE QUESTION DĂLICATE DEUXIĂME PARTIE SOUS LE JOUG CHAPITRE I RUPTURE CHAPITRE II LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCĂNE CHAPITRE III LE FAUX BOILEAU CHAPITRE IV COUPS DE FOUDRE CHAPITRE V FIN DE LâENQUĂTE CHAPITRE VI INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTĂ CHAPITRE VII LA LUTTE POUR LA GLOIRE CHAPITRE VIII LEQUEL DES DEUX ? CHAPITRE IX LE MYSTĂRE SâĂPAISSIT CHAPITRE X COMPLICATIONS FAMILIALES CHAPITRE XI ĂCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS CHAPITRE XII EN PERDITION CHAPITRE XIII LE BAS FOND CHAPITRE XIV PĂQUES TRISTES CHAPITRE XV QUIS REVOLVET LAPIDEM ? CHAPITRE XVI LâART DE DĂFORMER LES CONSCIENCES CHAPITRE XVII ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIĂS CHAPITRE XVIII UNE PROMENADE Ă BICYCLETTE CHAPITRE XIX FIN DE PROMENADE CHAPITRE XX LâĂGE INGRAT TROISIĂME PARTIE LA CLOCHE CHAPITRE I CONVALESCENCE CHAPITRE II ANTONE SâĂPANOUIT, GEORGES SâINQUIĂTE CHAPITRE III DANS LES COULISSES CHAPITRE IV RIEN NE SE PERD CHAPITRE V MIAGRIN SE VENGE CHAPITRE VI LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS CHAPITRE VII CĆURS TROUBLĂS CHAPITRE VIII LE SILENCE DE LA CLOCHE CHAPITRE IX UNE DISPARITION CHAPITRE X DANS LA NUIT CHAPITRE XI LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ? Ă propos de cette Ă©dition Ă©lectronique Ă MARC SANGNIER Son Camarade AmĂ©dĂ©e GUIARD. PREMIĂRE PARTIE â LE TRAVAIL DES SOURCES CHAPITRE I â COMMENT ON CHOISIT UN COLLĂGE Dans son cabinet, le chanoine Raynouard, directeur de lâInstitution Saint-François-de-Sales de Bourg, subissait patiemment le babil dâoiseau de Madame Ramon et de ses deux belles-sĆurs. Ces trois jeunes femmes de vingt-huit Ă trente ans semblaient Ă peu prĂšs de mĂȘme visage, de mĂȘme Ă©lĂ©gance et de mĂȘme caractĂšre. Elles sâinterrompaient sans fin pour se complĂ©ter Antone nâĂ©tait pas travailleur, mais il avait un cĆur dâor ; il Ă©tait Ă©tourdi, mais si intelligent ; faible en latin et en sciences, mais montrant un goĂ»t si fin ; pas toujours trĂšs respectueux, mais si spirituel⊠On ferait de lui tout ce quâon voudrait si on savait le prendre. » Et depuis une demi-heure quâil les Ă©coutait, le SupĂ©rieur nâavait rien appris sur lâenfant. Il demanda Quel Ăąge a-t-il ? â Treize ans, rĂ©pondit la mĂšre ; jusquâici lâabbĂ© Brillet le faisait travailler chez nous. Un prĂȘtre bien dĂ©vouĂ© ! Malheureusement il nâa plus quâune santĂ© ruinĂ©e. Nous lâavons envoyĂ© se reposer Ă Nice. Il nous avait conseillĂ© de le mettre au CollĂšge Saint-IrĂ©nĂ©e Ă Lyon. Antone serait rentrĂ© tous les soirs chez nous. Mais mon mari nâa pas voulu quâil restĂąt Ă la maison sans son prĂ©cepteur. JâĂ©tais embarrassĂ©e. La tante Nathalie parlait de lâInstitution Sainte-Marie de MĂącon⊠â Ils ont un si beau costume ! interrompit la tante Mimi. â La tante ZĂ©lina, de Saint-Symphorien⊠â Le PĂšre Fourquoy prĂȘche si bien, sâexclama tante Zaza. â Mon mari penchait pour le collĂšge de Belley qui a pour Ă©lĂšve le petit duc de RochebrisĂ©e. Lâautre jour, mon cousin Paul Vibert faisait une confĂ©rence avec projections sur votre chapelle de Brou, une merveille ! Il nous apprend quâil y avait un collĂšge dans cette abbaye princiĂšre, aussitĂŽt jâai dit Ă mes belles-sĆurs âVoilĂ oĂč il faut mettre Antone.â Câest immense, nâest-ce pas ? et splendide ?⊠â Voulez-vous voir ? » interrompit respectueusement le chanoine, et, passant devant les trois visiteuses, il les conduisit Ă la terrasse du BelvĂ©dĂšre. Elles poussĂšrent des cris dâadmiration. Autour dâelles se dĂ©veloppait le plan de lâabbaye deux longs bĂątiments, tournĂ©s lâun vers la rue, lâautre vers les cours, et reliĂ©s par deux corps comme les montants dâune Ă©chelle Ă plat par deux Ă©chelons. Ainsi se formaient trois cours au centre le cloĂźtre avec sa galerie de piliers gothiques, Ă droite et Ă gauche les cours des Pluies avec leurs larges prĂ©aux. Au nord, les yeux rencontraient la tour finement ciselĂ©e de lâĂ©glise de Brou, les toits de la ville de Bourg, le Mail et les ormes du Bastion, au sud une mer de feuillage, la forĂȘt de Seillon. Devant le perron sâouvraient en Ă©ventail des allĂ©es de marronniers qui sĂ©paraient les cours de jeux et se perdaient dans des pelouses et des quinconces, jusquâau bord de la Reyssouze toute miroitante. Au-delĂ surgissaient presque aussitĂŽt les derniers contreforts du Revermont avec la tour ruinĂ©e de Jasseron. On ne pouvait rĂȘver cours plus spacieuses dans un site plus agrĂ©able ; câĂ©tait bien le coin le plus retirĂ© que cette antique abbaye des ducs de Savoie, tapie au pied du Jura et sĂ©parĂ©e de Lyon et des grandes villes par les longues plaines des Dombes, de la Bresse et du MĂąconnais. Il Ă©tait tout naturel que lâĂvĂȘque de Belley y installĂąt un collĂšge et le mĂźt sous le patronage de saint François de Sales, le dĂ©licieux ami de son prĂ©dĂ©cesseur Monseigneur Camus. De lĂ , on passa par lâinfirmerie, dâune propretĂ© monastique. La sĆur Suzanne, une belette mince et futĂ©e, tira un rideau derriĂšre une cloison Ă jour qui sĂ©parait la chambre dâune chapelle et fit admirer cette disposition permettant aux malades dâassister de leur lit Ă la messe. Si jamais Antone tombe malade, dĂ©clara Madame Ramon, prĂ©venez-nous aussitĂŽt, que nous lâemmenions. » Comme si la maladie et la mort devaient se plier Ă tous ses dĂ©sirs ! Tout en traversant les dortoirs, les Ă©tudes et la salle de lecture spirituelle, le SupĂ©rieur leur donnait des dĂ©tails sur lâemploi de la journĂ©e, la valeur des maĂźtres, les succĂšs de la maison aux examens, mais cela les intĂ©ressait mĂ©diocrement. Ă la cuisine, la sĆur Archangel les reçut, une terrible cuiller Ă pot en main. Bedonnante, un large tablier gras dĂ©ployĂ© sur elle, les manches retroussĂ©es, la figure Ă©clatante de pourpre et de satisfaction, elle dirigeait dâune voix haute deux pĂąles domestiques, Laurent et Bresson, longs et lents bressans qui Ă©pluchaient les lĂ©gumes dans un coin. Femme du Nord, elle avait gardĂ© de son pays un souci de propretĂ© minutieuse les casseroles, les robinets, les boutons, les clefs du fourneau, le pavement de briques rouges, tout reluisait fĂ©rocement. Sur elle seule semblait se ramasser toute la malpropretĂ© du lieu. Ah ! Mesdames, vous pouvez ĂȘtre sĂ»res quâil sera bien nourri, votre petit. Les riches dans leurs chĂąteaux nâont pas de meilleurs morceaux, » ajouta-t-elle fiĂšrement en Ă©talant un Ă©norme quartier de bĆuf. Madame Ramon sourit et plaignit la brave SĆur. Deux cent cinquante personnes, Madame ! autrefois jâen ai eu jusquâĂ trois cent trente⊠» Le SupĂ©rieur coupa court Ă ces souvenirs fĂącheux pour lui et proposa de visiter la chapelle. Ătes-vous satisfaite de votre examen, demanda-t-il en route. â Monsieur le SupĂ©rieur, rĂ©pondit brusquement la tante Mimi, il y a un point qui me tracasse. Me permettez-vous ?⊠â Je vous prie, Madame. â Au dortoir, ils nâont donc pas de table-toilette. â Ai-je oubliĂ© de vous montrer nos larges lavabos ? â Comment, cette sĂ©rie de robinets ?⊠Ils se lavent donc tous ensemble ? â Chaque enfant a son robinet. â Est-ce au moins de lâeau chaude ? reprit tante Zaza. â Non, Madame, mais jâespĂšre quâAntone sâhabituera vite aux ablutions dâeau froide. â Câest horrible, cria tante Mimi, ah ! le pauvre enfant ! â Et pour se peigner ils nâont ni glace, ni flacon de toilette ? â Chaque Ă©lĂšve peut avoir un miroir dans son petit meuble. â Il est bien petit, en effet. OĂč mettra-t-il son Eau de Cologne, son huile antique et son eau boriquĂ©e ? Le SupĂ©rieur Ă©tait loin de se douter que câĂ©taient lĂ les grandes prĂ©occupations des visiteuses. Cependant, il ouvrit une porte, sâeffaça pour laisser passer et avertit Ă mi-voix Notre chapelle. » Les trois femmes effarĂ©es se regardĂšrent. Comment ? Votre chapelle ? Vous nâavez donc pas lâĂglise de Brou ? â Non, Mesdames, lâĂglise de Brou est un monument historique oĂč lâon ne dit plus la messe. LâĂtat et la ville lâentretiennent pour le plaisir des artistes et des touristes. » Le dĂ©senchantement le plus profond se peignit sur leur visage. Moi qui le voyais dans une de ces magnifiques stalles sculptĂ©es. Si jâavais su ! » Le SupĂ©rieur froissĂ© hasarda Mais, Madame, la messe est aussi valide dans notre humble chapelle que dans la cathĂ©drale la plus grandiose. Et les enfants y sont peut-ĂȘtre plus recueillis⊠» Cependant Madame Ramon devait reprendre le train de 4 heures. On appela Antone au parloir. Ses tantes lâembrassĂšrent, le serrĂšrent, lâĂ©touffĂšrent et lui firent des adieux plus touchants que ceux de Jacob Ă Benjamin. Allons, va, mon pauvre petit, nâoublie pas ta tante Mimi. â Ni ta tante Zaza. â Nous voici Ă la fin dâoctobre, tu nâas plus que deux mois. â Nous viendrons te voir souvent. Ne tâennuie pas trop. » Tout cela Ă©videmment devait donner une grande ardeur pour le travail Ă cet enfant ! Au revoir, nous nous en allons. Embrasse-nous encore une fois. Ne pleure pas trop. » Et comme Antone ne pleurait pas du tout, tante Zaza ne put sâempĂȘcher dâajouter Tonio ! Tonio ! nous nous en allons, nous ne te reverrons plus ce soir, ni demain, et tu ne pleures mĂȘme pas ! » SecouĂ© par leurs larmes, abruti par leurs paroles et leurs embrassements multipliĂ©s, lâenfant sâĂ©nervait dans ces longs adieux. Le SupĂ©rieur intervint, et enfin le renvoya. Oui, murmurait-il, en remontant Ă sa chambre, Dieu nous a donnĂ© nos parents pour nous montrer comment nous ne devons pas Ă©lever nos enfants. » CHAPITRE II â LA DĂCOUVERTE DâUN NOUVEAU MONDE La classe de troisiĂšme entoure le nouveau qui se balance sur ses hanches, le bras droit passĂ© derriĂšre le dos pour ressaisir lâautre bras, et enguirlande Ă tour de rĂŽle sa jambe droite avec sa jambe gauche et sa jambe gauche avec sa jambe droite. Comment tâappelles-tu ? lui demande CĂ©zenne, un petit brun dĂ©lurĂ© Ă figure maigre de Bonaparte. â Antone Ramon. â Antone ? câest Antoine que tu veux dire ? ou Antonin ? â Ou Antony, ajoute un autre. â Ou Antono ? riposte un troisiĂšme. Tono ! Tono ! » Ce surnom risquait de lui rester lorsquâune voix aigre lança En tous cas ce nâest pas Tonum ! â Ah ! lĂ ! lĂ ! Ton homme ! sâĂ©crie CĂ©zenne, Miagrin qui fait du mauvais esprit. â Mais non, câest Antoinette, remarque un railleur Ă lorgnon, le fameux Lurel. â Câest Ninette ! reprend en riant Ămeril, un garçonnet aux joues roses. â Ninette ! Ninette ! » rĂ©pĂštent les autres en riant. Le nouveau montre en effet la mine effarĂ©e dâune petite fille honteuse au centre dâun cercle de grandes personnes. Il est baptisĂ©. DĂ©sormais il sâappellera Ninette. Voyons, crie lâabbĂ© Russec, le prĂ©fet de division, assez de bavardages, faites-le jouer. â Ă quoi sais-tu jouer ? demande CĂ©zenne, aux Ă©chasses ? â Non. â Aux barres ? Ă la mĂšre Garuche ? Ă la balle ? reprennent les autres. â Non. â Ă rien alors ? Mais de quelle boĂźte sors-tu ?⊠Tu ne sais pas ce que câest que la boĂźte ? Câest le collĂšge ! continue CĂ©zenne. â Je nâai jamais Ă©tĂ© au collĂšge. â Ah ! le veinard ! sâexclame Ămeril. â Chez toi tu nâas donc rien appris, tu ne sais aucun jeu ? » Et de nouveau ce sont des fusĂ©es de rire. OĂč est-ce chez toi ? demande amicalement Modeste Miagrin. â Ă Lyon, place Bellecour. » Mais le groupe est fendu par un grand gaillard de quinze ans, maigre et souple, les yeux clairs et les cheveux en brosse. Vivement, crie-t-il, tous Ă la balle au chasseur. Allez. â Il ne sait pas, MorĂšre. â Il apprendra. Câest moi le chasseur. Toi, le petit, cours, dit-il Ă Antone, et tĂąche de ne pas te faire toucher. » Heureux dâĂ©chapper Ă lâindiscrĂšte enquĂȘte, lâenfant se sauve. Tu y es ! » sâĂ©crie soudain toute la classe. Tu y es » en jargon dâĂ©colier signifie Tu es touchĂ© ». Balle ? passe-moi-la vite, reprend MorĂšre, et viens prĂšs de moi. » Et aprĂšs en avoir atteint un autre, il ajoute Vois-tu, quand on est visĂ©, il ne faut pas tourner le dos. » Lui-mĂȘme en effet fait face aux adversaires, sans broncher reçoit la balle dure dans ses mains offertes en avant et la relance avec une force qui manque rarement son but. En quelques minutes Antone Ramon, sous la direction de Georges MorĂšre, est initiĂ© Ă ce noble jeu. Il atteint mĂȘme Miagrin, mais sans joie, car il sent que ce condisciple sâest laissĂ© toucher pour lui faire plaisir. Ă sept heures et demie, au rĂ©fectoire, Antone Ramon se trouve de nouveau embarrassĂ©. OĂč se mettre ? Le prĂ©fet nâavait pas prĂ©vu cette difficultĂ©. Il fit du regard le tour des tables et aperçut Ă une extrĂ©mitĂ© une place vide. Installez-vous lĂ , dit-il, on verra bientĂŽt Ă remanier le placement. » Le coin Ă©tait en effet mal choisi ; il sây trouvait dĂ©jĂ Lurel, Monnot et Patraugeat ; il est vrai que, non loin, en retour dâĂ©querre sur une estrade, sâallongeait la table des professeurs. Et puis, câĂ©tait provisoire. Malheureusement, comme ailleurs, ce provisoire devait avoir tous les caractĂšres du dĂ©finitif. Nul ne se doutait des consĂ©quences de ce choix. AprĂšs le bĂ©nĂ©dicitĂ©, un Ă©lĂšve juchĂ© dans une chaire ouvrit un livre et, au milieu du tintamarre des cuillers luttant contre les assiettes, commença dâune voix haute, placide et monotone Histoire de France â par AmĂ©dĂ©e Gabourd â suite â Ă ces mots â il lui rĂ©pondit â la question â me semble importante⊠» Antone, jetĂ© ainsi au milieu du rĂ©cit, Ă©couta dâune oreille distraite, tout en absorbant son potage, les prĂ©liminaires obscurs dâune guerre avec lâEspagne. Il entrevoyait enfin quâil sâagissait de Louis XIV et du duc dâAnjou, quand le directeur agita une sonnette, et prononça Deo Gratias ». Cela voulait dire que les Ă©lĂšves pouvaient causer et le lecteur sâinterrompit aussitĂŽt. Dans le brouhaha des conversations, le domestique apporta un plat de viande supplĂ©mentaire au nouveau. Je nâai plus faim, dit Antone. â Il faut que vous le mangiez, reprit le domestique, puisque vos parents paient. » Sans rĂ©sister, lâenfant se mit Ă dĂ©couper quelques bouchĂ©es de sa cĂŽtelette, mais le changement dâair, de vie, de nourriture mĂȘme, lâavait fatiguĂ©, et il nâavalait quâavec rĂ©pugnance. Ă ce train-lĂ , lui dit Patraugeat, tu en as pour deux heures, et dans cinq minutes on sonne la fin du dĂźner. â Sais-tu ce que tu as mangĂ© tout Ă lâheure ? lui demande Lurel. â Du ragoĂ»t de mouton, rĂ©pond le nouveau. â Si tu veux, câest en effet du rat ayant goĂ»t de mouton ; mais le vrai nom câest de la JĂ©zabel ; tu sais le fameux plat dâAthalie des lambeaux pleins de sang et des membres affreux que des chiens se disputaient⊠Mais mange donc. â Je nâai plus faim, rĂ©pond Antone. â Eh bien ! donne-moi cela, je vais tâaider. » Et le camarade Patraugeat, avant quâAntone nâait dit oui, prend lâassiette et travaille de sa fourchette et de son couteau. Pilou ! Pilou ! souffle Lurel Ă mi-voix. â Tu arrives trop tard, » murmure le goinfre. Prestement il a fait disparaĂźtre la cĂŽtelette dans sa blouse et demande tranquillement le plat de lentilles. LâabbĂ© Russec passe derriĂšre lui, jette un regard soupçonneux aux convives et lentement continue son inspection. Lorsquâil est un peu loin Monnot, Lurel et les autres se mettent Ă rire. Tu nâas pas compris la manĆuvre, dit Patraugeat Ă Antone. Retiens bien ceci Quand on crie Pilou ! ça signifie quâun prof⊠un professeur, quoi ! nâest pas loin, autrement dit quâil pourrait y avoir du grabuge ; Pilou ! Pilou ! câest quâil est sur votre dos. â Il ne connaĂźt pas encore la maison, interrompit Lurel ; on va te prĂ©senter nos dompteurs. Le premier Ă la grande table, de notre cĂŽtĂ©, câest le PĂšre Levrou, dit Fil de fer ; il jouit, comme tu vois, dâun embonpoint remarquable. AprĂšs lui vient Perrotot, le professeur de mathĂ©matiques, il a un autre nom qui commence par Co et qui finit par Co, câest Coco ; on lâappelle encore RibouldĆil. Tiens, justement il est dans lâexercice de sa fonction. Regarde ces yeux blancs. Encore⊠DĂ©cidĂ©ment nous lâintĂ©ressons. Vois-tu, il nâa jamais pu rĂ©soudre ce difficile problĂšme de voir en mĂȘme temps la fenĂȘtre qui est Ă sa droite et la porte qui est Ă sa gauche. Dâailleurs on le retourne comme un gant. Ce grand maigre aux yeux gris avec des cheveux frisĂ©s en houppe câest FramogĂ©, dit Pharamond, toujours en colĂšre, mais on a rarement affaire Ă lui, heureusement. AprĂšs, câest le Tronc ou, si tu prĂ©fĂšres, le patron, le SupĂ©rieur on lâappelle dans lâintimitĂ© PĂ©hĂ©lem, parce quâil est toujours en voyage sur la ligne Paris-Lyon. Sâil est restĂ© ce soir, câest pour te faire honneur. » Patraugeat, Monnot, et les autres, riaient Ă toutes ces explications, franchement, ou Ă demi. Seul, Antone Ramon se sentait gĂȘnĂ© ; il chercha en vain Ă lâautre bout de la table le regard de Georges MorĂšre qui se hĂątait de dĂźner, mais il rencontra les yeux de Miagrin souriant dâun air dâintelligence. Cette affabilitĂ© empressĂ©e lâĂ©tonna, il nây rĂ©pondit pas. Mon cher, continua Lurel, demain classe de mathĂ©matiques⊠câest la classe idĂ©ale, on y fait tout ce que lâon veut, tu verras, car le pĂšre RibouldĆil⊠» La sonnette du SupĂ©rieur interrompit cette initiation. On se leva pour les grĂąces ; aprĂšs la priĂšre Ă la chapelle, les Ă©lĂšves remontĂšrent Ă leur dortoir par division, en silence, sur deux files. Il a lâair un peu gourd, le nouveau, fit Monnot passant prĂšs de Lurel pour regagner son lit. â Bah, rĂ©pondit celui-ci, on le dĂ©gourdira. » Le chanoine Raynouard, pendant ce temps, sâefforçait de calmer le professeur de troisiĂšme, M. Pujol En troisiĂšme Ă treize ans ! sâĂ©criait le fougueux professeur, pourquoi pas en philosophie ? Et puis quelle idĂ©e dâarriver trois semaines aprĂšs la rentrĂ©e ! » Le SupĂ©rieur rĂ©pondait sans conviction Que voulez-vous ? câest la peur des examens futurs ! de la limite dâĂąge ! dâautre part on veut mĂ©nager la transition de la famille au CollĂšge. Son prĂ©cepteur le croit capable de suivre votre classe et mâa Ă©crit une lettre trĂšs sensĂ©e. Voici. » Et il lut Antone est un bon enfant, exubĂ©rant, mais trĂšs aimant. Ses parents lâont souvent exaspĂ©rĂ© en comprimant sans raison son besoin dâair et de mouvement, ses tantes le dessĂ©cheraient Ă force de tendresses niaises et de gĂąteries. AppelĂ© Ă jouir dâune grande fortune, câest un enfant perdu si dĂšs maintenant on nâen fait pas un cĆur viril. Il arrive Ă lâadolescence ; malgrĂ© les principes et les habitudes chrĂ©tiennes que je lui ai inculquĂ©s, je redoute lâexemple du dilettantisme et de lâindiffĂ©rence quâil trouve dans sa famille et lâinfluence pernicieuse de domestiques indiscrets et flagorneurs. Aussi jâai conseillĂ© de le mettre au collĂšge. Câest un enfant de mĆurs pures, je le recommande Ă votre vigilante bienveillance. » Si en effet, remarqua M. Pujol, il tombe au milieu des Lurel, des Patraugeat, des Beurard et des Monnot, avec sa frimousse naĂŻve et ses yeux Ă©tonnĂ©s, jâai bien peur⊠â Peur ! interrompit le SupĂ©rieur mais ils ne sont pas trĂšs mauvais, ces enfants. Et il y en a dâautres dans sa classe Miagrin, Aubert, Boucher, Feydart, MorĂšre ! M. Russec dâailleurs veillera sur lui. Je suis sĂ»r quâAntone Ramon nous fera honneur et nous attirera dâautres Ă©lĂšves de ce monde riche. » M. Pujol ne rĂ©pondit pas. Il pensait que nous avons tous pour grandâmĂšre, la laitiĂšre Perrette. LâabbĂ© Perrotot, le PĂšre Coco pour les Ă©lĂšves, malgrĂ© ses prĂ©tentions Ă la finesse, Ă©tait la naĂŻvetĂ© mĂȘme. Ses rĂ©flexions et ses lapsus Ă©taient lĂ©gendaires. Un jour, tout en expliquant, le nez sur le tableau noir, il sâĂ©tait Ă©criĂ© Je vous vois bien, Beurard, ouvrir la porte », et toute la classe Ă©clatait de rire, car câĂ©tait le SupĂ©rieur lui-mĂȘme qui entrait. Il avait dit aux Ă©lĂšves cet aphorisme Les littĂ©rateurs, câest toujours agitĂ©, mais les mathĂ©maticiens, câest toujours serein. » On juge du succĂšs. Une autre fois il se plaignait dâavoir Ă©tĂ© piquĂ© toute une nuit dâĂ©tĂ© par des mousquetaires » ou se vantait dâune belle promenade dans les futailles de la forĂȘt de Seillon ». Ce matin-lĂ , Gaston Lurel Ă©tait au tableau noir pour expliquer un cas dâĂ©galitĂ© des triangles. Comme ce paresseux nâavait mĂȘme pas ouvert son livre, il restait coi. Je vous avais prĂ©venu la derniĂšre fois, que vous nâĂ©coutiez pas et que je vous prendrais. â Jâai Ă©coutĂ©, Monsieur, affirmait Lurel, jâavais mĂȘme pris des notes, mais on me les a volĂ©es, et dans le livre je ne comprends rien. â Eh bien ! allez Ă votre place, je vais reprendre ce thĂ©orĂšme. » Plein dâardeur, M. Perrotot recommençait la dĂ©monstration au tableau ; mais Ă peine Ă son banc, Lurel prenait un roman commencĂ© la veille, MĂ©phistophĂ©line, et sans souci des explications se plongeait dans cette lecture. De temps en temps, le professeur, le dos tournĂ© Ă la classe, demandait Vous suivez bien ?⊠Vous comprenez ? â Oh ! oui, Monsieur, » rĂ©pondait Lurel sans lever les yeux. Ă votre tour, » dit le bon abbĂ© aprĂšs avoir lancĂ© la phrase sacramentelle Ce quâil fallait dĂ©montrer ! » Lurel leva un visage dĂ©solĂ©, et de sa place dĂ©clara avec dĂ©sespoir Je suis bouchĂ© ce matin, mais je nâai pas saisi la fin. » Tous ses voisins qui lâavaient vu sâabsorber dans sa lecture Ă©clatĂšrent de rire. Voyez-vous, reprit le naĂŻf mathĂ©maticien, câest tellement simple que vos camarades eux-mĂȘmes se moquent de vous. » Les rires redoublĂšrent, tandis que Lurel contrefaisant la mine contrite dâun malchanceux, avouait Ce nâest pas de ma faute si je suis moins intelligent quâeux. â Eh bien ! je recommence, dĂ©cida soudain M. Perrotot, mais suivez bien. Soit deux triangles A B C, Aâ Bâ Câ. » DĂ©jĂ Lurel avait baissĂ© les yeux et repris son roman. Les lignes A B, Aâ Bâ Ă©tant Ă©gales, » continuait le professeur. Lurel lisait toujours. Leurs deux figures coĂŻncident dans toute leur Ă©tendue, il sâensuit⊠» Les rires dâĂmeril et de Monnot lui firent soudain tourner la tĂȘte. Il aperçut Lurel qui coupait nĂ©gligemment une page et sâarrĂȘta court. Pilou ! Pilou ! Gare Ă Coco, » souffla Monnot. Mais M. Perrotot cria Apportez ce livre. â Quel livre ? demanda Lurel feignant le plus grand Ă©tonnement. Celui-ci ? câest ma gĂ©omĂ©trie. â Non, lâautre ; faut-il que jâaille le chercher ? â Câest mon algĂšbre, » fit Lurel en se levant. Le regard du professeur Ă©tait sur lui, impossible de dissimuler le roman. Un courant dâair froid traversa la salle. PincĂ© ! » murmura Beurard Ă Antone. Son roman Ă la main, Lurel sâavançait lentement du fond de la classe, sous les yeux inquiets et colĂšres de M. Perrotot. Comme il tournait la premiĂšre table, nâayant plus que trois pas Ă faire, il sâembarrassa soudain les pieds dans la serviette dâHenriet, tomba lourdement et renversa dans sa chute la pile des livres dâAntone. La classe nullement dupe se mit Ă rire, tandis que Lurel se retournait vers Henriet quâil accablait de reproches. Inutile dâajouter quâĂ la faveur de ce tumulte, lâĂ©lĂšve rusĂ© avait fait disparaĂźtre MĂ©phistophĂ©line » dans sa blouse ; en se relevant il tendait un ouvrage parfaitement classique au professeur déçu. Celui-ci se prĂ©cipita irritĂ© sur les livres dâAntone Ramon. Il sâimaginait que Lurel y avait dissimulĂ© le sien en se relevant. Pendant ce temps, sous les yeux du nouveau stupĂ©fait, le subtil condisciple tirait le roman de sa blouse, le brandissait dans le dos du professeur, et lâayant passĂ© Ă Monnot, son compĂšre, dĂ©clarait avec indignation Vous pouvez me fouiller, Monsieur, si vous nâavez pas confiance en moi. â Câest bien, conclut M. Perrotot, je sais ce que je sais. » La classe continua, tandis que Lurel regagnait sa place toujours lent, et le nez narquois. Lâattitude des Ă©lĂšves qui se moquaient de leur maĂźtre dĂ©goĂ»ta Antone. Jamais il nâaurait songĂ© Ă abuser ainsi du dĂ©vouement de son prĂ©cepteur. Miagrin avait souri avec indulgence ; seul Georges MorĂšre nâavait pas cachĂ© son mĂ©pris pour Lurel. Il lui en sut grĂ©. Quelques jours aprĂšs, quand il dut choisir un directeur de conscience, il se rappela la bontĂ©, la patience et la candeur de lâabbĂ© Perrotot, et câest Ă lui, pour son malheur, quâil sâadressa. CHAPITRE III â PROMENADE BANALE Trois par trois, les Moyens dĂ©filent sur la route de ChĂąlon-sur-SaĂŽne. GĂȘnĂ©s dans leur costume du dimanche, tout de gros drap noir, ils nâĂ©prouvent aucune joie Ă cette promenade en colonne qui ressemble plutĂŽt Ă un exercice de gymnastique quâĂ une dĂ©tente aprĂšs la semaine de travail. Au milieu de ce deuil, le costume marin de Ramon jette une note plus gaie. Il marche entre Modeste Miagrin et Georges MorĂšre. LâabbĂ© Russec a demandĂ© Ă ces deux bons Ă©lĂšves dâencadrer le nouveau pour le soustraire aux manĆuvres enveloppantes des Lurel et des Monnot. Miagrin est fort en latin, avoue MorĂšre. â Oui, mais, interrompt Miagrin, tu es trapu en histoire et en narration. â Jâadore lâhistoire, » sâĂ©crie Ramon. Miagrin dĂ©laisse aussitĂŽt ce chapitre Avant tout, dit-il, il faut ĂȘtre bon camarade. â Que faut-il pour ĂȘtre bon camarade ? demande ingĂ©nument le nouveau. â Dâabord ĂȘtre gentil avec tout le monde, sans tourner autour des professeurs. » Antone comprend lâavertissement pendant les rĂ©crĂ©ations, il va souvent demander ses renseignements au prĂ©fet. Mais il est froissĂ© de cette leçon de Miagrin. Câest encore, poursuit le Mentor, ĂȘtre bon joueur. â Ă propos de jeux, reprend MorĂšre, tu sais quâil y a une Ă©quipe de foot-ball veux-tu en faire partie ? â Comme il est le capitaine de lâĂ©quipe, observe Miagrin ironiquement, si tu veux tâinscrire, tu ne saurais mieux tomber. » Antone sâinforme il faut lâautorisation des parents, un certificat de mĂ©decin, le costume spĂ©cial ; on verse une cotisation de cinq francs par trimestre. Et toi, Miagrin, en fais-tu partie ? demande-t-il. â Non, rĂ©plique sĂšchement celui-ci. â Pourquoi ? â Oh ! parce que⊠» Fils dâun fermier de Pont-de-Veyle, Modeste Miagrin est au collĂšge de Bourg parce que ses parents enrichis veulent faire de lui un pharmacien. Mais ils ont supprimĂ© impitoyablement tout ce qui ne tend pas Ă ce but et Modeste nâoserait demander lâargent dâun costume ni dâune cotisation. De tempĂ©rament calme, il nâen a pas souffert jusquâici. Câest lâĂ©lĂšve modĂšle ses parents ne lui ont jamais fait un reproche et ses maĂźtres ont une absolue confiance en lui. Si parfait soit-il, on comprend quâil nâexplique pas Ă Ramon les vraies raisons de son abstention. Dâailleurs en quelques minutes Georges a enlevĂ© lâadhĂ©sion dâAntone, soufflant sur ses scrupules de santĂ© et ses peurs de dĂ©butant. Puis il lui vante son professeur de musique, M. Castagnac, Ă©lĂšve du fameux Tulou, qui lui apprend la flĂ»te et Antone se promet de prendre des leçons. DĂ©cidĂ©ment Georges MorĂšre lâenchante. Ă son tour il les interroge ; il apprend que MorĂšre habite Meximieux. Mais ce nâest pas trĂšs loin de Lyon. â Trente-cinq kilomĂštres. â Alors pendant les vacances tu viendras me voir, on fera des parties ensemble ; et toi, Miagrin ? â Moi je demeure Ă Pont-de-Veyle. â OĂč est-ce ça ? â Câest un peu plus loin. » En effet câest Ă cinquante kilomĂštres, et Miagrin voit parfaitement que pour Antone, câest comme le PĂŽle Nord. BientĂŽt il apprend que les grands-parents du petit Lyonnais Ă©taient des soyeux, câest-Ă -dire des directeurs dâune manufacture de soieries, des gens trĂšs riches, et une passion atroce sâĂ©veille en lui, une passion sans joie, lâenvie. Antone rentre enchantĂ©. Il entrevoit la fin de ses vacances solitaires, combine dĂ©jĂ des parties de bicyclette avec Georges MorĂšre. Il ne se doute pas de lâimpression profonde quâil a faite sur lâesprit et le cĆur dâun autre camarade. CHAPITRE IV â COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RĂGLEMENT Dans le grand parloir aux hautes fenĂȘtres, au parquet luisant, deux femmes en grande toilette attendent. Pour tromper leur impatience, elles regardent le haut portrait suspendu au-dessus de la cheminĂ©e, au lieu de la glace habituelle. Tiens, Mimi, le portrait de M. Destailles. â Tais-toi donc, Zaza, tu vois bien que ce nâest pas le doyen du chapitre, il a un camail violet. â Câest vrai, et de la barbe. Ăa doit ĂȘtre un ancien directeur du collĂšge ou un missionnaire. Quelle idĂ©e pour un prĂȘtre de porter la barbe ! â Ăa leur donne des figures de brigands, ajoute Mimi, et un Ă©vĂȘque encore ! car câest un Ă©vĂȘque, il a la croix pectorale. Comment peut-on ĂȘtre Ă©vĂȘque et porter la barbe ? » conclut-elle trĂšs scandalisĂ©e. Mimi sâest approchĂ©e pour voir de plus prĂšs. Câest saint François de Sales ! viens voir ; câest Ă©crit sur le cadre. â Mais je le reconnais, dit Zaza, oui, câest tout Ă fait lui, comme il a lâair bien ! â Dis donc, il ne vient pas vite Tonio. â Le pauvre petit ! dire quâil est au milieu de tous ces enfants grossiers. Ăcoute-les crier. » En effet, les appels multipliĂ©s des joueurs arrivent de la cour dans un tumulte continu. Je suis sĂ»re, soupire Mimi, quâils le bousculent sans pitiĂ©. Le pauvre petit ! il nâest pas habituĂ© Ă leurs jeux violents, câest une nature si fine. Et puis le mettre dans cette maison fermĂ©e câest un vrai couvent, comme il doit sây ennuyer ! Je gage quâil pleure tout seul dans un coin. Ne plus voir ses parents, ne plus voir ses tantes ! Vraiment, CĂ©leste nâa pas de cĆur. â Et puis quelle nourriture a-t-il, lui dâestomac si dĂ©licat ? â Tu vas voir quâil est pĂąle et quâil a maigri. » Soudain la porte sâouvre et Antone, rouge, en sueur, les cheveux dĂ©peignĂ©s, le costume chiffonnĂ©, mais la figure Ă©panouie, entre en coup de vent et court se jeter dans les bras de ses tantes. Bonjour, tante Mimi ! Bonjour, tante Zaza ! » Pendant trois minutes, il est embrassĂ© par les deux tantes, sur le front, sur les joues, sur les cheveux. Tante Mimi pleure. Le pauvre petit, ne cesse de rĂ©pĂ©ter tante Zaza. â Et maman ? interroge Antone. â Maman va bien, papa aussi ils viendront te voir un ces jours ; mais nous, tu comprends, depuis ton dĂ©part le temps nous a semblĂ© long. Eh bien ! mon pauvre Tonio, tu tâennuies, nâest-ce pas ? â Non, tante Mimi. â Je suis sĂ»re que tu ne manges rien. Tante Zaza tâa apportĂ© un pĂątĂ© de chez Dyen. Tiens, mange ça. Mimi, tu nâas pas un journal, pour ne pas salir ? â Je tâaffirme que je nâai pas faim, sâĂ©crie Antone ; on sort de table. â Si, si, mange, il faut te soutenir, mon pauvre petit. â Ah ! non, je ne peux pas, non, non. â Vois-tu, dit Zaza Ă Mimi, ce nâest dĂ©jĂ plus notre petit Tonio il nâaurait pas refusĂ© aussi obstinĂ©ment Ă Sermenaz. » Elle oublie, la malheureuse, que lâabbĂ© Ă©tait perpĂ©tuellement obligĂ© dâintervenir pour quâon ne bourrĂąt pas lâenfant de confiseries, et quâen septembre encore, fatiguĂ© de leur insistance, Antone avait fini par lancer dans le tableau du salon La jeune fille et lâAmour », de Bouguereau, un chou Ă la crĂšme. Pourquoi nâes-tu pas venu tout de suite ? reprend tante Mimi. â On est en retraite. â Tiens, dit tante Zaza, si nous y assistions ? â Tu ne peux pas, le RĂšglement dit que câest pour les Ă©lĂšves seulement. â Oh ! le rĂšglement ! fait tante Zaza avec un sourire. Quel est le pĂšre qui vous prĂȘche ? â Ce nâest pas un pĂšre, câest lâabbĂ© Roullet. â Alors ce nâest pas la peine, conclut tante Zaza. LâabbĂ© Roullet ? je ne le connais pas. â Dis donc, tante, veux-tu me payer un costume de jeu pour que jâentre dans lâĂ©quipe de Georges MorĂšre ? â Quâest-ce Georges MorĂšre ? â Oh ! un bon type tout Ă fait, et puis, tu sais, trapu. â Bon type ? trapu ? â Oui, câest-Ă -dire trĂšs fort. Il mâapprend le foot-ball. â Fout-bol ! sâĂ©crie tante Mimi scandalisĂ©e. â Tu ne comprends pas, interrompt Antone, câest un mot anglais. â Je le sais bien, riposte la tante trĂšs sĂ©vĂšre, câest mĂȘme un mot trĂšs grossier. » Antone bondit dâimpatience, mais les deux tantes ne cessent de sâexclamer. Ah bien ! si vous ne voulez pas me donner mon costume, dit-il, je mâen vais. â Tonio ! Tonio ! appelle tante Mimi, je te le ferai, viens. â Non, ne le fais pas ; ça durerait cinq ans comme la nappe dâautel. Donne-moi seulement un mot pour lâĂconome. Jâai dĂ©jĂ le certificat du mĂ©decin. â Quel mĂ©decin ? sâĂ©crient ensemble les deux femmes. â Je ne sais pas son nom les Ă©lĂšves lâappellent Thanate, ça vient dâun mot grec Thanatos, qui veut dire la Mort. â Sâil est permis de rire de choses aussi graves ! Mais ton Monsieur Thanate, câest le mĂ©decin dâici, un mĂ©decin de village ? Non, non, nous consulterons M. Bradu, le doyen de la FacultĂ© de Lyon⊠et puis non ! Pourquoi ne jouez-vous pas aux charades, comme chez nous. Ăa mâamusait beaucoup. â Je ne tâaime plus, » rĂ©pond Antone. Câest le mot magique. Tante Zaza lâappelle aussitĂŽt, car ces deux bonnes demoiselles se disputent son affection et quand il boude lâune, lâautre sâefforce de le conquĂ©rir. Tu comprends, ils mâappellent Ninette, je ne veux pas ĂȘtre traitĂ© de petite fille. â Ninette ! comme câest gentil ! sâexclame tante Mimi en riant. â Eh bien ! non. Je suis un garçon, je veux jouer au foot-ball⊠Ne tâeffraie pas, ce nâest pas dangereux, câest un jeu de ballon. Câest Georges MorĂšre qui me montre. Tu sais, câest un bon camarade. Il demeure Ă Meximieux. Tu lâinviteras aux vacances, dis ? â Si câest un bon Ă©lĂšve, un garçon distinguĂ©, rĂ©pond tante Mimi pour reprendre lâavantage sur son aĂźnĂ©e, je ne demande pas mieux. » Ă ce moment la cloche sonne. Câest pour la chapelle aprĂšs on va en promenade, dit Antone en se levant. â Mais nous allons demander au SupĂ©rieur que tu restes avec nous. Dâailleurs nous avons des observations Ă lui faire. â Rester, je ne le peux pas, rĂ©pond lâenfant, câest la retraite, et mĂȘme je nâaurais pas dĂ» vous voir aujourdâhui, dâaprĂšs le rĂšglement. â Oh ! le rĂšglement, riposte tante Mimi, avec une moue et un sourire, ça nâest pas pour nous. Je lâai vu, ton SupĂ©rieur, et tu comprends que nous nâavons pas acceptĂ© dâĂȘtre venues toutes deux jusquâici pour nous casser le nez sur leur RĂšglement. â Il lâa bien compris, dâailleurs, insiste tante Zaza. â Le rĂšglement, tu vas voir cela, » reprend Mimi, trĂšs droite et trĂšs fiĂšre. En effet, paraĂźt le chanoine Raynouard, timide, les mains dans les manches de sa douillette, et la tĂȘte penchĂ©e sur lâĂ©paule. Eh bien, Mesdames, vous avez vu ce cher enfant ? Il nâa pas trop souffert du changement de rĂ©gime. â Monsieur le SupĂ©rieur, dĂ©clare tante Zaza, puisquâils vont en promenade, vous allez nous le laisser lâaprĂšs-midi. â Impossible, Madame ; câest dĂ©jĂ par faveur, vous le savez, que vous avez pu le voir. Dans deux minutes ils vont Ă la chapelle, ensuite en promenade sous la surveillance de leurs maĂźtres, et Ă quatre heures ils rentreront pour les confessions gĂ©nĂ©rales. Il est de la plus haute importance pour cet enfant dâachever sa retraite dans le recueillement. Comme vous lâaimez beaucoup, je suis certain que vous sacrifierez une satisfaction personnelle Ă lâintĂ©rĂȘt de son Ăąme⊠et que vous nâinsisterez pas. » En effet la voix prend un accent qui ne permet aucune rĂ©plique. Dites adieu Ă vos parents, mon enfant. » Antone, un peu intimidĂ© par cette parole austĂšre, embrasse ses deux tantes, fait ses adieux Ă mi-voix, prend les ficelles des multiples petits paquets et disparaĂźt. Câest un bon enfant, dit alors le chanoine, tout en reconduisant les deux dames, mais trop enfant pour son Ăąge. Il faut quâil devienne un homme. » Les deux demoiselles balbutient de vagues formules dâassentiment, saluent, se retirent, et une fois dans la rue sâĂ©crient ensemble en mouchant leurs larmes Ah ! le pauvre petit ! ah ! le pauvre petit ! » CHAPITRE V â UNE VOĂTE QUI MENACE DE SâĂCROULER Il y a quinze jours quâAntone Ramon est au collĂšge ce nâest plus un nouveau. Avec lâadmirable souplesse de lâenfance, il sâest adaptĂ© Ă sa nouvelle vie ; il prend son rang dans la classe parmi les moyens, le quinziĂšme sur vingt-huit, avec des montĂ©es subites en narration française et des chutes profondes en mathĂ©matiques. Il connaĂźt tous ses condisciples, et sait distinguer les bons MorĂšre, Sorin, Feydart, Miagrin, Aubert, des douteux et des mauvais Lurel, Monnot, Patraugeat, Beurard. Il a appris le vocabulaire spĂ©cial de ce monde. Il dit Je te le promets » pour Je te lâaffirme » ; Tu piges » pour Tu comprends » ; On potasse » pour On travaille » ; SĂ©cher » pour Rester coi » ; et abrĂšge impitoyablement tous les mots trop longs tels que composition, professeur, gymnastique, mathĂ©matiques, en compote, prof, gym, math et cĂŠtera. Il joue avec entrain, bavarde parfois en classe, est assez remuant mĂȘme en Ă©tude, et plaĂźt Ă tous par la franchise de ses maniĂšres, la sincĂ©ritĂ© de ses yeux et le ton affable de sa voix. Sa mĂšre est venue le voir il lui a parlĂ© de Georges MorĂšre et a obtenu la permission dâapprendre la flĂ»te. On lui annonce que son prĂ©cepteur, lâabbĂ© Brillet, sâaffaiblit de plus en plus et quâil nây a guĂšre dâespoir de le sauver. Antone sent que câest un guide et un ami quâil va perdre, et lâon nâa pas besoin de lâexciter beaucoup Ă prier pour cette chĂšre santĂ©. Il ne se doute pas cependant que son arrivĂ©e a bouleversĂ© une Ăąme. Depuis sa promenade avec Antone, une rĂ©volution sâest faite en Miagrin. Celui-ci ne pense plus Ă son pĂšre, Ă son humble origine, sans sâirriter contre MorĂšre, sans jalouser la prĂ©fĂ©rence que lui tĂ©moigne Antone, sans envier ces vacances lointaines encore oĂč les deux camarades se retrouveront ensemble Ă Sermenaz. Il a rĂ©flĂ©chi sur son avenir, comparĂ© son intelligence Ă celle de ses camarades, et compris bien vite que certains moins douĂ©s, moins travailleurs, rĂ©ussiraient mieux, entreraient dans de plus belles carriĂšres, conquerraient de plus grands honneurs parce quâils ont dans leur jeu des atouts qui manquent et manqueront toujours au fils du fermier de Pont-de-Veyle. Il sâest trouvĂ© pour la premiĂšre fois devant un riche authentique. Tout de suite il a dĂ©sirĂ© devenir son camarade, et ses avances ont Ă©tĂ© naĂŻvement repoussĂ©es. Georges MorĂšre nâa pas recherchĂ© cette amitiĂ© ; sur le dĂ©sir du prĂ©fet, il a mis Antone au courant des usages, brutalement, sans prĂ©cautions oratoires On ne rĂ©cite pas en acteur â On ne se plaint pas de ses voisins â On ne se dĂ©range pas sans permissions â Finis tes devoirs ou tu seras collé⊠» Il lâa initiĂ© aux jeux, lâa fait entrer comme avant » dans son Ă©quipe et prend maintenant des leçons de flĂ»te avec lui. Miagrin a remarquĂ© sans peine la tendance dâAntone Ă sâappuyer sur Georges, et son admiration naĂŻve et sans cesse grandissante pour son guide. Aussi travaille-t-il moins, lui, le laborieux par excellence. Il se surprend Ă rĂȘver au lieu dâapprendre son Virgile ou son Corneille ; ses notes baissent et, chose inouĂŻe ! ce jeune homme calme par dĂ©finition a menacĂ© dâune gifle Robert Ămeril, qui lâavait fait pirouetter en le tirant par sa blouse de collĂ©gien. Ce travail obscur nâĂ©chappe pas complĂštement Ă ses maĂźtres. Ă cet Ăąge, heureusement, la figure et les yeux reflĂštent vite les changements intĂ©rieurs. Une fois tous les quinze jours, les abbĂ©s appellent leurs dirigĂ©s dans leur chambre ; ils ne les confessent pas, car câest Ă lâenfant Ă demander lui-mĂȘme, librement, les sacrements, mais ils causent avec eux, sâinforment de leurs difficultĂ©s, les avertissent de leurs dĂ©fauts et souvent des catastrophes et des histoires ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©es par ces quelques minutes de conversation confiante. Câest le chanoine Raynouard, le SupĂ©rieur mĂȘme, qui sâoccupe de la conscience de Miagrin. Si absorbĂ© soit-il par ses soucis et ses occupations, il rĂ©serve toujours le samedi soir Ă ses enfants. Il est inquiet. Vous nâĂȘtes plus le mĂȘme, lui dit-il. Je nâai aucun reproche Ă vous faire, vous mâentendez bien ; votre conduite, votre travail, votre piĂ©tĂ© nous donnent satisfaction ; cependant je remarque avec peine que vous devenez triste, chagrin mĂȘme. Voyons, que se passe-t-il ? » Ce dĂ©but affectueux devrait ouvrir toutes grandes les Ă©cluses dâun cĆur bien-nĂ©. Mais Miagrin, froissĂ© de cette enquĂȘte paternelle, ne rĂ©pond pas. Le directeur ne veut pas laisser se prolonger un silence qui deviendrait rapidement pĂ©nible et dangereux ; il reprend Vous allez avoir quinze ans ; vous comptez parmi les aĂźnĂ©s de votre classe ; est-ce que vous ne seriez pas un peu mĂ©content des autres ?⊠Vos derniĂšres notes sont un peu moins brillantes ; peut-ĂȘtre nâavez-vous pas reçu tous les Ă©loges auxquels vous ĂȘtes habitué⊠Ne seriez-vous pas un peu aigri ? Aigri contre vos maĂźtres, aigri contre vos camarades qui rĂ©ussissent mieux, aigri aussi un peu contre vous-mĂȘme ? Câest dangereux, mais si naturel ! » Il faut rĂ©pondre. Lâenfant le sait bien. Son silence serait trop rĂ©vĂ©lateur, et il ne veut pas se rĂ©vĂ©ler ; il renferme au contraire Ă double tour son cĆur derriĂšre sa voix. Peut-ĂȘtre, Monsieur le SupĂ©rieur, je ne sais pas. » Câest tout. Le silence menace encore dâĂ©lever une barriĂšre. Le directeur attendait ses confidences ; sans se dĂ©courager, il poursuit Ne serait-ce pas un peu de jalousie contre vos camarades, contre ceux qui ont plus de fortune, plus de relations dans le monde, plus de qualitĂ©s brillantes ? Voyons, ne serait-ce pas, tout au fond de votre cĆur, un secret regret de nâĂȘtre pas mieux favorisĂ©, quelque chose comme un reproche, oui, un reproche Ă Dieu de vous avoir fait naĂźtre ce quâil vous a fait ? â Oh ! non, Monsieur. » Cette fois, Miagrin proteste violemment, mais sans exubĂ©rance. Il a craint dâĂȘtre devinĂ©, et plutĂŽt que dâavouer son intime misĂšre, qui est une misĂšre humaine et trop humaine, il prĂ©fĂšre mentir et nier brusquement⊠Il prĂ©fĂšre couler sur son navire, plutĂŽt que de reconnaĂźtre la dĂ©chirure et de saisir bien vite la corde quâon lui jette. Le Chanoine craint dâĂȘtre allĂ© trop loin ; il sâaccuse intĂ©rieurement de fausse manĆuvre et prend un air plus rassurĂ©. Allons, tant mieux, ces petites tristesses sâĂ©vanouiront. Il faut prier, mon enfant, prier beaucoup. LâĂąme Ă©prouve souvent comme une sorte de stĂ©rilitĂ© intĂ©rieure, de refroidissement ; câest une Ă©preuve supportez-la vaillamment et soyez sĂ»r que bientĂŽt la lumiĂšre et la joie reviendront. Peut-ĂȘtre Dieu, par cette Ă©preuve, veut-il vous mĂ©nager de grandes grĂąces, de trĂšs grandes grĂąces. » Miagrin Ă©coute en rageant sourdement. On voit le long des chemins des arbres vigoureux. Ils verdissent comme les autres et donnent un large ombrage. Pourtant les faucheurs les Ă©vitent au moment de la sieste. Appuyez lâoreille contre leur tronc rugueux vous entendez un incessant bourdonnement, un froissement continu et multipliĂ© de petites ailes bruissantes. Brusquement sort une troupe dâinsectes ailĂ©s au corselet noir et or. Est-ce une ruche dâabeilles ? Non, câest un guĂȘpier. Ainsi tout un essaim de mauvais sentiments sâĂ©veille dans le cĆur de Miagrin comme de la torpeur dâun long hiver. Le guĂȘpier, on peut le dĂ©truire ; il suffit de murer lâouverture de lâarbre mais comment murer un cĆur ? Tandis que Miagrin redescend Ă lâĂ©tude, ayant bien compris cette grande grĂące dont il ne veut plus, le bon chanoine sâagenouille Seigneur, dit-il, si vous lâappelez au sacerdoce, soutenez-le dans cette Ă©preuve et montrez-lui votre voie. » CHAPITRE VI â LE MYSTĂRE DE LA SAINTE-CĂCILE » Mon cher enfant, Jâai appris avec le plus vif plaisir votre entrĂ©e Ă lâInstitution Saint-François-de-Sales. Vous ĂȘtes dĂ©jĂ habituĂ© Ă cette nouvelle vie et jâen remercie Dieu. Rien ne peut ĂȘtre plus utile Ă votre caractĂšre que la soumission Ă une rĂšgle prĂ©cise, inviolable, telle que celle dâun collĂšge ; rien ne peut ĂȘtre meilleur Ă votre Ăąme quâune prĂ©paration Ă la vie au milieu dâenfants de votre Ăąge, sous la surveillance constante de bons maĂźtres et de prĂȘtres dĂ©vouĂ©s. JâespĂšre que vous saurez Ă©viter les Ă©cueils de cette vie commune, la routine qui aboutit rapidement Ă lâennui, au dĂ©sĆuvrement, et Ă tous les dĂ©fauts ; les mauvais camarades qui abuseraient trop aisĂ©ment de votre inexpĂ©rience et de votre nature affectueuse. Je vous Ă©cris de la Villa de Nice, oĂč vous mâavez vu les vacances derniĂšres, pour me recommander Ă vos priĂšres. Je me meurs. Il ne me reste aucun espoir du cĂŽtĂ© des hommes. Que dĂ©cidera Dieu ? Je ne le sais et me soumets Ă sa sainte volontĂ©. Mais si prĂšs peut-ĂȘtre du moment oĂč je dois rendre compte de ma vie, comment ne craindrais-je pas ? Mon cher enfant, je vous prie de pardonner Ă votre ancien prĂ©cepteur de nâavoir pas sans doute apportĂ© toute la douceur et toute la vigilance quâil vous devait. Puisse Dieu supplĂ©er par sa grĂące Ă ses faibles efforts et rĂ©parer ses oublis ! Et vous, nâoubliez pas celui qui aurait voulu faire de vous un homme Ă©nergique et utile, un parfait chrĂ©tien. Le plus tĂŽt possible, rendez votre caractĂšre viril. BientĂŽt je ne serai plus lĂ pour suivre vos efforts, vous aider, vous rappeler ; dâautres prĂȘtres me remplaceront facilement dans cette tĂąche. Aucun cependant ne pourra vous donner plus dâaffection dĂ©vouĂ©e. Priez donc pour moi afin que, si Dieu mâappelle, il adoucisse du moins lâhorreur quâinspire Ă notre malheureuse nature lâinstant du passage suprĂȘme. Priez pour moi afin quâil me fasse misĂ©ricorde et que, dans lâautre monde, je puisse, dĂ©livrĂ© de mes fautes, continuer Ă veiller sur vous. Adieu, mon cher Antone, adieu, mon cher enfant, et que Dieu bĂ©nisse votre bonne volontĂ©. J. BRILLET, prĂȘtre. » Quand lâabbĂ© Russec lui avait remis cette lettre, dĂ©cachetĂ©e selon lâusage, Antone avait lâesprit Ă cent lieues de son prĂ©cepteur. LancĂ© dans le jeu, et tout Ă dâautres soucis, il en fut Ă©mu sur le coup, mais nâen comprit pas lâimportance. Vous ferez bien de lui rĂ©pondre vite », lui conseille lâabbĂ© Russec. Cet avis, rappel Ă la politesse, pense-t-il, le laisse indiffĂ©rent. Câest quâon est Ă quatre jours de la Sainte-CĂ©cile, la premiĂšre sĂ©ance de lâannĂ©e, et tout le collĂšge retentit des derniers prĂ©paratifs de cette fĂȘte. Ă chaque Ă©tude, la porte sâouvre, et la voix profonde de lâabbĂ© ThiĂ©baut convoque les soprani, les tĂ©nors ou les basses. On sait que le petit Perrinet prĂ©pare un NoĂ«l, les deux frĂšres Gallois un morceau de piano sous la direction de Monsieur Blumont. Mais surtout le soir, quand Ă la fin de lâĂ©tude, les Ă©lĂšves peuvent arguer de nĂ©cessitĂ©s physiologiques pour flĂąner quelques instants dans la Cour des Pluies, ils Ă©coutent Georges MorĂšre rĂ©pĂ©tant son prĂ©lude de Bach la mĂ©lodie en a Ă©tĂ© vite populaire et CĂ©zenne sâest dĂ©jĂ vu infliger deux heures de consigne pour lâavoir sifflĂ©e entre ses dents Ă la classe dâhistoire. Câest la gloire. Antone est obsĂ©dĂ© de ce chant joyeux. Il se rĂ©jouit de voir Georges MorĂšre si haut cotĂ©, si populaire ! Ah ! sâil Ă©tait assez fort pour lâaccompagner ! La Sainte-CĂ©cile tombe un vendredi. On a dĂ» refouler les Ă©lĂšves sur les derniers bancs pour placer tous les invitĂ©s. Les secondes et les rhĂ©toriciens sâamusent follement Ă voir lâabbĂ© Perrotot cĂ©der avec un empressement gauche sa chaise Ă Madame la colonelle de Saint-EstĂšphe. Deux pianos occupent les deux cĂŽtĂ©s de la scĂšne et au fond, sur des bancs, sont rangĂ©s les jeunes artistes. On attend. On applaudit ironiquement M. Blumont, qui traverse lâestrade, le ventre solennel, et plus encore la maigre figure du maigre Monsieur Castagnac surgissant au-dessus dâun pupitre. Enfin Monsieur le CurĂ© de Bourg-en-Bresse, le prĂ©sident, fait son entrĂ©e tous les invitĂ©s se lĂšvent ; on lâinstalle Ă grand bruit ; puis dans le silence attentif les frĂšres Gallois attaquent lâouverture du Jeune-Henri » ces airs de chasse ont un succĂšs traditionnel. Ensuite viennent les violonistes, puis le petit Perrinet, et aussitĂŽt aprĂšs, le maigre M. Castagnac plante un haut pupitre Ă pied Ă lâavant-scĂšne pour le morceau de Bach. On lâapplaudit de nouveau. Georges MorĂšre, sa flĂ»te en mains, se dresse devant la partition. DĂšs que le silence sâest rĂ©tabli, le professeur lui fait signe et Georges porte lâembouchure Ă ses lĂšvres. Mais aucun son ne sort. On attend, anxieux. Il applique de nouveau lâouverture de lâinstrument Ă sa bouche et, sĂ»r de lâavoir sur la lĂšvre infĂ©rieure Ă sa place normale et dans la position classique, redonne un coup de langue. MalgrĂ© son attention profonde, le public ne perçoit quâune sorte de soupir Ă©touffĂ©, un tûû sourd et vainement prolongĂ©. MorĂšre sâĂ©tonne, rougit, se trouble, fait mille hypothĂšses, tandis que des rires mal contenus commencent Ă jaillir de divers points de lâassemblĂ©e. Enfin il se dĂ©cide Ă examiner sa flĂ»te les diverses parties en sont bien ajustĂ©es, les clefs fonctionnent, les trous sont libres. Alors quoi ? Pour la troisiĂšme fois, il remet Ă ses lĂšvres lâantique roseau du dieu Pan et attaque vigoureusement la premiĂšre mesure. Cette fois, lâinstrument rend un son aigu comme le coup de sifflet dâune locomotive. Tout le collĂšge part dâun rire homĂ©rique car câest le propre des enfants assemblĂ©s dâĂȘtre sans pitiĂ© pour leurs camarades. CĂ©zenne, Ămeril, Lurel, plient, secouĂ©s de violents spasmes ; les Patraugeat, les Beurard se renversent de joie, avec des rires gras ; Monnot se tord, Feydart se roule ; Aubert Ă©clate ; les intelligents trĂ©pignent, les autres, bĂ©atement hilares, se frappent mutuellement les cuisses. Seules dans les premiers rangs, quelques mĂšres murmurent Ah ! le pauvre enfant ! » Câest un dĂ©lire de joie, une Ă©ruption de huĂ©es et de rires, une Ă©mulation de trĂ©pignements et de contorsions. Alors, tremblant de colĂšre, les poings serrĂ©s, la figure rouge, Antone Ramon se lĂšve et seul debout, ose crier Câest stupide ! » On le regarde. Quâest-ce qui le prend, celui-lĂ ? Il ne peut pas rire comme tout le monde ?⊠De quoi se plaint-il ? » Mais il interpelle ses camarades et demande Pourquoi riez-vous ? » LĂ -dessus la tempĂȘte Ă©clate, tous les Ă©lĂ©ments se dĂ©chaĂźnent. Le flĂ»tiste embarrassĂ© de sa flĂ»te sur lâestrade, son ami pleurant Ă lâautre bout de la salle, câest trop drĂŽle. Toute la lĂąchetĂ©, toute la sottise, toute la bĂȘtise qui est le propre de lâhomme, comme dirait Rabelais, monte, grandit, sâĂ©ploie, dĂ©borde librement, largement. Le SupĂ©rieur sâest levĂ©, il fait signe Ă MorĂšre de rentrer, mais M. Castagnac plus blĂȘme, plus bilieux que jamais, lui commande au contraire de rester. Le malheureux, tiraillĂ©, ahuri, finit par descendre de la scĂšne et se perd parmi les invitĂ©s. Le chĆur surgit aussitĂŽt et, dâune voix de stentor qui domine les rires peu Ă peu apaisĂ©s, le grand Lemarois, un philosophe, entonne lâair de Faust Le Veau dâor est encor debout. » Le rythme bien scandĂ© et repris par lâorphĂ©on, Ă©teint subitement la fiĂšvre de lâauditoire et lui fait oublier lâincident. BientĂŽt un tĂ©nor vient chanter les Cuirassiers de Reischoffen ». Cette fanfare de victoire sur une dĂ©faite enthousiasme la salle. Quintettes, duos, solo de violon ; enfin lâorphĂ©on se rassemble une derniĂšre fois sous le bras Ă©tendu de lâabbĂ© ThiĂ©baut et interprĂšte le ChĆur des Charbonniers et des Fariniers, dâOffenbach Car les charbonniers sont tout noirs. Tout noirs Et les fariniers sont tout blancs. ChĆur bouffon, que naturellement le public redemande. Puis M. le CurĂ© remercie les organisateurs, adresse un mot dâĂ©loge aux principaux interprĂštes, et console dâune phrase de condolĂ©ance le malheureux jeune homme. On se lĂšve, les parents sâĂ©coulent tous sont partis lorsque Monsieur Castagnac sâapproche du SupĂ©rieur, avec la flĂ»te de son Ă©lĂšve, entiĂšrement dĂ©montĂ©e. Cher Monsieur, croyez que je suis dĂ©solé⊠â Monsieur le SupĂ©rieur, voici ce quâon a mis dans la flĂ»te de Georges MorĂšre. » Et il tend au chanoine stupĂ©fait un bouchon de papier. Comment ! on a osé⊠Quelle est cette plaisanterie absurde ? â Ce nâest pas une plaisanterie, Monsieur le SupĂ©rieur, câest une attaque contre moi. â Qui pourrait se permettre ?⊠â Enfin, Monsieur le SupĂ©rieur, voici le fait brutal. Je pense quâune enquĂȘte vous fera connaĂźtre rapidement le coupable. » Pendant quâil parle, il jette Ă Monsieur Blumont, qui endosse son pardessus, des regards terribles. CHAPITRE VII â LA MUSIQUE ADOUCIT LES MĆURS La classe de TroisiĂšme sait maintenant la vraie raison de lâĂ©chec de MorĂšre. On a introduit une boulette de papier dans sa flĂ»te. Les hypothĂšses les plus aventureuses sont faites, les soupçons se portent tour Ă tour sur le grand Lemarois, sur les secondes qui nâaiment pas MorĂšre, sur Lurel qui riait trop fort, sur Sorin qui ne riait pas assez. Au milieu des groupes, sâagitent Paul CĂ©zenne et Antone Ramon. Paul CĂ©zenne, Ă©mule des grands policiers Ă la suite de ses lectures, trouve lĂ une belle occasion dâappliquer sa mĂ©thode infaillible. Antone Ramon ne dĂ©colĂšre pas. Les autres sâamusent. Quant Ă Georges MorĂšre, il joue lâindiffĂ©rence Ăa lui est bien Ă©gal il sait bien dâailleurs qui a fait le coup, tout au moins il sâen doute. » Il ne sait rien du tout et est trĂšs vexĂ© mais il est fier, et ne veut pas avoir lâair dâĂȘtre touchĂ©, cela ferait trop plaisir Ă lâauteur de la plaisanterie. Avec de la mie de pain, CĂ©zenne a relevĂ© sur la flĂ»te les empreintes de doigts et de pouces, mais elles se mĂȘlent et sâeffacent lâune lâautre. Ă quatre heures, il revient triomphant. M. Castagnac lui a donnĂ© la boulette de papier ; il la dĂ©plie sous les yeux de ses camarades intriguĂ©s qui poussent soudain un immense Ă©clat de rire. La boulette est formĂ©e dâune feuille de brouillon dont lâĂ©criture est bien reconnaissable câest celle de CĂ©zenne lui-mĂȘme. Antone y va plus simplement. Câest quelquâun qui en veut Ă Georges MorĂšre, dit-il. â Non, câest une farce, rĂ©pond CĂ©zenne. â La ferais-tu ? â Moi⊠aprĂšs tout⊠Non, câest vraiment trop mĂ©chant. » Monsieur le SupĂ©rieur fait lui aussi une enquĂȘte qui nâaboutit pas. Les allĂ©es et venues sont trop multipliĂ©es pour quâon puisse arrĂȘter les soupçons sur quelquâun. Il rĂ©unit pendant lâĂ©tude du soir le Conseil des Professeurs et propose de flĂ©trir publiquement cet acte de lĂąchetĂ© Ă la lecture spirituelle de ce jour. M. FramogĂ© rĂ©pond que câest avouer lâimpuissance de lâautoritĂ© et la ridiculiser en menaçant dans le vide, M. Berbiguet que câest effrayer inutilement le coupable et couper la voie au repentir. La discussion sâanime, les uns voulant sauver le principe moral, les autres Ă©viter une dĂ©convenue. Ă six heures et demie, le Chanoine lĂšve la sĂ©ance et seul dans son cabinet prĂ©pare ses coups dâĂ©loquence Oui, mes enfants, de pareilles vilenies dâĂąme finissent toujours par se trahir Abyssus abyssum invocat lâabĂźme appelle lâabĂźme⊠» Pan ! pan ! brute ! Canaille ! Au secours ! Tartuffe ! Monsieur Raynouard se prĂ©cipite et dans le salon dâattente, entre trois fauteuils les pieds en lâair et le guĂ©ridon renversĂ©, aperçoit deux hommes en redingote roulĂ©s, culbutĂ©s, sâinjuriant, luttant, se frappant dessous M. Blumont, dessus M. Castagnac. Messieurs ! Messieurs, sâĂ©crie-t-il Ă©pouvantĂ©. » Les deux professeurs se relĂšvent soudain. Ah ! Monsieur le SupĂ©rieur, je vous prends Ă tĂ©moin, balbutie M. Blumont. â Jâen appelle Ă votre justice, crie M. Castagnac. â Que signifie ce scandale ? â Câest Monsieur qui a bouchĂ© la flĂ»te de MorĂšre, interrompt le flĂ»tiste blĂȘme. â Si vous aviez des preuves, rĂ©plique le chanoine, il fallait me les montrer, et non vous livrer Ă des voies de fait. » La cloche Ă ce moment annonce la lecture spirituelle. Messieurs, conclut-il, je suis obligĂ© de descendre ; jusquâĂ nouvel ordre je vous prie de suspendre vos leçons. » Dâordinaire, les lendemains de fĂȘte, le SupĂ©rieur faisait une causerie sur la sĂ©ance et donnait son apprĂ©ciation, Ă la grande joie des artistes ; ce soir-lĂ il rouvrit simplement le solennel registre du rĂšglement et commenta le premier article du chapitre IV Tout Ă©lĂšve qui, un jour de congĂ©, rentre aprĂšs lâheure fixĂ©e, sans motif grave et dĂ»ment constatĂ©, est passible de renvoi. » Quant Ă lâauteur de la farce il resta inconnu. M. Castagnac avait recueilli deux tĂ©moignages dâĂ©lĂšves Jean Trigaud, un philosophe, et Modeste Miagrin. ChargĂ©s dâaller prendre les pupitres dans la salle des flĂ»tistes, ils avaient vu Ă leur entrĂ©e M. Blumont poser vivement un cahier de musique sur la boĂźte Ă flĂ»te de MorĂšre, dâun air embarrassĂ©. M. Blumont ne nia ni le fait, ni sa gĂȘne. Il cherchait le nom de lâĂ©diteur dâun concerto de Bach au dos de la partition de Georges MorĂšre, nâayant pas osĂ© le demander Ă M. Castagnac, dont il connaissait lâantipathie. Il regrettait dâavoir donnĂ© lieu Ă ce soupçon, si M. Castagnac regrettait de son cĂŽtĂ© sa vivacitĂ©, il Ă©tait prĂȘt Ă passer lâĂ©ponge sur lâincident. Tous deux dĂ©siraient garder leurs leçons. M. Castagnac fit semblant de croire Ă cette explication, mais il ne put sâempĂȘcher de mettre ses Ă©lĂšves au courant de ses soupçons. Antone bondissait de colĂšre Et M. Blumont peut revenir ici aprĂšs un acte pareil ? Ă ta place, disait-il Ă Georges MorĂšre, jâirais me plaindre au SupĂ©rieur et jâĂ©crirais tout ce que je sais Ă mes parents. â Surtout ne faites pas cela, criait M. Castagnac, reconnaissant trop tard sa maladresse. â Bah ! disait MorĂšre, ça nâa pas dâimportance ! aprĂšs tout, quâest-ce que ça me fait ? » Il tenait Ă paraĂźtre insensible, ayant honte dâĂȘtre dĂ©fendu par ce petit Ramon. Il sâirritait mĂȘme dâen recevoir des conseils et le prenait de trĂšs haut. Ce ton dĂ©tachĂ©, cet air de fiertĂ©, Ă©merveillait son jeune condisciple. CHAPITRE VIII â ANTONE SâENNUIE Les Ă©lĂšves sâĂ©taient vite aperçus de lâadmiration dâAntone pour MorĂšre. CâĂ©tait une taquinerie courante de rappeler devant lui lâincident de la flĂ»te Pour une bonne farce, câest une bonne farce », rĂ©pĂ©tait malignement Ămeril ; Patraugeat appuyait, Lurel insistait ; alors Antone devenait rouge et rĂ©pĂ©tait Eh ! bien, moi, je trouve cela stupide ! » Une fois mĂȘme le grand Patraugeat, pour le pousser Ă bout, riposta Si tu veux savoir qui a fait le coup, câest moi ! â LĂąche ! » cria Antone, et, sans songer Ă sa petite taille, il se prĂ©cipita sur Patraugeat, les poings fermĂ©s, tandis que tous les autres, sachant Ă quoi sâen tenir sur cette prĂ©tendue culpabilitĂ©, riaient aux Ă©clats de la colĂšre dâAntone. Patraugeat lui-mĂȘme se prit Ă lui rire au nez si effrontĂ©ment quâil en resta tout interdit, comprenant quâon se moquait de lui. Ămeril raconta la mystification Ă MorĂšre, et comme Antone accourait Ă son tour, lâinfortunĂ© flĂ»tiste lui cria Tu mâennuies Ă la fin laisse-nous la paix avec cette histoire-lĂ . » Antone vit quâil lui avait dĂ©plu. Il en fut profondĂ©ment affectĂ© et chercha le moyen de rentrer en grĂące. Le lendemain, Ă la rĂ©crĂ©ation de midi, les troisiĂšmes allaient jouer aux barres. Il y eut dâabord altercation entre les deux chefs, MorĂšre et Feydart, sur le droit au premier choix. MorĂšre cĂ©da. Puis Feydart se donna le malin plaisir de choisir Ramon pour quâil ne fĂ»t pas dans lâautre camp. AprĂšs des tiraillements, la partie commença sans entrain. BientĂŽt dâOrlia, pris par MorĂšre, prĂ©tendit que celui-ci nâavait pas barre sur lui. La dispute recommença dans le feu de la colĂšre, dâOrlia jeta bĂȘtement Ce nâest pas parce que tu joues de la flĂ»te que tu seras le maĂźtre partout. » Ăa nâavait ni rime, ni raison ; les autres se mirent Ă rire. Je ne joue plus », dĂ©clara froidement MorĂšre, et comme Achille offensĂ©, il quitta la partie. Moi non plus, rĂ©pondit Antone, si on joue pour se disputer, ça ne vaut pas la peine. â Naturellement, conclut CĂ©zenne, quand MorĂšre sâen va, Ramon se retire. On jouera sans toi et sans lui, voilĂ tout ! » MorĂšre Ă©tait allĂ© aux agrĂšs de gymnastique. Il avait empoignĂ© les anneaux et sâexerçait Ă faire des rĂ©tablissements avec Ă©lan. Il vit venir Antone et fronça les sourcils. Quâest-ce que tu viens faire ? lui dit-il. â Du moment quâon insulte je ne joue plus. â On tâa insultĂ© ? â Moi non, mais toi. â Ah ! non, est-il assommant ! Mais quâest-ce que ça peut te faire ? â Je ne veux pas quâon se moque⊠â MĂȘle-toi donc de ce qui te regarde », interrompit MorĂšre irritĂ©, et il recommença ses exercices gymnastiques sans se prĂ©occuper de Ramon, adossĂ© Ă un mĂąt du portique. Lorsquâil se fut suffisamment balancĂ© aux anneaux, il les lĂącha avec une telle force quâil fit enrouler les cordes autour de la traverse supĂ©rieure. CâĂ©tait dĂ©fendu. Allons, bon, dit-il, il faut maintenant que je grimpe lĂ -haut. â Je vais y aller, proposa vivement Ramon. â Toi, tu nâas pas la moelle, » repartit MorĂšre. Mais tandis quâil montait Ă un poteau dâun cĂŽtĂ©, Ramon sâefforçait de le devancer de lâautre. Tout dâabord il se hissa rapidement, ignorant quâil faut savoir mĂ©nager ses forces, mais Ă mi-hauteur, il fut obligĂ© de sâarrĂȘter pour souffler. Quand il reprit lâascension, Georges MorĂšre, dĂ©jĂ arrivĂ©, lui jetait nĂ©gligemment Je te le disais bien que tu nâas pas la force. » IrritĂ© de ce reproche, Antone se hissa de nouveau, serrant le mĂąt malgrĂ© sa fatigue et tirant sur ses bras de toute sa rage. Enfin, extĂ©nuĂ©, il parvint Ă enfourcher la poutre transversale. Mais, les cordes dĂ©roulĂ©es, MorĂšre Ă©tait descendu. Tu vois que je peux quand je veux, lui cria Antone. â Mon vieux, tu y mets le temps », dit lâautre en sâĂ©loignant. Et dâun ton ironique Puisque tu y es, restes-y. » Antone nâosa ni rĂ©pondre, ni descendre. Il resta ainsi entre ciel et terre, balançant ses maigres jambes dans le vide, et regardant avec mĂ©lancolie Georges MorĂšre qui, sur ses Ă©chasses, poussait une boule contre un arbre. Pourquoi, aprĂšs lâavoir si aimablement accueilli Ă son arrivĂ©e, le rebutait-il ainsi ? Le samedi suivant, MorĂšre fut le premier en narration française, Antone Ramon le cinquiĂšme. Le petit Lyonnais fut trĂšs content de son succĂšs ; mais plus encore de la place de son ami, et le soir mĂȘme il glissait dans son pupitre une feuille sur laquelle il avait Ă©crit en gros caractĂšres Honneur au plus trapu de la classe. » En Ă©tude, il guetta lâeffet de son hommage sur la figure du vainqueur. Mais le plus trapu de la classe, dâabord Ă©tonnĂ© de cette inscription triomphale, haussa les Ă©paules, puis froissa bruyamment la feuille et la jeta, sans mĂȘme se retourner vers Ramon qui attendait un regard pour rĂ©pondre par un sourire. Antone baissa tristement la tĂȘte et se mit Ă rĂȘver, incapable de continuer sa lettre Ă lâabbĂ© Brillet, commencĂ©e depuis quatre jours. Il ne joue plus, malgrĂ© les instances de lâabbĂ© Russec, mais, appuyĂ© Ă un arbre, il Ă©coute vaguement des choses quelconques dĂ©bitĂ©es par des Ă©lĂšves insignifiants Tahuret, Rousselot, Pradier, Gendrot ou dâOrlia. Voyons, Ramon, lui dit M. Pujol, son professeur, un grand garçon comme vous nâa pas le mal du pays, je pense ? Travaillez donc, vous rĂ©ussirez certainement. » Antone Ă©coute et ne rĂ©pond pas. Antone sâennuie. Il bĂącle ses devoirs, apprend Ă peine ses leçons, rĂȘve et, ne sort de sa torpeur quâen sâentendant appeler Ninette » par Lurel ou Patraugeat, car ce surnom le met en fureur. DĂ©jĂ tournent autour de lui avec continuitĂ© des Ă©lĂšves plus dangereux, Monnot et surtout Trophime Beurard. Câest un mĂ©ridional loquace et peu sympathique. Je te comprends », dit-il, car il comprend tout le monde. Tu te languis. » Et il prononce Tu te lannguis. » Antone ouvre les yeux et se demande ce que cela veut dire, Beurard poursuit Je suis de Lambesc en Provence, câest un autre pays que cette mare Ă canards de la Bresse et de la Dombe. Ah ! mon bon, si jamais tu passes chez moi, viens me voir, je te promets que nous ferons de bonnes parties. » Antone sourit Ă peine Ă cette invitation conditionnelle, mais Beurard revient Ă la charge. Moi aussi, dit-il, je mâennuie ici lâhiver, mais lâĂ©tĂ© je me rattrape je passe de bons moments. OĂč ? Personne ne sâen doute, mĂȘme les plus malins. Ă toi, mais rien quâĂ toi je le dirai. » Antone ne demande mĂȘme pas le sens de ces Ă©nigmes. Une nuit, incapable de dormir, il se tournait et retournait dans son lit. Le temps avait changĂ©, lâair Ă©tait lourd, comme il arrive parfois Ă la fin de lâautomne. SurexcitĂ©, il finit par se lever, sâhabilla et sortit du dortoir pour respirer quelques instants dans la galerie, sous les arceaux du cloĂźtre. Ă lâangle opposĂ©, la fenĂȘtre de lâinfirmerie brillait doucement, traversĂ©e par la lumiĂšre dâune veilleuse. De gros nuages passaient comme une cavalerie fantastique devant la face resplendissante de la lune. AppuyĂ© Ă la balustrade de pierre, il suivait cette chevauchĂ©e qui le mettait tour Ă tour dans la lumiĂšre et dans les tĂ©nĂšbres. Soudain il entend un lĂ©ger craquement il se retourne. TĂ©, ne crains rien, câest moi. » Il reconnaĂźt Trophime Beurard. PĂ©caĂŻre, puisque toi aussi tu es debout, continue le Provençal, allons faire un tour, mon bon. Mais attention, pas de bruit. » Trophime enfourche la rampe de lâescalier et se laisse glisser lentement. Antone lâimite avec quelque apprĂ©hension. Mais son guide, arrivĂ© le premier, le reçoit et lui dit Comme cela, vois-tu, on ne fait pas craquer les marches. Suis-moi. » Ils longent la galerie qui conduit au rĂ©fectoire, prennent Ă gauche et descendent Ă la cuisine. LĂ Beurard se risque Ă allumer une queue de rat et inspecte lâoffice. Tiens, dit-il, un pot de confiture des maĂźtres. Tu vois, on trouve toujours quelque chose. » Il tend le pot, dâailleurs Ă peu prĂšs vide, Ă Antone, qui fait la moue et refuse. Je nâai pas faim. â Câest vrai, dit lâautre, tu nâas jamais faim. Moi, câest le contraire, jâai toujours faim. » Et il se met Ă lĂ©cher le pot. AprĂšs avoir fini son inspection, il sâapproche de la fenĂȘtre. Maintenant, dit-il, attention. » Lentement, sâarrĂȘtant au moindre bruit des charniĂšres, au moindre crissement du bois, il lâouvre. Enfin il peut sortir, suivi dâAntone qui se demande toujours oĂč il lâemmĂšne. Ils sont derriĂšre les cuisines dans le potager ; la lune parfois fait miroiter les cloches de verre et les chĂąssis ; de temps en temps Beurard se baisse, arrache une rave, lâĂ©pluche tranquillement et la mange avec une voluptĂ© infinie ; puis il dĂ©terre un navet quâil prĂ©pare avec un soin mĂ©ticuleux. Et dire que les profs ne se doutent de rien ! » Cette idĂ©e le remplit dâune fiertĂ© invraisemblable quâAntone a peine Ă comprendre. ArrivĂ© au fond du potager il monte sur le tas de fumier amassĂ© dans lâangle, grimpe de lĂ sur le mur et Ă cheval sur la crĂȘte aide son compagnon Ă faire la mĂȘme escalade. Ici, dit-il, on est tranquille. » AussitĂŽt il adapte un os de lapin Ă sa rave, y introduit du tabac, allume et aspire de toutes ses forces. Quâest-ce que câest ? demande Antone. â Ma pipe, rĂ©pond majestueusement Trophime. Comme ça on ne voit rien. Tiens, dit-il, essaie. » Et trĂšs amicalement il lui passe le navet. Antone voudrait bien refuser, mais il nâose pas. Il fume. Soudain une toux irrĂ©sistible le force dâouvrir les lĂšvres et rĂ©sonne dans la nuit. Tais-toi donc, imbĂ©cile, souffle Beurard. Mets ton mouchoir dans ta bouche, baisse-toi. » Lui-mĂȘme sâest couchĂ© et se confond avec le faĂźte du mur. Vivement Antone lâimite enfin la toux sâarrĂȘte. Si câest lâeffet que ça te produit, reprend le guide, rends-moi ma pipe. » Antone obĂ©it et le regarde fumer en silence. Hein ! ce nâest pas banal. LâĂ©tĂ© dernier, quand je me lannguissais trop, je sautais le mur et jâallais me promener jusquâau chemin de fer. Ă 10 heures 40 part le train dâAmbĂ©rieu, Ă 11 heures 18 celui de Bellegarde ; puis je voyais partir Ă 11 heures 36 lâexpress dâItalie, Ă 11 heures 58 celui de GenĂšve. Maintes fois je restais jusquâĂ 1 heure 18, pour le train de ChambĂ©ry et je me disais âTrophime, il y en a un Ă 5 heures qui tâemmĂšnerait Ă Lyon en deux heures et de lĂ en Provence. Si jamais tu te lannguis trop, câest celui-lĂ quâil faudra prendre.â » Et changeant de ton, aprĂšs avoir aspirĂ© longuement deux bouffĂ©es de tabac Tu as une jolie figure, hĂ© ! on a dĂ» te le dire dĂ©jĂ , hĂ© ! â Jâai froid, rĂ©pond Antone, je ne fume pas, je mâen vais dans le jardin. â Ne marche pas trop. AprĂšs nous irons au rĂ©fectoire et nous mettrons du sel dans les verres des professeurs demain ça sera drĂŽle. » Le petit Lyonnais redescend dans lâallĂ©e du milieu, laissant fumer Trophime, impassible comme un Turc ; il prend un sentier transversal, trouve une Ă©chelle et lâapplique au mur de clĂŽture. Les branches maigres dâun poirier lui cachent son camarade ; mais il vient de trouver mieux. Il Ă©coute bruire la forĂȘt de Seillon dans le calme de la nuit. Soudain un coup de sifflet dĂ©chire les airs et un halĂštement sourd et rythmĂ© se perd dans le lointain. Câest un train qui part de Bourg. Peut-ĂȘtre va-t-il Ă Lyon ? Brusquement un dĂ©sir de fuite le prend. Câest si facile, il chevauche le mur qui le sĂ©pare du faubourg Saint-Nicolas. Câest un peu haut peut-ĂȘtre bah ! il tomberait dans un fossĂ© dâherbe. AprĂšs, il nâaurait quâĂ prendre son billet, son porte-monnaie nâest-il pas garni ? Vraiment il sâennuie trop depuis quelques jours. Beurard a raison On se languit dans cette maison. » Mais chez lui comment le recevra-t-on ? Son pĂšre le grondera, le mettra ailleurs ; et ce sera le mĂȘme ennui. Il songe Ă son prĂ©cepteur malade, lâabbĂ© Brillet, Ă qui il nâa pas encore rĂ©pondu depuis huit jours. Oh ! il Ă©tait plus heureux avec lui, surtout aux derniĂšres vacances, Ă la villa de lâAvenue Gravier. Câest de lĂ -bas, câest de Nice que vient par intervalles ce souffle humide et chaud. Il songe aussi Ă Georges MorĂšre. Retrouvera-t-il ailleurs un camarade comme lui ? Quelle diffĂ©rence entre lui et ce stupide Beurard, lĂ©cheur de pots, mangeur de raves, fumeur de navet ! Mais MorĂšre le repousse, le bouscule, et câest ce qui lâattriste. DĂ©cidĂ©ment, la vie nâest pas rose. Ă ce moment il sâentend appeler par une petite toux discrĂšte. Hem ! » Câest Trophime Beurard. VoilĂ un quart dâheure que je te cherche ; quâest-ce que tu fais lĂ ? En pleine lumiĂšre sous les fenĂȘtres des professeurs ! Tu nâes pas fou ? Descends vite ! » Antone se dĂ©cide Ă regret. Il Ă©tait si bien lĂ . Il pouvait se croire presque libre dans le silence de la nuit, sous la lune en fuite derriĂšre les nuages, dans cette atmosphĂšre tantĂŽt chaude, tantĂŽt fraĂźche, il se sentait enveloppĂ© comme dâune prĂ©sence invisible et douce et voici que ce grossier Beurard le rappelle Ă la rĂ©alitĂ©. Tout en rentrant par la cuisine son guide lui dit Tu as de la chance, je te croyais dans ton lit, un peu plus jâallais tâenfermer dans le jardin. Tu en aurais fait une tĂȘte. Tu sais, câest bien la derniĂšre fois que je tâemmĂšne. Je monte le premier, attends quelques instants avant de me suivre. Tu nâes pas assez malin, tu te ferais prendre. » Trophime Beurard disparaĂźt. Au bout de cinq minutes, Antone se risque Ă son tour. Au moment dâentrer dans la galerie du premier Ă©tage, il entend la voix de lâabbĂ© Levrou Vous avez mal aux dents ça me paraĂźt bizarre. Rentrez au dortoir, nous verrons cela demain. » Antone se colle au mur de lâescalier et quand tous les bruits se sont dissipĂ©s, il remonte Ă pas suspendus. Comme il se remettait au lit, lâhorloge du collĂšge sonna deux heures. Le lendemain, Trophime Beurard, convaincu dâavoir fumĂ© pendant la nuit, fut privĂ© dâun jour de vacances au premier de lâan. CHAPITRE IX â UNE MORT DâOĂ GERME UNE AMITIĂ Les Ă©lĂšves font leurs derniers prĂ©paratifs pour la promenade dominicale. Tandis que CĂ©zenne cherche sa casquette rĂ©guliĂšrement perdue et que Patraugeat essaie de rester Ă lâinfirmerie sous le faux prĂ©texte dâune entorse, MorĂšre aborde Ramon Quâest-ce que tu as ? lui dit-il un peu rudement. Tu mâen fais une tĂȘte depuis huit jours. â Je fais la tĂȘte que je peux. â SĂ©rieusement, tu mâen veux ? â Oui. â Pourquoi ? » Antone garde le silence, regarde vaguement au fond de la cour. Pourquoi ? rĂ©pĂšte MorĂšre. â Parce que je mâennuie, lĂ , je mâennuie Ă mourir. â Ăa, vraiment, ce nâest pas de ma faute. â Si. â Comment, si ? Explique-toi ! » Antone se tait. MorĂšre poursuit Tu mâaccuses et tu ne veux pas mĂȘme me dire de quoi ? â Oui, Ă mon arrivĂ©e, tu tâoccupais de moi, tu me mettais au courant, tu causais, tu te laissais approcher, tandis que maintenant⊠â Maintenant, te voilĂ dĂ©brouillĂ©, tu nâas plus besoin de personne. Est-ce que câest vrai, cela ? Veux-tu quâon tâenvironne de petits soins continuellement, comme⊠comme une petite fille ? Allons bon, tu ne vas pas pleurer pour cela ? Est-ce que je te fais de la peine ? Quâest-ce que tu veux ? dis ? Parle franchement. â Moi⊠je ne veux rien, absolument rien⊠â Alors bonsoir ! » Et Georges MorĂšre, agacĂ© de ces rĂ©ponses vagues, vaines, pleines de sous-entendus, fait mine de le quitter. Au bout de trois pas, il revient. Voyons, ne te dĂ©sole pas, dans quatre semaines, câest les vacances. â Câest long quatre semaines⊠â Je nây peux rien. â Oh ! si, si, tu pourrais beaucoup, si tu voulais ĂȘtre⊠» Antone sâarrĂȘte. Quoi ? Quâest-ce que je pourrais ĂȘtre ? » Antone hĂ©site toujours et finit par dire Non, ça ne se demande pas. â Mais quoi encore ? parle ! â Tu pourrais ĂȘtre mon ami. â Jâen Ă©tais sĂ»r. Eh ! bien, non, mon vieux. Dâabord les amitiĂ©s particuliĂšres, câest interdit. Et puis quel bĂ©nĂ©fice en retirerais-tu ? tu seras mal vu des professeurs, raillĂ© par les camarades, en butte Ă toutes sortes de tracasseries, finalement tu auras une histoire et on te rendra Ă ta famille. RĂ©flĂ©chis un peu et tu verras que jâai raison ; sois bon camarade avec tout le monde, tu ne tâennuieras pas et tu vivras tranquille. â Tu as raison, conclut Antone, je ne sais ce que je dis. » Et il sâĂ©loigne brusquement. Il tombe aussitĂŽt sur Modeste Miagrin qui le considĂšre avec une extrĂȘme compassion, et le plaint dâavoir quittĂ© sa famille ; mais, sans sâarrĂȘter, il va retrouver dâOrlia et Gendrot quâil Ă©coute pendant toute la promenade discuter avec feu sur Marchand, Fachoda et les Anglais. Au retour, immobile au milieu de la cour et repliĂ© sur lui-mĂȘme comme un oiseau frileux, il grignotait son goĂ»ter sans appĂ©tit, tandis que des coups de bise balayaient le sol et quâune lumiĂšre diffuse rendait le crĂ©puscule encore plus morne et plus glacial. Il sâentendit appeler soudain par lâabbĂ© Russec. Antone, vous nâavez pas reçu de nouvelles de votre prĂ©cepteur, depuis la lettre que je vous ai remise ? â Non, Monsieur. â Vous lâavez encore, cette lettre ? â Oui, Monsieur. â Eh bien, conservez-la prĂ©cieusement, mon enfant, car câest la derniĂšre que vous aurez de lui. â Il va plus mal ? â Il vient de mourir Ă Nice. Monsieur le SupĂ©rieur mâa remis un faire-part quâil a reçu probablement de votre famille. » Tirant de sa douillette une large lettre de deuil il la dĂ©plia. Votre prĂ©cepteur a Ă©tĂ© enterrĂ© hier matin, Ă dix heures, au cimetiĂšre de Nice. » Antone baissait la tĂȘte comme un enfant grondĂ© ; le prĂ©fet poursuivit Il faut relire sa derniĂšre lettre. Il vous demandait de prier pour lui. Il vous aimait beaucoup. Ne lâoubliez pas. â Oui, Monsieur. » AprĂšs quelques paroles douces quâil crut consolantes, lâabbĂ© Russec le renvoya. Antone alla sâappuyer Ă la barriĂšre et tournant le dos Ă ses camarades, les mains Ă la palissade, il songea avec effroi quâil nâavait pas rĂ©pondu Ă lâabbĂ© Brillet. Que de fois il avait interrompu cette derniĂšre lettre commencĂ©e depuis dix jours ! Et Ă ses regrets se mĂȘlait le remords dâun suprĂȘme devoir nĂ©gligĂ©. BientĂŽt il lui sembla quâil Ă©tait encore plus isolĂ©, plus abandonnĂ© quâavant et quâil allait sâennuyer encore davantage. Peu Ă peu il oubliait son prĂ©cepteur, se plaignait lui-mĂȘme en son for intĂ©rieur, se dĂ©couvrait Ă la fois malheureux et seul. Les Ă©lĂšves, qui avaient aperçu de loin la lettre de deuil, le laissaient tranquille ; ils comprenaient obscurĂ©ment que le mieux, en cette circonstance, Ă©tait de ne pas troubler sa tristesse. Ă la fin pourtant, Georges MorĂšre, qui avait passĂ© deux fois prĂšs de lui en courant, osa sâapprocher. Quâest-ce que tu as, dit-il, tu as perdu quelquâun ? » Antone fit un signe de tĂȘte affirmatif. Quelquâun de ta famille ? â Non, rĂ©pondit Antone, mon prĂ©cepteur. â Ah ! sâexclama Georges surpris. Il y avait longtemps que tu le connaissais ? â Oui, et il mâaimait beaucoup, lui. » Georges MorĂšre fut tout dĂ©contenancĂ© ; il ne sâattendait pas Ă cette allusion personnelle dans un moment si douloureux. Mon pauvre Antone, je te plains beaucoup. » Antone baissa la tĂȘte, et continua Vois-tu, ce qui me pĂšse le plus, câest quâil mâa Ă©crit il y a plus de dix jours et que je ne lui ai pas seulement envoyĂ© un mot dâadieu. » Son camarade Ă©baucha un vague geste qui pouvait signifier Que veux-tu ? il y a de ces fatalitĂ©s ! » Antone alors se laissa aller Ă de plus larges confidences. Il rappelait la bontĂ© de cet abbĂ©, leurs derniĂšres excursions Ă Cannes et dans lâEsterel, ses soins dĂ©licats, son ingĂ©niositĂ© Ă lui procurer des distractions, ses conversations affectueuses. Et maintenant, il allait se trouver seul. Il avait ses parents ? CâĂ©tait vrai, mais ils Ă©taient si loin ; il les voyait de temps en temps, mais quâest-ce quâils pouvaient pour lui ? ils ne le suivaient pas comme lâabbĂ© dans les mille minutes de la vie Ă©coliĂšre. Et puis vivre, pourquoi ? pour faire des thĂšmes, des versions, des exercices monotones ? Mourir bientĂŽt peut-ĂȘtre, comme lâabbĂ© ? » Une secrĂšte rĂ©volte le secouait. Loin de le pousser au devoir, cette brusque image de la mort lui inspirait comme un secret dĂ©sir de se dĂ©penser, dâagir en hĂąte, de vivre. Travailler, reprit-il, pour qui ? pourquoi ? â Pour tes parents, hasarda MorĂšre scandalisĂ©. â Ah ! ça ne les intĂ©resse pas follement. â Pour toi, pour ton avenir. » Antone secoua la tĂȘte Mon avenir ! je ferai comme papa. » Puis il tourna vers Georges ses yeux humides. Si tu voulais, comme je serais heureux de tâavoir pour ami. â Tu sais bien que le rĂšglement⊠â Oui, tu me lâas dĂ©jĂ dit. Le rĂšglement tu ne parles que du rĂšglement ! Ils sâen moquent pas mal du rĂšglement, mes parents. Mais non, jâai tort. Je tâaffirme que je ferai, comme toi, mon possible pour bien travailler. Quâest-ce que ça peut faire que je sois content quand tu es le premier, quand tu gagnes la partie, quand tu rives son clou Ă Lurel, quand je suis avec toi en promenade⊠» Georges MorĂšre ne rĂ©pondait pas, il se mĂ©fiait ; par suite dâune vieille habitude paysanne, ne voyant pas trĂšs clair, il se retranchait derriĂšre la coutume, le code, la loi, le rĂšglement. Mais Antone continuait Câest Ă cause de toi que je nâai pas Ă©crit Ă mon prĂ©cepteur. Tu mâas repoussĂ© si brutalement toute cette semaine que jâĂ©tais incapable de trouver une phrase. Ah ! si tu voulais que je sois ton ami, je te dĂ©fendrais il y en a qui tâen veulent, qui sont furieux parce que tu es le plus fort, qui te dĂ©chirent par derriĂšre, qui te trouvent trop fier. Va, ce nâest pas M. Blumont qui a bouchĂ© ta flĂ»te ; ça jâen suis bien sĂ»r, câest un troisiĂšme qui a voulu se venger, et comme câĂ©tait un lĂąche, il lâa fait lĂąchement. Ne crains rien, je le retrouverai celui-lĂ , ça ne sera pas difficile, et alors⊠» Il se reprit et articula lentement Seulement, si tu as peur que je te compromette ?⊠» Et, du bras, il fit un geste las. Georges MorĂšre se redressa ce soupçon de peur offensait sa fiertĂ©. Antone poursuivit naĂŻvement Tu crois donc que je ne comprends pas pourquoi on dĂ©fend les amitiĂ©s particuliĂšres ? Lurel et Monnot, Patraugeat, CĂ©zenne ne cherchent quâĂ agacer les professeurs et Ă chahuter, et ne font rien. Mais moi, tu verras, en deux mois, je serai dans les premiers. Quand je ne mâennuie pas, je travaille. Et puis tu serais lĂ , pour mâaider. Ce serait si bon. Je te promets que je ne mâennuierais plus ! Ah ! si je pouvais faire quelque chose pour toi ! Moi aussi je suis fier. » Georges MorĂšre Ă©tait de plus en plus troublĂ©. Sous ce flot de paroles vives il dĂ©couvrait une perspicacitĂ© qui lâĂ©tonnait. Oui, il avait des camarades hostiles ; il se rappelait les sarcasmes dâĂmeril, les gros rires de Patraugeat, les sourires encore plus cruels de certains bons Ă©lĂšves. Ce quâon aimait en lui, câĂ©tait son entrain, mais on dĂ©testait sa fiertĂ© et personne, non jamais personne, ne lui avait parlĂ© avec cette ardeur, cette admiration et cet abandon. Il ne voulait pas paraĂźtre intimidĂ© et cependant il Ă©tait Ă©mu, dĂ©sorientĂ©, bousculĂ© par ce camarade plus jeune et reculait en dĂ©sordre. Quâest-ce que câĂ©tait que ce gamin aux maniĂšres et au langage encore puĂ©rils, qui lui montrait une pareille supĂ©rioritĂ© dâĂąme, un don du cĆur indĂ©finissable, une richesse intĂ©rieure quâil soupçonnait Ă peine ? Il Ă©tait humiliĂ© dâĂȘtre si novice prĂšs de lui, si embarrassĂ© devant tant dâaisance, si contraint aprĂšs tant de confiance, si froid en rĂ©ponse Ă tant de chaleur. Il sâefforçait de prendre un air dĂ©gagĂ©. Il goĂ»tait la dĂ©licate voluptĂ© dâĂȘtre remarquĂ©, admirĂ©, choisi entre tous par une Ăąme fine et intelligente et pourtant se dĂ©fendait un peu contre ce plaisir intime, de peur de glisser dans lâinconnu. Enfin il conclut brusquement Tu veux ĂȘtre mon ami, soyons-le ! â Tu veux bien ? â Eh ! bien, oui, lĂ . » Antone lui prit la main avec joie et la gardant entre les siennes Maintenant, lui dit-il, et il souriait Ă travers ses larmes, tu vas voir comme tout va changer. » Levant les yeux, MorĂšre rencontra le regard de lâabbĂ© Russec qui les examinait avec Ă©tonnement et derriĂšre lâabbĂ© le sourire de Modeste Miagrin qui faisait signe Ă un groupe de troisiĂšmes. Comme le prĂ©fet de division allait sâapprocher, la cloche sonna et les deux amis se sĂ©parĂšrent. CHAPITRE X â UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE DâOVIDE Georges MorĂšre est chez le PĂšre Levrou. Bien que les prĂȘtres de ce collĂšge ne soient nullement des religieux, les Ă©lĂšves entre eux leur donnent toujours ce nom de PĂšre ». Ils mettent dans ce titre beaucoup de familiaritĂ© et un sentiment plus dĂ©licat, une allusion Ă leur dĂ©vouement et une acceptation de leur affection. Le pĂšre Levrou est affligĂ© dâune obĂ©sitĂ© prĂ©coce, dâun visage enluminĂ©, et dâune voix joviale Ă©gayĂ©e encore par dâinlassables plaisanteries. Il a des habitudes bien connues. Il dit Mon petit » Ă tous ses Ă©lĂšves actuels ou anciens et on se souvient de lâavoir entendu interpeller de cette façon un capitaine de cuirassiers qui, cependant, pouvait le regarder de trĂšs haut. Il prise avec persĂ©vĂ©rance, et aime les calembours Ă la folie. MalgrĂ© tout cela Georges MorĂšre lâa choisi comme directeur en raison de sa simplicitĂ©, de sa droiture et de son expĂ©rience. Ce soir il reçoit de lâabbĂ© une semonce plutĂŽt inattendue, sous une forme un peu railleuse. Dites donc, mon petit, il paraĂźt que vous avez fait une conquĂȘte ? » Et comme MorĂšre ouvre de grands yeux Ă©tonnĂ©s Oui, poursuit lâabbĂ©, vous avez hĂ©ritĂ© du cĆur dâAntone Ramon. Vous ĂȘtes dâune Ă©loquence Ă faire pĂąlir DĂ©mosthĂšne et Bossuet⊠En vingt minutes vous avez consolĂ© votre camarade. Câest un record. Attention, mon petit. Quâest-ce que ça veut dire ? â Mais je ne fais rien de mal ! dĂ©clare MorĂšre un peu rouge. â Il ne faudrait plus que cela, mon petit. Non, vous ne faites pas de mal. Vous faites mĂȘme du bien. Depuis cinq jours il est tout Ă fait changĂ© votre ami il sait ses leçons, rubis sur lâongle, sauf en mathĂ©matiques ; il fait des devoirs pleins de fautes, câest vrai, mais merveilleusement soignĂ©s. Il Ă©coute au rĂ©fectoire quand câest votre tour de lire au point dâen oublier de manger. Il y a de quoi rendre fier dans sa tombe AmĂ©dĂ©e Gabourd. Seulement il y a un revers. Pourquoi se retourne-t-il toujours en riant vers vous quand il a rĂ©citĂ© ? Quâest-ce que câest que cette signature nouvelle Ă la fin de ses devoirs ? Ces signes cabalistiques oĂč lâon dĂ©couvre un G. et une M. ? » Et lâabbĂ© Levrou regarde Georges avec un air affectueux qui doit Ă©videmment corriger ce que son langage a dâun peu goguenard. Georges raconte briĂšvement toute lâaffaire. Inconsciemment sans doute, il rajeunit Antone et exagĂšre les moqueries de ses camarades. Oui, Ninette, interrompt lâabbĂ©. â Alors il a cherchĂ© un appui et comme je lâavais aidĂ© un peu Ă se dĂ©brouiller Ă son arrivĂ©e, il a prĂ©fĂ©rĂ© recourir Ă moi mais câest pour que je le pousse au travail. â EspĂ©rons-le, mon petit. Ăcoutez, je vous parle sĂ©rieusement. Laissez le petit Ramon de cĂŽtĂ©. Soyez gentil pour lui, aimable, bon camarade, mais quâon ne vous voie pas toujours ensemble. â Pourquoi ? â Ăa ne vous vaut rien, ni Ă vous, ni Ă lui. â Mais puisque je ne lui fais pas de mal ? â Actuellement peut-ĂȘtre mais il vous en fait ! â Comment ? â Vous nâavez pas Ă©tĂ© troublĂ© par cette rencontre ? Vous ĂȘtes le mĂȘme avec vos camarades ? Toujours aussi affable ? aussi entraĂźneur ? Vous nâĂȘtes pas un peu susceptible ? Acceptez-vous aussi facilement quâautrefois les plaisanteries ? Et puis nâĂȘtes-vous pas satisfait de vous ? trĂšs flattĂ© surtout dâavoir Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© Ă Feydart, Ă Aubert, Ă Miagrin ? Allons plus loin vous apprenez aussi bien ? vous ne bifurquez pas du cĂŽtĂ© Ramon ? Plus loin encore Vous ĂȘtes sĂ»r, bien sĂ»r dâĂȘtre dans une bonne voie ? Vous nâavez aucune apprĂ©hension ? â Des apprĂ©hensions, reprit MorĂšre, on peut en avoir Ă propos de tout. Ce que je sais, câest que je nâai nullement lâintention de lui faire du mal, au contraire, et les rĂ©sultats sont absolument comme je le dĂ©sirais. Maintenant, que ça me fasse plaisir dâavoir Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© par lui, câest clair. Est-ce que câest un pĂ©chĂ© ? â Ah ! mon petit, comme vous y allez ! Pas si vite. MĂȘme quand nous sommes en Ă©tat de grĂące, mĂȘme quand nous avons Dieu en nous il ne faut pas oublier la recommandation de saint Paul Habemus autem thesaurum istum in vasis, â Ă©coutez le dernier mot â fictilibus. Ce qui fait un beau vers que vous pourrez conserver et mĂ©diter âNous portons ce trĂ©sor dans des vases dâargile.â » Ăa rime avec fragile. Et si saint Paul ne vous suffit pas⊠écoutez lâEcclĂ©siastique âQui aime le danger, pĂ©rit dans le danger.â â Mais quel est le danger ? â Le danger est quâau lieu de lâĂ©lever jusquâĂ vous, vous ne descendiez jusquâĂ lui. â Ce nâest pas un mauvais Ă©lĂšve. â SĂ»rement non. Mais câest un sensitif et non un raisonnable. Si vous vous laissez diriger par les caprices dâun camarade sentimental, vous irez loin ? â Je ne me laisse pas diriger, je le dirige. â Non, vous ne dirigerez pas Antone Ramon, mon petit ; ne vous faites pas cette illusion et laissez vos maĂźtres se charger de cette direction chacun son mĂ©tier. » LâabbĂ© Levrou a beau insister, il ne gagne rien, il le constate. Câest que Georges ne veut pas admettre quâAntone le domine, il est froissĂ© de cette connaissance si prĂ©cise de leurs rapports et il nâabandonne pas son ami parce quâil a dans lâoreille lâaccent dont lâautre lui a dit Ah ! si tu as peur que je te compromette ». Ă vouloir attĂ©nuer cette amitiĂ© franche, trop expansive mĂȘme, il sâattirerait ces paroles terribles, les seules qui puissent blesser sa fiertĂ©, et il admire Antone de vivre si franchement quâil ignore mĂȘme ce qui se mĂȘle de respect humain Ă notre sentiment le plus dĂ©licat, la pudeur. LâabbĂ© Levrou nâinsiste pas. Mon petit, je vous signale les dangers possibles, je souhaite que vous les Ă©vitiez. Quand vous les verrez, vous me suivrez, jâen suis sĂ»r. Seulement je vous prĂ©viens dĂšs aujourdâhui parce que, comme dit Ovide, qui nâest pas un pĂšre de lâĂglise âPrincipiis obsta.â Ce qui veut dire âRĂ©siste au mal Ă son dĂ©but.â » Et comme il aimait les vers latins il acheva le distique Principiis obsta sero medicina paratur, Cum mala per longas invaluere moras. Le remĂšde vient trop tard quand la maladie, Ă force de dĂ©lais, sâest dĂ©veloppĂ©e. » Ce que ne peut dire lâabbĂ© Levrou câest quâAntone a pris comme directeur lâhomme le moins fait pour le diriger lâabbĂ© Perrotot. Câest un bon prĂȘtre plein dâaffabilitĂ© pour son petit pĂ©nitent, mais incapable de prĂ©voir, ni de prĂ©venir les dangers qui le menacent. En outre, le professeur de troisiĂšme, M. Pujol, comme celui de seconde, est un laĂŻque, et tout son dĂ©vouement supplĂ©era-t-il lâhabitude des consciences dâenfant que donne la confession ? CHAPITRE XI â EFFETS DE NEIGE Le 20 dĂ©cembre, un vendredi, au coup de cloche du rĂ©veil, un bruit joyeux courut dans tous les dortoirs La neige ! il y a de la neige. » Malheureusement il y eut trop de soleil vers midi et bientĂŽt la cour ne fut plus quâune vaste mare boueuse la neige Ă©tait devenue grise comme de la cendre et les pieds sây enfonçaient avec dĂ©goĂ»t. Entre la lisiĂšre de Seillon et les derniĂšres maisons de la ville descendaient de vastes champs presque sans arbres. Le dimanche les troisiĂšmes demandĂšrent Ă y aller. LâabbĂ© Russec exigea dâabord un peu de marche, si bien quâĂ trois heures seulement la division put entrer sur le terrain convoitĂ©. AussitĂŽt ce furent des cris et des courses de meute subitement lĂąchĂ©e. Les Ă©lĂšves se poursuivirent Ă coups de boules, dâautres commencĂšrent Ă pĂ©trir un pĂątĂ© quâils roulaient ensuite, et ils riaient du ruban de gazon vert quâils dĂ©couvraient en poussant toujours devant eux. Dâautres, sous lâapparence de jeux, gagnaient la lisiĂšre et sâefforçaient dâĂ©chapper aux regards du prĂ©fet de division mais lâon entendait soudain sa voix qui les rappelait et leur rĂ©pĂ©tait la dĂ©fense de sortir du champ. BientĂŽt la bataille fut le jeu gĂ©nĂ©ral ; mĂȘme les dĂ©licats, ceux dont les doigts rougissent dâengelures, ceux qui restent immobiles pendant les rĂ©crĂ©ations, les mains dans les poches et le dos courbĂ©, ceux quâexaspĂšrent les brutalitĂ©s, houspillĂ©s, entraĂźnĂ©s, forcĂ©s de rĂ©pondre, ramassĂšrent la belle neige quâils moulaient dans leurs mains et quâils lançaient gauchement aux plus intrĂ©pides. Au milieu de tous se distinguait Georges MorĂšre il Ă©tait soutenu par Ămeril, Beurard, Tahuret, tandis quâun camp fort nombreux, dirigĂ© par Feydart et Rousselot, les accablait de projectiles. Tout dâabord la lutte fut Ă©gale. Parfois un lutteur se sauvait, frappĂ© Ă la tĂȘte, et criant Tu triches. » Il Ă©tait en effet dĂ©fendu dâutiliser les morceaux des patins qui se durcissent sous les chaussures, et chaque fois que le choc Ă©tait trop dur, on accusait lâadversaire dâinfraction Ă cette rĂšgle. La force et lâhabiletĂ© de MorĂšre surexcitaient le camp de Feydart. Celui-ci, grĂące au nombre, gagnait du terrain, forçait son rival et sa troupe Ă remonter les pentes, les dĂ©bordait Ă droite et Ă gauche. Aussi Beurard, accablĂ©, avait renoncĂ©, Tahuret et Boucher se dĂ©fendaient mollement, Ămeril se prĂ©tendait fatiguĂ©. AbandonnĂ© de ses soldats, tout en reculant pas Ă pas vers la lisiĂšre, MorĂšre tenait toujours tĂȘte. Câest quâil avait prĂšs de lui un fidĂšle second. Antone sâĂ©tait vite lassĂ© de la lutte, mais maintenant il se reposait en confectionnant des boules pour son ami. Sans cesse approvisionnĂ©, Georges MorĂšre mettait hors de combat Leroux, Gendrot et Sorin. Il semblait infatigable et insensible. Pourtant, frappĂ© brusquement Ă la joue, il poussa une injure sans adresse particuliĂšre Rossard ! » et reprit la lutte avec une telle vigueur que les autres criĂšrent Il rage ! il rage ! » Ce fut comme un appel. Rager, pour les Ă©lĂšves, câest ne plus jouer, mais se battre pour de bon », pour faire du mal. Rien ne les irrite autant. AussitĂŽt, en effet, ceux qui sâĂ©taient Ă©cartĂ©s, ou qui regardaient en simples spectateurs, ramassĂšrent des boules et rentrĂšrent dans le camp hostile. Une pluie drue et nourrie de blanche mitraille sâacharna sur le rageur. Celui-ci voyait avec Ă©tonnement ses anciens compagnons de lutte, les Beurard et les Ămeril, avec Miagrin, renforcer les rangs de ses adversaires. Antone ne fournissait plus assez de munitions et, Ă force de battre en retraite, ils Ă©taient arrivĂ©s tous les deux presque Ă la lisiĂšre de la forĂȘt. Georges luttait seul contre vingt. La multiplicitĂ© des projectiles ne lui laissait pas toujours le temps de viser, mais le demi-cercle quâil avait devant lui Ă©tait tellement proche et serrĂ© quâil nâavait pas besoin de sâappliquer, tous les coups portaient. Quelque chose aurait dĂ» le troubler dans ce combat câĂ©taient les sourires narquois de Beurard et de Patraugeat, la joie mĂ©chante de Lurel et de CĂ©zenne ; les plaisanteries blessantes, anonymes dâabord, puis rĂ©pĂ©tĂ©es par Ămeril, Monnot et les autres Sur Antone MorĂšre. â Sur Georges Ramon. » Cette mĂȘme clameur revenait, intervertissant Ă dessein les prĂ©noms des deux amis Tiens, Georges Ramon ! â Tiens, Antone MorĂšre ! â Tiens, mon chou ! â Tiens, mon chĂ©ri ! » Mais les rires et le bruit couvraient les injures. Georges et Antone ne les distinguaient pas, ils tenaient tĂȘte, multipliaient les coups, sâencourageaient, Ă demi aveuglĂ©s par cette avalanche de boules. Soudain Ămeril poussa un cri strident et porta la main Ă sa figure. Tous sâarrĂȘtĂšrent aussitĂŽt et se prĂ©cipitĂšrent vers lui, tandis que lâabbĂ© Russec accourait du vallonnement. Ămeril avait Ă©tĂ© frappĂ© Ă lâĆil, une lĂ©gĂšre ecchymose gonflait sa paupiĂšre bleuie. Tous les autres criaient Câest Ramon qui a ragĂ© ! â Pas vrai ! â Si, tu as mis des pierres dans tes boules. » Le long de la lisiĂšre courait un chemin assez frĂ©quentĂ© en temps ordinaire. Quâinvolontairement, dans la hĂąte nĂ©cessaire, Ramon eĂ»t ramassĂ© un caillou avec la neige, câĂ©tait possible ; mais on ne pouvait suspecter son intention. LâabbĂ© prit la tĂȘte dâĂmeril Ouvrez lâĆil, lui dit-il. Bah ! ce nâest rien. Nây touchez pas. » Il lui demanda son mouchoir pour en faire un bandeau ; Ămeril en prĂ©senta un dans un tel Ă©tat, bien que du matin mĂȘme, quâil fallut renoncer Ă sâen servir. Antone offrit spontanĂ©ment le sien. Câest un mouchoir de fillette, dit lâabbĂ©, ayant dĂ©veloppĂ© le minuscule tissu au chiffre brodĂ©, câest trop petit. » Des rires accueillirent cette maladroite observation et des chuchotements de Ninette ! Ninette ! » la soulignĂšrent. La mauvaise humeur allait grandir, tourner Ă lâaigre, quand on entendit les Ă©lĂšves dâen bas pousser une grande clameur dâĂ©tonnement. Le ciel sâĂ©tait dĂ©gagĂ© Ă demi vers lâoccident. Rapidement le masque sanglant du soleil descendait Ă lâhorizon derriĂšre lâhippodrome et les ruines de la Chartreuse de Seillon. Tandis que peu Ă peu il glissait du firmament, ses rayons empourpraient les bancs de nuages et sâĂ©tendaient au loin sur la plaine et les pentes du vallonnement. Soudain toute la nappe de neige se glaça de rose. Ă mesure que le disque baissa, le reflet devint plus intense, plus carminĂ©, et sur lâimmense tapis couleur dâaurore borĂ©ale quelques arbres dĂ©feuillĂ©s projetĂšrent des marbrures violettes, sâallongĂšrent Ă lâinfini en dessins fantastiques. Toute la division, oubliant ses jeux, battait des mains et regardait lâorbe dĂ©croĂźtre. Il sâenfonça lentement dans la terre comme un rouge tison. La neige empourprĂ©e pĂąlit peu Ă peu et, quand lâastre eut disparu, sâĂ©teignit Ă son tour comme un feu de bengale. Un vent frais balaya le glacis, la forĂȘt se mit Ă bruire avec un crĂ©pitement de branches sĂšches, et, derriĂšre les petits monticules de neige, sâĂ©talĂšrent des triangles dâombre bleue. Allons, en rangs ! » commanda lâabbĂ© en frappant des mains. Trois par trois, dâun pas lourd sur la route sonore, les Ă©lĂšves rentrĂšrent au collĂšge, lâimagination pleine de ces lueurs dâincendie, se rappelant les uns aux autres Moscou en flammes, le Kremlin et lâĂ©popĂ©e napolĂ©onienne. CHAPITRE XII â DE LâAMITIĂ SPIRITUELLE Voici la derniĂšre semaine de lâannĂ©e, la semaine des examens trimestriels, de la fĂȘte de NoĂ«l, des prix dâhonneur de classe. LâabbĂ© Perrotot a Ă©tĂ© discrĂštement renseignĂ© sur son pupille spirituel. Ses assiduitĂ©s prĂšs de MorĂšre scandalisent la petite communautĂ© ; Ă©videmment il doit lâavertir ; il lâa compris, et attend son pĂ©nitent de pied ferme la veille de NoĂ«l Ă son confessionnal. Voyons, mon enfant, vous nâavez rien Ă vous reprocher dans vos rapports avec vos camarades ? » Antone sâaccuse de colĂšres, de paroles mĂ©chantes, dâenvie mĂȘme et dâexcitation Ă lâindiscipline. Câest tout ? â Câest tout, mon pĂšre. â Voyons, vous nâavez pas dâamitiĂ©s particuliĂšres ? » Dans lâobscuritĂ© Ramon fait un geste de surprise que lâabbĂ© devine, puis il murmure dâune voix Ă©tranglĂ©e et stupĂ©faite Câest donc un pĂ©chĂ© ? » Le pauvre directeur craint dâavoir Ă©tĂ© trop loin, il reprend Mon enfant, Ă©coutez ; il y a trois sortes dâamitiĂ©s les amitiĂ©s spirituelles, les amitiĂ©s naturelles qui sont bonnes et les amitiĂ©s naturelles qui sont mauvaises. Suivez-moi. â Oui, mon pĂšre, rĂ©pond docilement Antone qui ne comprend rien. â Les amitiĂ©s spirituelles, continue le directeur, ce sont les amitiĂ©s des grands saints. Par exemple saint GrĂ©goire de Nazianze et saint Basile Ă©taient liĂ©s dâune amitiĂ© qui avait Dieu pour principe et pour fin, et cela dĂšs le collĂšge. Saint Antoine, votre patron, et saint Paul ermite Ă©taient liĂ©s dâune amitiĂ© semblable dans le dĂ©sert, et cependant, ils se voyaient trĂšs peu souvent, trois fois dans leur vie, et une fois aprĂšs la mort dâAntoine. De mĂȘme saint François dâAssise et sainte Claire. Et je nâai pas besoin de vous dire quâelle est une grĂące de Dieu et non pas un pĂ©chĂ© ; mais elle est rare, trĂšs rare, excessivement rare, comprenez-vous ? Les autres amitiĂ©s sont purement naturelles. Elles ne sont pas mauvaises en soi, mais notre nature est si pervertie et le dĂ©mon est si malin que peu Ă peu il peut faire dĂ©vier notre bonne volontĂ© et nous amener au mal. Comprenez-vous ? â Oui, mon pĂšre. Mais celle de saint GrĂ©goire, comment la reconnaĂźt-on ? â Il nây a pas de preuve absolue, mais quand une amitiĂ© vous porte Ă mieux remplir vos devoirs, Ă mieux aimer le bon Dieu, Ă ĂȘtre plus doux, plus charitable, plus vertueux, elle est bonne. Comprenez-vous ? â Oui, mon pĂšre. » Antone est rayonnant, il achĂšve sa confession plein de joie et rentre en Ă©tude physiquement plus lĂ©ger et plus souple. Ă huit heures, les Ă©lĂšves montent au dortoir ; Ă onze heures et demie la cloche les rĂ©veille et ils descendent pour la messe de minuit. Lorsquâils entrent, les orphĂ©onistes dĂ©jĂ rĂ©unis Ă la tribune entonnent le joyeux Gloria in excelsis Deo ». Le chĆur de la chapelle est complĂštement transformĂ© câest une immense grotte prĂ©cĂ©dĂ©e de palmiers peints ; le fond, garni dâun transparent, reprĂ©sente les abords de BethlĂ©em avec JĂ©rusalem et son temple aux toits dâor ; Ă droite la crĂšche apparaĂźt entre un Saint Joseph et une Sainte Vierge de grandeur naturelle, Ă gauche sâagenouillent les bergers, et, au milieu de ces statues, appuyĂ© au transparent, se dresse un autel rustique fait de souches et de pierres moussues, ornĂ© de saxifrages, de fougĂšres et de lierre. La vision est un peu théùtrale, mais la nappe dâautel et les cierges, les ornements du prĂȘtre, les soutanelles rouges et les aubes blanches des enfants de chĆur, suffisent Ă rappeler nettement la liturgie du sacrifice de la messe. Et comment les enfants ne seraient-ils pas soulevĂ©s par les souvenirs de leur prime enfance, par les chants de lâorgue et de leurs camarades, par les quelques mots du cĂ©lĂ©brant rappelant ce mystĂšre de pauvretĂ©, de nuditĂ©, par le souffle de foi et dâamour qui les appelle tous Ă la communion ? Quiconque, enfant, nâa pas participĂ© Ă ces fĂȘtes nâa rien senti. Antone retrouve soudain toutes les Ă©motions de sa premiĂšre communion, toute la joie de son premier pĂšlerinage de Lourdes, lâannĂ©e derniĂšre, avec lâabbĂ© Brillet. Quand il se relĂšve aprĂšs la communion pour chanter avec ses condisciples le NoĂ«l populaire Il est nĂ© le divin Enfant », sa voix retrouve, malgrĂ© la mue, des inflexions chaudes et sonores. Il a besoin, en effet, de chanter, de chanter de toute sa force, car un cantique de joie vibre sans fin dans son Ăąme. Sans le savoir, lâabbĂ© Perrotot lui a ouvert Ă deux battants les portes de lâidĂ©al. Et Antone maintenant croit avoir reçu cette grĂące rare, excessivement rare, de lâamitiĂ© spirituelle. Ă genoux, le front sur ses mains, il en a remerciĂ© Dieu dans son cĆur il lâa suppliĂ© naĂŻvement de la garder des embĂ»ches du Malin, de la resserrer de plus en plus, de la bĂ©nir, de la lui conserver. Toute la journĂ©e, il chante, il saute, il bondit. MorĂšre Ă©tonnĂ© cherche Ă le ramener au calme ; câest en vain. Il croit que câest lâinfluence des vacances prochaines. Tu es fou aujourdâhui. â Un peu, lui riposte-t-il, mais ça ne fait rien, mon grand Geo. â Mon grand Geo, rĂ©pĂšte MorĂšre en riant. Tu as des noms trop drĂŽles et toi comment tâappellerai-je ? â Tonio, rĂ©pond doucement Antone avec lâaccent italien. â Câest vrai, Tonio est encore plus joli quâAntone, et ça te va bien, Tonio. » CHAPITRE XIII â UNE ĂLECTION AU COLLĂGE Trois jours aprĂšs, les Ă©lĂšves de troisiĂšme sont rĂ©unis en Ă©tude pour dĂ©cerner par leurs votes, selon lâusage, le prix dâhonneur trimestriel. Sont Ă©ligibles ceux qui ont obtenu un certain nombre de tĂ©moignages. Parmi eux ils choisissent, en gĂ©nĂ©ral, un Ă©lĂšve laborieux sans doute, mais qui est bon camarade, plein dâentrain et de franchise. Or, depuis la septiĂšme, Georges MorĂšre a toujours obtenu cette flatteuse distinction. Si Miagrin est plus appliquĂ©, Boucher plus grave, Feydart plus sĂ©duisant, il est lui lâentraĂźneur, le protecteur des faibles et le pacificateur des querelles naissantes. Aussi pense-t-il que personne ne lui enlĂšvera cet honneur traditionnel. Il ignore, en effet, les sentiments quâil inspire depuis un mois. La classe est froissĂ©e. Il ne le comprendrait mĂȘme pas. Quelle importance peuvent avoir pour les autres ses rapports avec Antone Ramon ? Câest Ă peine sâil lui parle plus que dâhabitude. Et puis Est-ce que ça les regarde ? » Antone, il est vrai, est toujours prĂšs de lui, mais il est loin dâencourager cette lĂ©gĂšre affectation. Son ami Ă©tant arrivĂ© en retard, Georges lui a prĂȘtĂ© ses rĂ©sumĂ©s dâhistoire et de littĂ©rature, mais les a-t-il refusĂ©s Ă Ămeril ? Dans son Ă©quipe de foot-ball il a fait passer le petit Lyonnais dans les demis », mais ne faut-il pas reconnaĂźtre quâil a toutes les qualitĂ©s nĂ©cessaires ? Alors ? Oui, câest plus quâil nâen faut pour mettre une classe en effervescence et pour devenir impopulaire. Une classe, câest une rue de province. Chacun, Ă travers ses rideaux, observe, conjecture, juge, puis intrigue, cancane, dĂ©chire. Dâabord une amitiĂ© particuliĂšre est un vol Ă la communautĂ© ; dĂšs quâun Ă©lĂšve sort du groupe et en fait sortir un camarade, il frustre aussitĂŽt tous les autres de la somme de sympathies, de camaraderie quâil leur donnait auparavant. La jalousie, la vanitĂ©, la suffisance, la mĂ©disance, le mĂ©pris, tous les mauvais sentiments, tous les mauvais instincts se dressent et sifflent avec un ensemble unique contre les malheureux. Et la misĂšre suprĂȘme, câest que tous ces enfants le font presque innocemment aucun ne voudrait causer sciemment un chagrin rĂ©el Ă ses camarades. Luce Aubert, Louis Boucher, Arthur Feydart, Marcel Sorin, les premiers, les plus sages, se sont Ă©tonnĂ©s Pourquoi nâest-il plus comme tout le monde ? » disent-ils de MorĂšre. Mais le clan des pires, les Beurard, les Monnot, les Lurel, les Patraugeat, câest-Ă -dire les cancres, les louches, les faibles dâesprit et de cĆur, ont immĂ©diatement poussĂ© des clameurs et criĂ© Au scandale ! » Leur impudence sâest effarouchĂ©e de cette amitiĂ© ils lâont stigmatisĂ©e avec dâhorribles mots. Comme un vent pestilentiel de Marais Pontins, leur irritation a rĂ©veillĂ© les endormis, enfiĂ©vrĂ© les placides, donnĂ© Ă tous la malâaria. Des conciliabules se sont tenus Tu sais, on ne vote pas pour MorĂšre ? » Le plus difficile a Ă©tĂ© de sâentendre sur le concurrent. Miagrin nâenlĂšve pas la confiance, Louis Aubert nâa pas le dieu en lui ; de Sorin et de Boucher on dit nettement Ils sont trop moules. » Restait Arthur Feydart ; il avait contre lui ses mots caustiques, mais justement on sâest dit ce sera trĂšs amusant, car cela ennuiera et MorĂšre et les professeurs. Or, ennuyer les professeurs, câest la joie, surtout quand on ne risque absolument rien. Georges MorĂšre nâa-t-il donc aucun partisan ? Si, dâabord Antone Ramon qui lui fait dâautant plus de tort quâil le prĂŽne davantage. Il a encore Pradier, Henriet, Lecomte, les timides bons garçons, les fidĂšles, incapables dâentrer dans cette vilenie, plus incapables encore de rĂ©agir. MĂȘme sâils se remuaient, ils ne seraient pas de force Ă lutter, car ils nâont pas lâenthousiasme. Ils formeront ce grand parti, ce long et large banc des braves gens, le banc des mollusques. Ils font tout sans flamme et sans joie. Les autres, au contraire, sont excitĂ©s par la curiositĂ©, par lâespoir de dĂ©boulonner » MorĂšre, par des haines sourdes, des rivalitĂ©s inavouĂ©es, des espoirs inavouables. Ils ont repris la vieille plaisanterie Contre Antone MorĂšre et Georges Ramon ! » On fait circuler des mots que lâon croit spirituels Sâil faut mourir, MorĂšre. Et un loustic ajoute Sâil faut ramer, Ramon. Un autre a trouvĂ© mieux et de bureau en bureau, pendant une Ă©tude, a voyagĂ© ce papier affiche Potius fĆdari quam mori. » La vieille devise latine PlutĂŽt la mort que le dĂ©shonneur », mais retournĂ©e et ainsi traduite PlutĂŽt Feydart que MorĂšre. » Non, MorĂšre ne sâest aperçu de rien. Seul Antone sâest un peu inquiĂ©tĂ©. Plusieurs fois, tombant brusquement dans un groupe, il a vu les causeurs se faire signe et devenir muets. Dâautres fois, Ă son arrivĂ©e, un condisciple a dĂ©clarĂ© Moi je vote pour Kruger, vive les Boers ! Ă bas les Anglais ! » Antone a compris que la conversation bifurquait. MĂȘme en Ă©tude un billet a circulĂ©, il lâa guettĂ©, mais avant dâarriver Ă lui, le billet a filĂ© sur un autre banc. Dâailleurs, la joie de NoĂ«l et des prochaines vacances a emportĂ© toutes ses craintes et au moment du vote sous la prĂ©sidence de lâabbĂ© Russec, tous deux planent dans la certitude. Enfin on ramasse les bulletins et le dĂ©pouillement commence. Les voix semblent se partager dâabord Ă©galement entre Georges MorĂšre et Louis Boucher ; de-ci, de-lĂ , quelques votes pour Arthur Feydart ou pour Luce Aubert ; soudain lâabbĂ© Russec sâarrĂȘte et haussant les Ă©paules dĂ©clare nettement Voici un bulletin que jâannule. Il est inadmissible quâon y inscrive des injures et des cris de ce genre âMort Ă MorĂšre.â » Toute la salle Ă©clate de rire et se retourne vers Patraugeat qui prend la mine faussement modeste dâun comique rappelĂ© Ă la scĂšne. On entend rĂ©pĂ©ter aux quatre coins comme une excitation Ă une bataille de chiens Mort Ă MorĂšre, mort Ă MorĂšre⊠» Le dĂ©pouillement continue les deux concurrents Ă©taient tous les deux Ă 8 voix, mais Boucher recueille chaque vote nouveau, et le nom de MorĂšre ne sort plus, si bien que dans le silence difficilement rĂ©tabli, lâabbĂ© Russec proclame ainsi les rĂ©sultats Votants 28 Louis Boucher 12 Georges MorĂšre 8 Luce Aubert 4 Arthur Feydart 3 Bulletin nul 1 Louis Boucher triomphe. MorĂšre a pĂąli, il a compris cette fois ; mais, quelle que soit son humiliation, il est trop beau joueur pour donner Ă ses ennemis la joie de son Ă©tonnement douloureux, il redresse la tĂȘte ; dans son coin il sâappuie au mur, et, les sourcils relevĂ©s dans une affectation dâindiffĂ©rence, la lĂšvre avancĂ©e en moue mĂ©prisante, il regarde ses adversaires. Les Patraugeat, les Lurel, les Beurard, les Monnot, les Ămeril nâosent rencontrer ce fier regard, ils retiennent leurs rires, se font entre eux des gestes sournois de fĂ©licitations et se tournent vers Antone Ramon, qui, la tĂȘte enfouie dans ses bras repliĂ©s, pleure de douleur et de rage. Ă sept heures, lâabbĂ© FramogĂ© lit le palmarĂšs devant le collĂšge CLASSE DE TROISIĂME Prix dâHonneur Louis Boucher. Louis Boucher monte gauchement sur lâestrade et en redescend, son prix en mains, dans un tel fracas de galoches que tout le collĂšge se prend Ă rire. Lui-mĂȘme se laisse entraĂźner Ă la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale ; il nây a que deux tĂȘtes sĂ©rieuses Ă ce moment Georges MorĂšre qui semble rĂȘver Ă des choses lointaines, Antone Ramon qui serre les lĂšvres et sâĂ©crase la poitrine de ses bras croisĂ©s pour ne pas sangloter. Mais le soir, une fois couchĂ©, la flamme du gaz baissĂ©e, Antone se laisse aller et pleure avec abondance, en petite fille. Les sentiments les plus farouches le tourmentent plein de haine contre Patraugeat, il songe Ă se lever pour aller le souffleter. Puis il sâaccuse lui-mĂȘme Faut-il que jâaie Ă©tĂ© aveugle, bouchĂ© ! je nâai rien vu, rien compris ; pourtant jâavais des soupçons ah ! si jâavais prĂȘtĂ© lâoreille ! Et dire que jâavais promis Ă Geo de le dĂ©fendre, de lâavertir, et de retrouver celui qui a fait le coup de la flĂ»te ! » Alors il sâimagine son grand ami dĂ©couragĂ©, nâayant plus confiance en lui, Antone, et il voudrait le consoler, lui demander pardon. ExcitĂ© par la soif de se justifier, il se redresse, cherche dans la pĂ©nombre Ă entrevoir la figure de Georges, repousse sa couverture et va se jeter Ă bas de son lit, lorsquâil entend un hum ! » forcĂ©, poussĂ© par une gorge fort peu enrhumĂ©e ; aussitĂŽt rĂ©pondent des grognements sourds et gouailleurs. Antone comprend quâil est Ă©piĂ©. Le surveillant pourrait faire une subite irruption. Au dortoir, câest le temps du grand silence. La moindre infraction Ă cette rĂšgle expose le dĂ©linquant au renvoi. Antone se laisse retomber sur son traversin et, le drap ramenĂ© sur la figure pour ĂȘtre le plus loin possible de toutes ces haines vigilantes qui lâenserrent, il se reprend Ă pleurer. Georges vient de sâendormir, fatiguĂ© de cette journĂ©e dâĂ©motion et de contrainte. Ainsi, on lâa considĂ©rĂ© comme moins bon camarade parce quâil est lâami dâAntone. Il sent douloureusement le froid affreux de lâabandon. On nâa pas Ă©tĂ© cinq ans le chef incontestĂ© dâune classe pour accepter sans frĂ©mir cette brusque dĂ©robade. Il Ă©prouve quelque chose comme lâaltiĂšre douleur dâun gĂ©nĂ©ral lĂąchĂ© par ses troupes, dâun grand homme soudain sifflĂ©. Et cette souffrance sâaugmente des rĂ©percussions quâil prĂ©voit. Quel chagrin demain pour ses parents dont il est lâorgueil, pour ses trois sĆurs, pour M. le curĂ© de Meximieux. Alors la colĂšre le secoue, colĂšre sourde, inavouĂ©e, contre Antone lui-mĂȘme. Quâavait-il besoin de tourner sans cesse autour de lui ? quâest-ce quâil lui veut ? Il le rend ridicule Ă le regarder toujours, Ă prendre toujours parti pour lui, mĂȘme quand il ne sait rien. Georges aurait dĂ» le lui dire. Pourquoi ne lâa-t-il pas fait ? Georges nâose se rĂ©pondre. Plusieurs fois, en effet, il a Ă©tĂ© sur le point de prĂ©venir Antone, toujours quelque chose lâa arrĂȘtĂ©. Quoi ? La franchise de son ami, sa spontanĂ©itĂ©, sa confiance, sa simplicitĂ©, un charme qui Ă©mane de toute sa personne vivante et vibrante et qui lâa fait rougir au moment du reproche. Quây a-t-il de commun, en effet, entre cette amitiĂ© sans dĂ©tour, publique, exubĂ©rante et les amitiĂ©s cachĂ©es des collĂ©giens vicieux ? Et blĂąmer la franchise dâallure de son ami, nâest-ce pas rabaisser leur amitiĂ© ? Nâest-ce pas surtout se montrer moins fier que lui ? Va-t-il recevoir de lui des leçons de gĂ©nĂ©rositĂ© ? Non. Avec une Ăąpre joie, dans son amertume, Georges goĂ»te la douceur dâĂȘtre restĂ© lui-mĂȘme, dâavoir tenu tĂȘte Ă toutes les rancunes, Ă toutes les mĂ©chancetĂ©s, dâavoir portĂ© sans dĂ©faillir le poids de cette Ă©preuve. Il se sait bon grĂ© dâavoir donnĂ© Ă Antone cet exemple de fermetĂ© stoĂŻque, de suprĂȘme maĂźtrise. Dans cette petite Ăąme, toutes ses paroles, tous ses actes pĂ©nĂštrent, sâamplifient, magnifiĂ©s par lâadmiration. Georges a la certitude de la conquĂȘte pleine et entiĂšre, et goĂ»te ce bonheur dâautant plus librement quâil lâa payĂ© plus cher, et quâil croit travailler Ă la formation et Ă lâĂ©lĂ©vation de son ami. Il sâest endormi brusquement sur ces idĂ©es consolantes et son rĂȘve lui montre ses sĆurs, Antone, le PĂšre Levrou, dans la petite maison de Meximieux. Quelquâun encore veille dans le dortoir, repassant les derniers Ă©vĂšnements, estimant les rĂ©sultats. Câest Modeste Miagrin. Quâune Ăąme de quinze ans puisse aboutir Ă cette sorte de mĂ©chancetĂ©, ce serait incomprĂ©hensible, si la jalousie nâĂ©tait pas le fond de notre nature. Il faut toujours se rappeler lâexpĂ©rience de saint Augustin. Jâai vu moi-mĂȘme, dit-il, et constatĂ© de mes yeux la jalousie dâun bĂ©bĂ© il ne parlait pas encore et, dĂ©jĂ blanc de colĂšre, il regardait avec des yeux farouches son frĂšre de lait. » Oui, câest Modeste Miagrin, qui a excitĂ© ses camarades contre Antone et Georges, sans en avoir lâair ; câest lui lâauteur de lâassaut Ă coups de boules de neige, lâorganisateur de la campagne pour le prix dâhonneur. Ă la derniĂšre rĂ©crĂ©ation, il a jetĂ© nĂ©gligemment son opinion Jâai horreur des intrigues et des intrigants moi, je vote pour Boucher, câest un bon type qui nâest mĂȘlĂ© Ă rien. » Et il a enlevĂ© ainsi tous ceux qui, fatiguĂ©s, sâapprĂȘtaient Ă voter pour MorĂšre. Mais il est battu, car il espĂ©rait dĂ©goĂ»ter Georges MorĂšre, et briser ainsi cette amitiĂ©. Or Antone sâattache de plus en plus Ă son ami et Georges est trop fier pour le repousser. Il faudrait mettre son orgueil en cause. Comment ? Il cherche. Sous terre, les gouttes filtrent en rĂ©seaux fins, se rejoignent, forment des poches dâeau qui dĂ©bordent en rigoles souterraines, rencontrent dâautres rigoles, tournent des pierres, traversent le sable, glissent sur lâargile, rongent le calcaire, sâaccroissent au cours de leurs pĂ©rĂ©grinations de tous les filets perdus et finissent par sortir de terre, flot pauvre mais continu. Câest le travail des sources. Ainsi, depuis deux mois, les faits, les sentiments, les pensĂ©es, les mille incidents dâune vie qui paraĂźt si vide et si monotone ont pĂ©nĂ©trĂ© dans ces Ăąmes, sây sont accumulĂ©s suivant leur nature et maintenant le flot sourd, Ă ciel dĂ©couvert, prĂȘt Ă se creuser son lit. Source salubre, si les eaux se sont purifiĂ©es dans ce travail initial ; source malsaine, car il y a des sources putrides, si elles ont traversĂ© quelques charognes enfouies, si elles ont longĂ© quelque fosse infecte. Que Dieu suive les bons ruisseaux et les prĂ©serve de la rencontre des mauvais ! Quâil les garde, car le plus pur cristal, les eaux les plus transparentes peuvent ĂȘtre contaminĂ©es ! CHAPITRE XIV â MIAGRIN PRĂPARE LA RENTRĂE DĂšs lâaube, hourvari ! Câest le dĂ©part ! Ă grandâpeine les surveillants contiennent les manifestations de joie. Les valises au pied des lits, les paquets prĂ©parĂ©s, tout donne au rĂ©veil lâair joyeux des voyages longtemps dĂ©sirĂ©s. Ă 6 heures et demie, Georges MorĂšre et les Ă©lĂšves pour la direction dâAmbronay, AmbĂ©rieu, Meximieux prennent le dernier dĂ©jeuner de lâannĂ©e. Au moment de rentrer en Ă©tude pour attendre lâappel de son train, il est accostĂ© par Miagrin, qui lâemmĂšne Ă la sacristie tout en lui exprimant sa peine de cet Ă©chec. Je nâai pas osĂ©, dit-il, mais jâaurais dĂ» te prĂ©venir quâil y a quinze jours le PĂšre Perrotot et le PĂšre FramogĂ© ont parlĂ© de vous deux ici avec le PĂšre Levrou. â Et quâest-ce quâils disaient ? â Ils parlaient Ă mi-voix jâai compris que Perrotot se plaignait de toi âIl abuse, disait-il, de cet enfant qui ne connaĂźt pas la vie de collĂšge.â Le PĂšre Levrou sâest fĂąchĂ© et Ă un moment a dĂ©clarĂ© âJe vous assure que câest ce petit qui a retournĂ© comme un gant ce grand naĂŻf.â FramogĂ© lâa rappelĂ© au silence, mais je lâai entendu rĂ©pĂ©ter de sa voix saccadĂ©e âParfaitement, le renvoi, nous ne reculerons pas devant le renvoi.â â Qui menace-t-il ? demande MorĂšre. â Je nâen sais rien, rĂ©pond Miagrin, mais si tu continues, il est Ă©vident que tu risques de faire renvoyer Antone, comme Antone dâailleurs risque de te faire renvoyer. Tu es naĂŻf de ne pas le voir. â Eh bien, si on le renvoie, sâĂ©crie MorĂšre, je me fais renvoyer aussi. â Et si câest toi quâon renvoie, » riposte insidieusement Miagrin. MorĂšre ne rĂ©plique pas. Il rĂ©flĂ©chit, puis brusquement il lui tend la main Je te remercie du renseignement, il vaut toujours mieux savoir, dit-il en se dirigeant vers la porte. â Surtout bouche cousue, hein ? demande le sacriste. â Ne crains rien. â MĂȘme avec Antone⊠Surtout avec Antone. » Georges nâa plus que cinq minutes avant le dĂ©part. DĂšs son entrĂ©e Ă lâĂ©tude oĂč tout le monde cause librement, Antone sâest prĂ©cipitĂ© vers lui, et sâĂ©panche malgrĂ© le voisinage de camarades indiscrets et malveillants. Jâavais peur de ne pas te revoir avant le dĂ©part⊠Faut-il quâils soient mĂ©chants ? Moi, ça me bouleverse. Oui, jâaurais dĂ» veiller ; bien des choses que jâavais entendues sâexpliquent tu es trop bon, toi, tu crois que tout le monde est comme toi. » Georges fronce les sourcils. Sans le savoir, Antone le blesse, en lui rĂ©pĂ©tant le jugement de Miagrin et de lâabbĂ© Levrou. Les Ă©lĂšves pour la ligne dâAmbĂ©rieu. » Câest lâabbĂ© Huchois qui entre, Ă©quipĂ© comme pour un voyage au PĂŽle. Ă lâappel de leur nom, les partants rĂ©pondent PrĂ©sent » et bondissent vers la porte de sortie. Antone serre affectueusement la main de Georges qui sâĂ©crie Câest assommant, jâaurais voulu te parler cinq minutes. Enfin, bonnes vacances. Ă lâannĂ©e prochaine. â Ă bientĂŽt, rĂ©pond Antone, bonne annĂ©e ! » Au milieu des cris, des rires et des adieux, la petite troupe sort et prend dâassaut lâomnibus. Soudain Antone court Ă la porte. Georges ? Georges ? ton adresse ? â Meximieux. Ăa suffit. Et toi ? â 25, Place Bellecour. â 25 ? Merci. Au revoir ! » Lâomnibus sâĂ©branle aussitĂŽt et la bande joyeuse parodiant le refrain de la cantate de NoĂ«l Et in terra pax hominibus » chante Ă tue-tĂȘte Le cocher criait dĂ©jĂ , paf âEn omnibus.â » Antone attend maintenant son tour. Il est seul. Modeste Miagrin se glisse vers lui. En lui parlant de Georges il dissipe rapidement sa mĂ©fiance. Vraiment, lui dit-il, tu nâes pas malin. Tu tâĂ©tonnes de lâĂ©chec de MorĂšre ? La faute Ă qui ? â Ă vous. â Ă toi. Ne fais pas lâinnocent. Câest assommant de voir perpĂ©tuellement dans la cour les deux mĂȘmes types se rechercher, se retrouver. Ils ont lâair de ne plus seulement connaĂźtre les autres. Si Georges MorĂšre nâa pas eu le prix dâhonneur, tu peux dire âCâest ma faute.â â Ma faute ? â Oui, ta faute. Câest toi qui lâas dĂ©moli. â Si câest permis⊠â Bien mieux, si tu continues Ă tâafficher ainsi, vous vous prĂ©parez un beau trimestre. â Quâest-ce que tu veux dire ? â Tu ne sais pas ce que câest que la vie ici. Tu nâas jamais Ă©tĂ© dans un collĂšge dâinternes, ça se voit. Et tu auras de la chance si la direction nâintervient pas. » Perfide, il ajoute Ă mi-voix Si seulement tu Ă©tais comme lui. â Comme lui ? â Bien sĂ»r il voit oĂč ça peut le mener, aussi il ne sâaffiche pas comme toi, au contraire, il se tient sur ses gardes, il affecte lâindiffĂ©rence, il se dissimule toi, tu cours naĂŻvement aprĂšs lui. Fais comme lui. â Alors, câest moi qui lui ai fait perdre son prix dâhonneur ? â LĂ -dessus, pas de doute. » Lâappel interrompt la conversation. Antone part dans le second omnibus plus plein et plus agitĂ© quâune caisse de biscuits rongĂ©e par des rats. Le train fuit Ă travers la triste Dombes, plus triste encore lâhiver avec ses marĂ©cages et ses Ă©tangs glacĂ©s ; Antone sâest mis Ă la vitre, il regarde fuir le monotone paysage et repasse les paroles de Miagrin. Est-ce vrai que Georges ait honte de son amitiĂ© ? Mais Ă partir de Sathonay la joie gĂ©nĂ©rale le gagne. Il approche de Lyon il va revoir son pĂšre et sa mĂšre, il a huit jours de libertĂ©, de vacances. Et quelles Ă©trennes lâattendent ? Les espĂ©rances dissipent les tristesses comme par enchantement. La figure Ă©panouie de plaisir, Ă la gare de la Croix-Rousse, il se jette dans les bras de sa maman qui est venue lâattendre. Tout semble oubliĂ©. CHAPITRE XV â SOUS LE REGARD DâUNE MĂRE M. MorĂšre avait dĂ» passer en Angleterre, Ă la fin de lâannĂ©e. Une importante maison de ciments lui proposait un traitĂ© avantageux et lui-mĂȘme voulait voir de prĂšs lâorganisation de cette industrie dans le Portland. Georges apprend dĂšs son arrivĂ©e cette mauvaise nouvelle. Ses sĆurs Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse et Brigitte, la plus jeune, lâembrassent aussitĂŽt, lâenveloppent de leurs bras et lâassourdissent de leur caquetage. Mais Georges ne trouve pas de rideaux Ă sa fenĂȘtre, comme il lâavait demandĂ© ; câest une dĂ©ception. Est-ce quâon les rĂ©serve pour le premier de lâan ? » demande-t-il Ă Marie-ThĂ©rĂšse la cadette, celle quâil aime le plus. Marie-ThĂ©rĂšse secoue la tĂȘte tristement Maman a dit que ce ne serait pas pour ces vacances-ci. â Tant pis. » Et il se prĂ©cipite dans le jardin. Il fait froid. Le gravier des allĂ©es craque sous les pieds comme du verre pilĂ©, les planches de lĂ©gumes sont recouvertes dâun rĂ©seau de toiles dâaraignĂ©es toutes poudrĂ©es, le givre Ă©tincelle sous les rayons blancs du soleil et de temps en temps, des vieux arbres rĂ©signĂ©s au froid, une feuille brune, toute satinĂ©e par le gel, achĂšve de se dĂ©tacher et tombe lourdement. La piĂšce dâeau est prise, sauf en deux ou trois endroits oĂč Marthe a brisĂ© la glace pour donner un peu dâair aux poissons. Georges leur jette de la mie de pain. Marie-ThĂ©rĂšse profite de ce tĂȘte-Ă -tĂȘte, car Brigitte, Bridgette pour la famille, est avec son aĂźnĂ©e prĂšs des Ă©pinettes. â Maman nâest pas trĂšs contente de toi⊠â Allons voir les lapins, interrompt Georges, et il court vers le clapier, mais Bridgette lui crie â Il nây en a plus, jâai mangĂ© le dernier avant-hier. â Jâai ?⊠NousâŠ, reprend Marthe faisant la leçon de savoir-vivre Ă sa petite sĆur. â Tu manges mes lapins ?⊠sâĂ©crie Georges, avec une colĂšre feinte. â Nos lapins, rĂ©pond Bridgette imitant le ton doctoral de sa grande sĆur. â Et voilĂ ta punition. » Georges a donnĂ© un vigoureux coup de pied au pommier sous lequel se trouve Bridgette ; tout le givre endormi sur les branches tombe aussitĂŽt en pluie lente sur la petite qui, surprise, proteste, tandis que Georges se sauve en riant. MĂ©chant⊠Tu nâes plus gentil !⊠maman a bien raison⊠â Chut ! » fait Marthe en la regardant avec sĂ©vĂ©ritĂ©. Cependant la voix de la maman retentit. Marthe ? Marie-ThĂ©rĂšse ? Bridgette ? allons. » La troupe sâenvole comme une nichĂ©e dâoiseaux et sâen va prĂ©parer la table. Georges reste seul. Mais, tandis quâil revient vers la maison, sa mĂšre descend vers lui. Georges, dit-elle, viens un peu ! â Quâest-ce quâil y a, maman ? â RĂ©flexion faite, je prĂ©fĂšre te dire tout de suite ce que jâai sur le cĆur. » Georges regarde sa mĂšre et reprend en Ă©cho Sur le cĆur ? â Oui, mon enfant, je ne sais ce qui se passe Ă Bourg, mais il me semble que tu as mal commencĂ© ta troisiĂšme. â Pourtant, mes places⊠â Il ne sâagit pas de tes places, il sâagit de tes lettres. LâannĂ©e derniĂšre elles Ă©taient beaucoup plus affectueuses, beaucoup plus frĂ©quentes ; cette annĂ©e, au contraire, plus lâĂ©loignement durait, moins tu nous Ă©crivais. Câest tout juste si nous avons reçu une lettre pendant le mois de dĂ©cembre. Et quelle lettre ! Autrefois tu tâouvrais Ă nous, tu nous donnais des dĂ©tails sur tes efforts, sur ceux de tes camarades maintenant plus rien. Si, tu nous as parlĂ© au mois de novembre dâun nouveau qui habite Lyon et qui tâa invitĂ© pour les grandes vacances, mais depuis, plus un dĂ©tail. â Ăcoute, maman, je ne peux pas te donner un journal continu de tout ce que nous faisons. Dans les basses classes passe encore, mais maintenant, en troisiĂšme, ça serait ridicule ! â Pourquoi ridicule ? Crois-tu quâĂ mesure que tu grandis je me dĂ©sintĂ©resse de ton travail et de ta conduite ? â Tu as le bulletin, chaque semaine. â Oui, jâai le bulletin, mais toi-mĂȘme tu nous disais lâannĂ©e derniĂšre que les notes ne signifient rien, quâil fallait les raisons de ces notes. â Et tu nây comprenais rien, tu me lâas dit toi-mĂȘme. â Si je ne comprends pas les dĂ©tails, je comprends tes sentiments, cela me suffit. Câest maintenant que je ne comprends plus. Et puis câest Ă peine si tu as envoyĂ© un mot au 18 dĂ©cembre pour lâanniversaire de Marie-ThĂ©rĂšse. â On Ă©tait en pleine prĂ©paration des compositions trimestrielles. â Câest possible, mais les autres annĂ©es tu trouvais des paroles plus aimantes. Ton pĂšre a Ă©tĂ© vivement affectĂ© de la briĂšvetĂ© de tes souhaits. â Quâest-ce que tu veux, dans les hautes classes, les programmes sont beaucoup plus chargĂ©s, on est bousculĂ©s, on nâa pas le temps ! » Le ton colĂšre de cette excuse frappe douloureusement Madame MorĂšre qui reprend Soit ! mais il y a encore une chose que je regrette, et ce qui mâafflige le plus, câest que tu nâen parles pas toi-mĂȘme le premier⊠â Le prix dâhonneur ? interrompt Georges impĂ©tueusement. Dâabord je nâai pas encore eu le temps de te voir. â Comment, de neuf heures Ă onze heures ? â De te voir seule. Je ne voulais pas tâexpliquer cela devant Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse et Bridgette. â Crois-tu quâelles ne lâont pas remarquĂ©. Câest Brigitte qui mâa dit la premiĂšre âEt le beau livre de Georges oĂč est-il ?â Elles se sont disputĂ©es toutes les trois en allant te chercher Ă la gare pour savoir qui le rapporterait Ă la maison. Quâest-ce quâil y a ? â Il y a quâon a montĂ© une cabale contre moi, voilĂ tout. â Pourquoi ? â Comment veux-tu que je le sache ? Ils ne sont pas venus me le dire. Et quant Ă le leur demander, sâils lâespĂšrent, ils attendront longtemps. â Et tu ne sais pas pourquoi ? â Je le sais, sans le savoir, je mâen doute, mais ce serait trop long Ă tâexpliquer. â Nous avons le temps. » Georges fronce les sourcils, visiblement gĂȘnĂ© dâune pareille insistance. Voici. Lorsquâest arrivĂ© le nouveau, Antone Ramon, qui nâavait jamais Ă©tĂ© au collĂšge, le PĂšre Russec mâa demandĂ© de le mettre au courant des usages. Comme il est trĂšs jeune, trĂšs libre, ça nâa pas plu Ă tout le monde ; on a voulu lâennuyer, je lâai dĂ©fendu, et pour se venger, ils ont donnĂ© le prix dâhonneur Ă Louis Boucher. â Si câest cela, câest bien simple. Pourquoi tant dâagacement ? Je prĂ©fĂšre que tu aies protĂ©gĂ© un de tes camarades contre de mauvais amis, plutĂŽt que de lâavoir abandonnĂ©, mĂȘme pour le prix dâhonneur ; tu sais bien ce que jâai toujours pensĂ© des prix ? » Enhardi par cette Ă©logieuse tendresse, Georges reprend Si tu savais comme ils sont devenus mĂ©chants ; ainsi lâautre jour on se battait Ă coups de boules de neige, ils se sont mis Ă vingt contre nous deux. â Et Miagrin, Henriet, Boucher ? â Eux ! ils en Ă©taient ou faisaient semblant de ne pas voir. Dâailleurs ils sont jaloux de lui. » Ă ce moment, du perron, Bridgette appela Ă table ! Ă table ! » Et quand Georges passa prĂšs dâelle, elle lui sauta au cou et lâĂ©treignit dans ses petits bras. Quâest-ce que tu veux, Bridgette ? â Demande donc Ă maman quâon fasse des beignets aux pommes ? â Oui, petite gourmande, » rĂ©pondit Madame MorĂšre qui avait entendu. Bridgette disparut, et aussitĂŽt on lâentendit donner lâordre Ă la cuisine Maman a dit quâil fallait faire des beignets aux pommes pour Georges. â Bien ! on en fera six pour Georges, rĂ©pondit Marthe par taquinerie. â Et six pour moi, » ajouta Bridgette sans se dĂ©contenancer. Dans lâaprĂšs-midi, Madame MorĂšre parut toute rassurĂ©e. Ses trois filles Ă©taient elles-mĂȘmes Ă©tonnĂ©es de ce changement dâhumeur. On organisa une promenade pour le lundi Ă Montluel, chez lâoncle Justin. Mais Ă partir du dimanche, Madame MorĂšre retomba dans son silence attristĂ©. Le soir, Georges sâenferma dans sa chambre pour en finir, disait-il, avec toutes ses lettres de premier de lâan. Marie-ThĂ©rĂšse insista pour quâil les fĂźt au salon, oĂč elle Ă©crivait les siennes. Elle dĂ©sirait tout simplement se faire aider, car elle Ă©tait au bout de ses idĂ©es et de ses sentiments quand elle avait mis Mon cher oncle », ou Ma chĂšre marraine⊠» Mais son frĂšre, dâordinaire serviable, refusa net et refusa plus Ă©nergiquement encore de la laisser sâinstaller dans sa chambre prĂšs de lui. Rien nâĂ©chappait Ă Madame MorĂšre. Elle finit lâannĂ©e sur de sombres pensĂ©es. CHAPITRE XVI â UN ENFANT TRĂS OCCUPĂ Le 1er janvier 1902, Ă huit heures du matin, Antone entendant son pĂšre marcher et causer dans la chambre de sa mĂšre, frappe Ă la porte pour leur offrir ses souhaits de bonne annĂ©e. Ă peine est-il entrĂ©, que son papa lâarrĂȘte, sonne, crie, lâinterrompt Attends⊠je suis trĂšs pressĂ©. Cyprienne ? apportez-nous les dĂ©jeuners ici⊠Est-ce que jâai de lâeau chaude, au moins⊠Quâest-ce que tu as fait de mes rasoirs ?⊠Ne rĂ©ponds pas Ă ton pĂšre. Tu nâen sais rien ? Il ne sait rien cet enfant, vous le constatez, chĂšre amie. Quâest-ce quâon lui apprend dans son collĂšge ? » Antone reste ahuri, tandis que son pĂšre se badigeonne le menton de savon et continue Mets-toi Ă table⊠Ne renverse pas les tasses⊠Non, mais tu ne te gĂȘnes plus ? Madame, voyez quel fils vous avez, le voici installĂ© prĂȘt Ă manger et il ne mâa pas seulement dit bonjour. » Antone sâest levĂ©, il proteste Je veux⊠â Tu veux⊠quâest-ce que tu veux ? interrompt son pĂšre. Dâabord il nây a que moi qui aie le droit de dire âJe veux.â » Antone interloquĂ© se jette dans les bras de sa maman et lâembrasse en lui souhaitant une bonne annĂ©e. Eh bien, et moi, fait le papa, qui racle artistement les mĂ©plats de sa noble figure. â Attends ! attends, Tonio, crie la mĂšre, tu vas le faire couper. â Vas-y tout de mĂȘme, » reprend M. Ramon, et, le rasoir haut levĂ©, il tend Ă lâenfant sa joue savonneuse. Antone y pose ses lĂšvres, riant de sentir la mousse pĂ©tiller sur ses lĂšvres et son nez, puis murmure Petit papa, je tâoffre mes meilleurs vĆux. â Câest du rĂ©chauffĂ©, mon garçon, tu les as dĂ©jĂ offerts Ă ta mĂšre. Bah ! je les accepte tout de mĂȘme et je tâoffre les miens. Tu les connais travaille maintenant et tu te reposeras plus tard. Câest bon va dans ma chambre et apporte tout ce qui est sur le lit. » Lâenfant revient bientĂŽt, les bras surchargĂ©s de cartons, quâil pose sur le tapis et dĂ©balle. BientĂŽt il pousse des cris de joie. Câest un phonographe dernier modĂšle, avec toute une collection de chansons et dâairs dâopĂ©ras. AidĂ© de son pĂšre, il monte lâappareil et prend au hasard un disque. AprĂšs un ronflement de zinc on entend un titre peu net, puis brusquement une voix claironnante et gouailleuse lance Il commençait Ă sâfaire tard, DerriĂšre moi un vieux fĂȘtard⊠Ah ! quelle horreur ! sâĂ©crie Madame Ramon. Qui est-ce qui tâa vendu cela ? câest abominable. » M. Ramon a dĂ©jĂ arrĂȘtĂ© le mouvement. Quâest-ce que tu veux, ma chĂšre, jâĂ©tais pressĂ©, jâai achetĂ© en bloc deux sĂ©ries. Prends dans lâautre sĂ©rie, mon garçon. » Docile, Antone adapte au plateau un nouveau disque et bientĂŽt le pavillon jette ce couplet bizarre En gĂ©nĂ©ral tous les enfants Viennent au monde⊠ArrĂȘte ! arrĂȘte ! crie Ă son tour M. Ramon. Je la connais celle-lĂ ! Quâest-ce que câest que cette brute qui me vend tout le rĂ©pertoire de Bruant pour un gamin ? Laisse ça de cĂŽtĂ©. On lui reportera sa marchandise Ă cet idiot. Va tâhabiller. » Comme Antone sort, il entend des pas et des voix dans lâescalier. Bonjour, bijou. â Bonjour, chĂ©ri. â Comment vas-tu, mon ange ? â Viens mâembrasser, mon amour. » Câest tante Mimi et tante Zaza. Ta maman est lĂ , trĂ©sor de mon cĆur ? â Est-ce quâon peut entrer, mon chou bien-aimĂ© ? â Entrez ! entrez ! crie M. Ramon, on est lĂ , toujours lĂ ! » Madame Ramon montre la superbe zibeline que lui a offert son mari. Pendant dix minutes câest un babil Ă©perdu, un concert de cris dâadmiration Ah ! cette zibeline ! quelle belle zibeline !⊠» Puis les deux tantes accaparent Antone et quelques instants aprĂšs Firmin entre apportant paquets sur paquets. Lâenfant en a sa part une lanterne Ă projections, et un superbe volume Ă la conquĂȘte de lâInde. » Il sây plonge aussitĂŽt, car câest un fĂ©roce mangeur de livres. Mais Ă peine a-t-il commencĂ© quâon frappe Ă la porte. Cyprienne remet le courrier. Des lettres dâaffaires, dit M. Ramon, vous permettez, nâest-ce pas⊠Oui, je vois, câest bien ; des prospectus, â des journaux, â des cartes, Baronne Brevin, les Mauroux, Docteur Bradu, le Premier PrĂ©sident. Tiens, une lettre pour Antone⊠DĂ©jĂ ! je te plains, mon garçon. » Antone sâest dressĂ©, abandonnant son volume. Une lettre ? â Oui, Ă©criture inconnue, tu peux la lire, ici ce nâest pas le collĂšge, ça ne passe pas par les yeux du SupĂ©rieur. â Armand ! proteste Madame Ramon avec une figure offensĂ©e. â Que veux-tu, ma chĂšre amie, jâai toujours trouvĂ© cet usage stupide. Lire les lettres des enfants ! Enfin ! » Antone a dĂ©cachetĂ© sa lettre ; il en parcourt fĂ©brilement les quatre pages, puis reprend pour la lire plus lentement. Diable ! remarque son pĂšre, railleur, câest compliquĂ© ? â Qui est-ce qui tâĂ©crit ? demande la maman. â Câest Georges MorĂšre, il me souhaite la bonne annĂ©e. â Un ami de classe, explique Madame Ramon Ă ses sĆurs. â De cĆur, rectifie malicieusement le mari. Il y a trois jours que Tonio nous en parle. Quatre pages ! il est Ă©loquent ce gaillard-lĂ . Et pendant les vacances encore ! Du moins il ne te demande pas cinq louis ? â Cinq louis ? rĂ©pĂšte Antone surpris. â Pas saint Louis, roi de France, câest clair. Quâest-ce quâil est ce Georges BarrĂšre, Borel, Morel ? â Le premier de la classe, rĂ©pond Antone tout vibrant. â Câest un mĂ©tier cela, câest entendu. Mais son pĂšre ? â Il est entrepreneur⊠â De quoi ? â Je ne sais pas. » La conversation cependant repart sur les zibelines. Quelle belle zibeline ! ah ! avoir une zibeline ! Profitant du babil des tantes et de sa mĂšre, qui sâenveloppe dans sa nouvelle fourrure sous leurs yeux dâextase, Antone rentre dans sa chambre. Cinq minutes aprĂšs survient son pĂšre, tandis quâil Ă©crit. Tu tâen vas en laissant en panne tout ton matĂ©riel, veux-tu me dĂ©barrasser la chambre de ta mĂšre ? Allons, hop ! » Lâenfant se prĂ©cipite, rapporte toutes ses richesses quâil jette sur son lit, en tas, et se remet Ă Ă©crire. Un instant aprĂšs, tante Mimi frappe discrĂštement. Encore, murmure Antone contrariĂ©. â Eh bien, es-tu content de ta lanterne ? Il faudra la montrer Ă bonne maman ; elle te donnera des sĂ©ries de vues. Voyons, quâest-ce que tu voudrais ? â Mais je ne veux rien, rĂ©pond le neveu agacĂ©. â Ah ! câest comme cela que tu me remercies. TrĂšs bien. Je mâen vais, » rĂ©plique la tante Mimi sĂ©vĂšre comme une camerera mayor. Antone, sans scrupule, la laisse partir et continue sa lettre. Soudain, il entend derriĂšre lui Coucou ! Ah ! le voilĂ ! » Il sursaute et furieux se retourne, câest la tante Zaza. Câest idiot de me surprendre comme cela ! Laisse-moi, lĂ ! Tu mâas fait peur. â DĂ©cidĂ©ment on Ă©lĂšve bien mal les enfants Ă Saint-François-de-Sales, proclame tante Zaza qui descend aussitĂŽt raconter ce fĂącheux accueil Ă CĂ©leste. â Je te lâavais bien dit, tu lâas mis avec tous ces paysans bressans, il en a pris les maniĂšres villageoises. » CĂ©leste Ramon accourt aussitĂŽt fort mĂ©contente, suivie de son mari qui rĂ©pĂšte, dâun ton Ă©videmment trĂšs distinguĂ© Mais quâest-ce quâil a ce moucheron ? » Antone, Ă sa table, les sourcils froncĂ©s, est plongĂ© dans son Ă©criture. Quâest-ce que ça signifie, dit sĂ©vĂšrement le pĂšre, voilĂ maintenant que tu es grossier avec tes tantes. â Mais, papa⊠â Il nây a pas de papa. Quâest-ce que tu fais lĂ ? â JâĂ©cris une lettre. â Une lettre, aujourdâhui, et Ă qui, Seigneur ? â Ă Georges MorĂšre. â DĂ©jĂ ! sâexclame M. Ramon. Non, mais tu es invraisemblable. Ma chĂšre, nous avons un fils qui rĂ©pond aux lettres, non pas dans les vingt-quatre heures, mais dans les vingt-quatre minutes, et mĂȘme les jours de fĂȘte. Sâil ne fait pas son chemin, celui-lĂ , câest Ă dĂ©sespĂ©rer du mĂ©rite. En attendant, toi, laisse-moi cela tout de suite et fais-moi le plaisir dâaller demander pardon Ă tes tantes, plus vite que cela. » Antone, maussade, sĂšche sa lettre, la met dans sa poche et descend. Un quart dâheure aprĂšs, profitant dâune discussion sur les visites de la journĂ©e et de lâarrivĂ©e de lâoncle Brice, il sâesquive de nouveau, mais, mĂ©fiant, gagne la cuisine. Firmin, dit-il, je monte Ă votre chambre, vous avez un encrier ? â Oui, mais votre papa⊠â Sâil mâappelle, vous me ferez signe, nâest-ce pas ? » Firmin le suit, dĂ©barrasse la table de la cuvette, la chaise de son pantalon de service, verse un peu dâeau dans lâencrier dessĂ©chĂ© et installe le fĂ©brile correspondant. Câest Ă votre PĂšre SupĂ©rieur que vous Ă©crivez, dit-il en riant. â Le PĂšre SupĂ©rieur ? » demande Antone. Mais Firmin, Ă la cuisine, raconte dĂ©jĂ lâaffaire dâune maniĂšre romanesque avec des allusions et des mots Ă©quivoques qui font rire la laveuse de vaisselle et le cocher, et qui parviennent aux oreilles dâAntone, initiĂ© ainsi Ă un langage grossier avant dâen comprendre le sens. La tentation est trop forte pour Cyprienne, la camĂ©riste de Madame, la femme de Firmin. Sous le premier prĂ©texte venu elle remonte Ă sa chambre. Antone toujours absorbĂ© continue sa lettre. Cyprienne tourne deux ou trois fois autour de la table cherchant ses Ă©pingles Ă cheveux, rangeant son linge sale qui traĂźne au pied du lit. Enfin, nây tenant plus, elle demande Câest Ă votre ami que vous Ă©crivez ? â Oui. â Il habite loin dâici ?⊠â Oui⊠non. â Du cĂŽtĂ© de RochetaillĂ©e ? â Non. â Parce que je connais quelquâun de RochetaillĂ©e qui est Ă Bourg il sâappelle Roger Maublanc, il a une sĆur, vous le connaissez ? » Antone sâimpatiente, mais Cyprienne est chez elle et se croit le droit de pousser Ă fond son enquĂȘte. Heureusement le mari siffle Madame tâappelle ! â Quâelle est assommante, cette pintade, on nâest jamais cinq minutes tranquille. â Vite ! jâentends le singe beugler ! » Tout en bougonnant, elle sâenfuit, laissant Antone surpris de cette sĂ©vĂšre apprĂ©ciation de sa mĂšre, et incertain du sens Ă donner Ă la phrase de Firmin. Il sâest remis Ă son travail, mais ce bourdonnement de taon a dispersĂ© ses idĂ©es, il se relit indĂ©finiment. Brusquement, Firmin reparaĂźt. Hop ! lui dit-il, descendez vite, le patron vous rĂ©clame. Il est encore en colĂšre. » Antone se lĂšve vivement, accroche sa chaĂźne au bouton du tiroir et lâencrier se renverse sur sa lettre. Allons bon, encore du rabiot, hurle Firmin en jurant. Laissez cela et filez ! » Lâenfant sent la diffĂ©rence de ton. Firmin ne le mĂ©nage plus maintenant ; un peu plus, il lâaurait tutoyĂ©. Il arrive Ă temps, on se met Ă table. Il faut reconnaĂźtre que le menu avec les vins variĂ©s et la conversation spirituelle de M. Ramon remet Antone en joie. Ces jours-lĂ son pĂšre lĂąche la bride Ă sa fantaisie. Il affirme Ă la vieille cousine Vovo et aux deux tantes que pour fĂȘter le premier jour de lâannĂ©e il a retenu des artistes de lâOpĂ©ra de passage Ă Lyon. Sur un coup de sonnette il sâĂ©crie Les voici », sort et trois minutes aprĂšs revient en faisant des gestes mystĂ©rieux Chut ! Ils sont lĂ , dans le salon, Ă©coutez-moi ça, ma cousine, et vous, Zaza, taisez-vous ! câest le grand air des Huguenots par NotĂ© lui-mĂȘme. Vous savez ? â Plus blan-anche que la blan-an-anche hermii-iiiine, fredonne tante Zaza Ă mi-voix. â Câest cela, vous y ĂȘtes. Taisez-vous. Chut ! » En effet, au mĂȘme moment on entend parler Ă haute voix dans le salon et soudain la voix canaille et claironnante lance Il commençait Ă sâfaire tard, DerriĂšre moi un vieux fĂȘtard TrĂšs myope et lâair coquecigrue⊠Ah ! sâĂ©crient les deux tantes scandalisĂ©es. â Taisez-vous donc, vous ĂȘtes ridicules, dĂ©clare M. Ramon avec le plus grand sĂ©rieux. â Quâest-ce quâil chante ? demande la vieille cousine. â La romance de Raoul des Huguenots, vous savez, la blanche hermine ? â Ah oui ! » et la vieille Vovo toute rĂ©jouie, fait signe aux autres de se taire, prĂȘte lâoreille et finit par entendre hurler Et on la mangerait toute crue Sur lâboulevard ! sur lâboulevard ! Câest abominable ! crie-t-elle soudain, ce sont des chansons de cannibales, fais-le taire ! » Madame Ramon, Antone, tout le monde se roule. M. Ramon, lâair digne et offensĂ©, va imposer silence Ă lâartiste. Mais on recommence la mystification quand sur la fin du dĂ©jeuner survient lâoncle Brice, Ă la grande joie dâAntone qui fredonne entre temps lâair trois fois entendu Sur lâboulâvard, sur lâboulâvard ». Câest ainsi que se parfait lâĂ©ducation du collĂšge au sein de la famille. Vers une heure et demie, le maĂźtre de la maison se lĂšve Pour la corvĂ©e, commande-t-il aux tantes, quand les voitures sont avancĂ©es. Dâabord chez Maman, aprĂšs chez le grand-oncle, aprĂšs chez les Bossarieu. » Puis sâeffaçant, il reprend dâune voix lugubre La famille ! » Toute lâaprĂšs-midi ce sont des congratulations, des compliments sur la bonne mine dâAntone malgrĂ© les protestations de tante Zaza et tante Mimi qui le trouvent fatiguĂ©, amaigri, moins bien quâĂ Sermenaz. Antone reste maussade, rĂ©pond Ă peine, sâennuie visiblement et ne songe quâĂ partir. Tante Mimi en fait la remarque avec des airs Ă©plorĂ©s. Et tante Zaza rĂ©pĂšte non moins attristĂ©e Que veux-tu ? câest lâĂąge ingrat ! Et puis moi, je lâai toujours dit Pourquoi le mettre au collĂšge, il aurait Ă©tĂ© bien mieux chez nous Ă Sermenaz ! » Ă six heures, on rentre Ă la maison, se reposer avant le dĂźner chez la grandâmĂšre. Mais Ă six heures et demie, quand on cherche Antone pour partir, on ne le trouve ni au salon, ni dans sa chambre. Il est pourtant rentrĂ© avec nous, affirme M. Ramon. Quâil est ennuyeux ce gamin-lĂ ! Antone ? Antone ! » Antone ne rĂ©pond pas. Tous les domestiques, se doutant quâil se cache quelque part, fouillent la maison des greniers Ă la cave. Ă sept heures on ne lâa pas encore retrouvĂ©. DĂ©jĂ sâĂ©chafaudent les suppositions les plus baroques, il est malade, il a Ă©tĂ© Ă©crasĂ© devant la porte, en rentrant il faisait si noir. Firmin, Cyprienne racontent que le matin il voulait absolument Ă©crire une lettre. Le collĂšge Saint-François-de-Sales subit en ce moment de dures critiques, quâattĂ©nue Ă peine la crainte dâun malheur. Enfin quoi ! il a treize ans, ce nâest plus un marmot, » rugit M. Ramon dans sa colĂšre. Ă sept heures et quart on sonne Ă la porte et Antone apparaĂźt. DâoĂč viens-tu, petit misĂ©rable ? â De la poste, papa. â Quâest-ce que tu fais Ă la poste ? Ă cette heure ? sans nous avoir prĂ©venus ? Alors nous sommes tes chiens maintenant ? il faut attendre que Monsieur soit revenu ? » Un dĂ©luge de reproches, dâexclamations de fureur sâabat sur le petit En voilĂ une conduite ! Mes compliments. Ils sont fameux tes maĂźtres ! » Cependant sa mĂšre le secoue par le bras en lui rĂ©pĂ©tant, sans obtenir de rĂ©ponse Mais que faisais-tu Ă la poste ? » Câest bien simple, perpĂ©tuellement bousculĂ© chez lui, Antone aprĂšs la tournĂ©e de visites, au lieu de rentrer, a profitĂ© de la nuit pour se glisser derriĂšre la voiture, et courir Ă la grande Poste, tout prĂšs de la place Bellecour. LĂ il a pu terminer sa lettre Ă Georges et lâenvoyer ; il nâa oubliĂ© quâune chose le temps. Il croit nâĂȘtre restĂ© quâun quart dâheure, et voilĂ une heure quâil est absent. Le retard lui-mĂȘme fait abrĂ©ger la scĂšne de gronderie. Les tantes sont intervenues et tandis quâil reste silencieux, elles parlent pour lui et lâexcusent Il ne savait pas, il ne recommencera plus, il ne lâa pas fait exprĂšs, il a cru bien faire, ce pauvre mignon lĂ , il demande pardon, ne soyez pas trop durs pour lui. » Antone ne demande rien, ne bouge pas et se laisse entraĂźner chez la grandâmĂšre, comme une victime, aprĂšs avoir Ă©tĂ© peignĂ© et coiffĂ© par tante Zaza, tandis que tante Mimi lui mettait ses gants. Une demi-heure aprĂšs, au milieu du salon de la grandâmĂšre, il nâest plus question de cette incartade que sous forme de plaisanterie. Dites donc, maman, interroge M. Ramon ; vous ne pourriez pas obtenir par M. Bossarieu une place de petit tĂ©lĂ©graphiste pour Antone. Il adore la Poste. » Lâoncle Brice rit de lâaventure et raconte quâenfant il a jouĂ© des tours pendables. Il Ă©tait parti Ă six heures du matin pour la pĂȘche et nâĂ©tait rentrĂ© quâĂ sept heures du soir. On avait dĂ©jĂ tĂ©lĂ©graphiĂ© Ă GenĂšve. La soirĂ©e se termine par des bridges. Ă onze heures, CĂ©leste Ramon, prĂ©textant sa santĂ©, revient avec son mari et son fils Ă la maison. Il est plus de minuit quand elle ramĂšne la conversation sur Antone Zaza a raison, il est bien plus gauche que lâannĂ©e derniĂšre. As-tu remarquĂ© cet air inintelligent quâil prend quand on lui parle ? Et puis, cette lettre. Quâest-ce que cet ami qui lâa vu il y a trois ou quatre jours et qui Ă©prouve le besoin de lui Ă©crire ? â Ne te mets donc pas martel en tĂȘte, ça nâa pas lâombre dâimportance. â Si câest un mauvais camarade ? Je te trouve bien lĂ©ger, Armand, de fermer les yeux si facilement. Tu aurais dĂ» lire sa lettre. â Eh bien, va la lui demander et nâen parlons plus. Que dâhistoires pour ce gamin ! â Parfaitement. » Madame Ramon a ouvert sa chambre ; elle sâavance dans le couloir sombre, et remarque une raie lumineuse sous la porte de lâenfant. Elle frappe doucement, personne ne rĂ©pond ; elle entre. Tout Ă©tonnĂ©e, elle aperçoit Antone paisiblement endormi, le bras Ă©tendu hors de son lit prĂšs de sa lampe allumĂ©e, malgrĂ© les dĂ©fenses rĂ©itĂ©rĂ©es. Une lettre gĂźt sur la peau de loup, elle la ramasse, Ă©teint la lumiĂšre et revient prĂšs de son mari. Voyons ce morceau de littĂ©rature, dit-il en sâallongeant sur la chaise longue. â Mon cher Tonio, commence CĂ©leste Ramon. â Tiens ! il lâappelle comme nous !⊠Est-ce que câest long ?⊠Oui⊠Alors tu permets que jâallume un cigare. â Dans ma chambre ? Non. â Une cigarette. Voyons, pour mon premier jour de lâan et des âThree Castleâ. Va, je suis tout ouĂŻe. â Mon cher Tonio, Câest avec une grande tristesse au cĆur que je tâai quitté⊠â Câest gentil, ça ! â Tu es insupportable ; tais-toi, ou je lis Ă voix basse. â Non, continue, tu mâintĂ©resses. â Jâaurais voulu te dire tant de choses. Dâabord ne te soucie pas de Patraugeat⊠â Patraugeat, interrompt M. Ramon en se renversant avec un long rire, peut-on sâappeler Patraugeat, et se soucier de Patraugeat ? â Je tâen prie. » M. Ramon rĂ©pĂšte Ă mi-voix Patraugeat ! Patraugeat ! » Sa femme continue de lire Ă voix basse, puis sur ses instances continue Mais si nous retrouvons encore les mĂȘmes yeux jaloux et mĂ©fiants, il faut que tu rĂ©sistes au dĂ©goĂ»t et au dĂ©couragement, il faut leur montrer Ă tous que notre amitiĂ© est pure⊠â Ange pur, ange radieux ! fredonne M. Ramon. â Que notre amitiĂ© est pure et quâelle fait de nous des hommes⊠â Mais câest un prĂ©dicateur cet enfant-lĂ . â Ah ! tu mâennuies, je lis pour moi. â CĂ©leste, je tâen supplie. â Non, tu nâes pas assez sĂ©rieux. » Silencieuse, elle poursuit sa lecture des yeux pendant que M. Ramon amusĂ© lui dit Je tâen supplie, sâil parle encore de Patraugeat, lis-moi la phrase, rien que celle-lĂ ! » Quand elle a fini Tiens, dit-elle, prends. » Le pĂšre jette un coup dâĆil rapide sur les lignes fiĂ©vreuses, sans perdre une bouffĂ©e de tabac. Il nâĂ©crit pas mal cet enfant, conclut-il, je suis sĂ»r que la rĂ©ponse de Tonio est moins bien. On fait en gĂ©nĂ©ral de plus mauvaises rencontres au bahut. â Au bahut ? â Oui, Ă la boĂźte, lycĂ©e ou collĂšge. Allons, bonsoir ! » Il se lĂšve, prend son courrier laissĂ© lĂ depuis le matin Bon ! fait-il, justement une lettre de Saint-François-de-Sales. Bulletin trimestriel. Mais câest bien il travaille, notre petit bonhomme. LittĂ©rature grecque 14, RĂ©citation 14, Histoire 13, les mathĂ©matiques 3. Ah !⊠On ne peut pas tout avoir. Observations⊠Oyons les observations âAntone Ramon, aprĂšs une pĂ©riode de flĂ©chissement, nous a donnĂ© satisfaction par son travail ; il nous serait difficile de lui faire de vifs reproches sur sa conduite. Nous craignons cependant quâil nâapporte pas dans ses relations avec ses camarades assez de simplicitĂ© et de cordialitĂ©. Une amitiĂ© particuliĂšre ne peut que retarder sa formation virile, empĂȘcher la bonne influence de la vie commune et lâexposer Ă des dangers quâil ne soupçonne peut-ĂȘtre pas.â â Quâest-ce que ça veut dire ? demande Madame Ramon. â Rien. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. Dans ces maisons-lĂ , ils ont toujours peur des amitiĂ©s entre enfants. Encore un prĂ©jugĂ© ridicule. OĂč jâĂ©tais, oui, câĂ©tait le chahut organisĂ© et le reste, mais Ă Brou, dans cette ville lointaine et monastique ! Allons donc, tant quâil nâaura pour ami que ce Georges MorĂšre, inutile de se frapper. Ă vingt ans, ce sera peut-ĂȘtre autre chose. Alors il faudra ouvrir lâĆil, et le bon. » Et sur cette conclusion absurde, M. Ramon souhaite le bonsoir Ă sa femme et sâendort sur le mol oreiller de ses principes dâĂ©ducation. Au rĂ©veil, Antone est trĂšs Ă©tonnĂ© de se sentir le bras droit tout ankylosĂ©, il rappelle ses souvenirs, voit sa lampe Ă©teinte, cherche sur son lit la lettre de Georges, mais en vain. Il regarde Ă terre, se lĂšve, remue la peau de loup, inspecte le fauteuil, dĂ©place le lit, sans aucun rĂ©sultat. AprĂšs une toilette rapide, mĂ©thodiquement, il vide toutes ses poches mĂȘme insuccĂšs. Alors il enlĂšve son Ă©dredon, ses couvertures, son traversin, son drap⊠Soudain entre son pĂšre Tiens, tu fais ton lit maintenant ? â Mais, papa⊠â Câest trĂšs bien, continue, quand tu seras Ă lâarmĂ©e ça te servira. » Antone garde une attitude embarrassĂ©e. Seulement, poursuit M. Ramon, tu feras bien de ne pas oublier lâextinction des feux, et de ne pas nous exposer Ă un incendie. Sans compter que tu nous fais des dĂ©penses inutiles et que tu te fatigues les yeux. Tu mâentends ? » Antone regarde son pĂšre avec ahurissement et angoisse. En second lieu, pour un homme dâaffaires, tu me parais un peu nĂ©gligent. Quâest-ce que cette lettre ? On range sa correspondance avant de sâendormir⊠Oui, je sais, câest ta lettre dâhier matin. Eh bien, voici mon avis. Tu auras bientĂŽt quatorze ans ; comme dit ton ami, câest le moment de devenir un homme. Ce nâest pas en Ă©crivant des lettres sentimentales et en nous dĂ©sobĂ©issant que tu le deviendras. Il faut songer Ă ton avenir. Je te parle sĂ©rieusement. Je ne veux pas que tu sois un bon Ă rien. Tu feras ton droit, ta mĂ©decine, quelque chose. Penses-y dĂšs maintenant. Plus tard, quand tu seras mariĂ©, tu quitteras, si tu veux, ça mâest Ă©gal. Le succĂšs, lâargent, les honneurs, lâavenir appartiennent aux travailleurs. Rappelle-toi ça. VoilĂ ta lettre. » Ainsi parle ce pĂšre dont lâunique ambition est de conserver Ă son fils une magnifique fortune tout en lui faisant rendre le maximum de plaisirs et de luxueuses commoditĂ©s. Pour toute rĂ©ponse Antone se jette sur sa poitrine et lâembrasse avec fureur. Le papa Ă©mu de cette dĂ©monstration, toute sentimentale cependant, lui rĂ©pĂšte Câest bien, Tonio, tu mâas compris, tu seras sĂ©rieux ? â Oui, papa. » Antone est sincĂšre. Câest la beautĂ© des belles Ăąmes dâinterprĂ©ter en bien tout ce qui ne rĂ©siste pas absolument Ă leur idĂ©al. Le pĂšre ne songe quâĂ la fortune, au mariage, Ă la situation dans le monde, Ă tout ce qui peut Ă©blouir. Encore plein de la lettre de Georges, Antone a compris quâil doit se former pour devenir un lutteur des grandes causes, un travailleur ardent et dĂ©sintĂ©ressĂ©. Tels sont les avantages dâune langue pĂąteuse et vague, sur une langue nette et prĂ©cise chacun y dĂ©couvre, ou y met, ce qui est conforme Ă ses aspirations. CHAPITRE XVII â SUITE AU DROIT DES MĂRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS Madame MorĂšre dĂ©jeunait avec ses quatre enfants dans la petite salle Ă manger de Meximieux, lorsquâon sonna. Bridgette se prĂ©cipita et revint bientĂŽt avec un paquet de lettres et de journaux. VoilĂ le courrier, dit-elle, est-ce quâil y a une lettre de papa ?⊠» Madame MorĂšre chercha aussitĂŽt. Non, dit-elle, pas de nouvelles ce matin. â Ah ! câest assommant ! » sâĂ©cria Bridgette. Au grand Ă©tonnement de ses sĆurs, Bridgette ne fut pas tancĂ©e sĂ©vĂšrement pour cette irrespectueuse exclamation. Depuis un instant Madame MorĂšre regardait une enveloppe gris perle dâun Ă©lĂ©gant format qui contrastait avec les pauvres lettres des neveux et niĂšces adressant leurs vĆux du nouvel an. Elle la dĂ©cacheta sans hĂ©sitation et se mit Ă la parcourir en silence. Georges, la figure subitement empourprĂ©e, interrompit son dĂ©jeuner et dâun regard dâangoisse examina cette mince feuille entre les doigts tremblants de sa mĂšre. Lorsquâelle eut terminĂ© sa lecture Vous avez fini de dĂ©jeuner ? dit-elle Ă ses filles. â Oui, maman. â Eh bien, allez faire vos chambres tout de suite. â Oui, maman. » Toutes trois sortirent de la salle Ă manger, en jetant un coup dâĆil Ă Georges. Toutes trois comprenaient que câĂ©tait Ă cause de lui quâon les renvoyait si vite Ă lâouvrage. Georges, demanda Madame MorĂšre, quâest-ce que câest que cette lettre de Tonio ? » Le fils se leva et vint Ă sa mĂšre. Câest dâAntone Ramon dont je tâai parlĂ©. Il me souhaite la bonne annĂ©e probablement. » Et Georges se mit Ă lire rapidement Ă cĂŽtĂ© de sa mĂšre, tandis quâelle recommençait la premiĂšre page. Il dit quâil te rĂ©pond, reprit Madame MorĂšre. Tu lui as donc Ă©crit le premier ? â Oui, maman. â Tu ne mâas jamais parlĂ© de cette lettre ? » Georges fait un geste Ă©vasif qui peut signifier Sâil faut maintenant te rendre compte de tout ce que jâĂ©cris ! » Et tu crois que câest un bon Ă©lĂšve, une bonne frĂ©quentation pour toi ? â Il est devenu bien meilleur, â tu vois quâil le dit lui-mĂȘme dans sa lettre, â depuis quâil est mon ami. â Et toi es-tu meilleur depuis que tu es le sien ? » Georges allait rĂ©pondre Oui. » Mais sous les yeux pĂ©nĂ©trants de sa mĂšre il se rappela, avec une prĂ©cision accablante, ses colĂšres, ses mĂ©pris, son trouble intime. Nature franche, il rĂ©sista dâinstinct au mensonge, garda le silence, puis interrogea avec crainte Trouves-tu que je sois moins bon ? â Oui. â En quoi ? â Georges, avant, tu Ă©tais plus ouvert, plus affectueux, plus serviable, rappelle-toi. Depuis quatre jours combien de fois as-tu malmenĂ© cette pauvre Bridgette, et Marie-ThĂ©rĂšse elle-mĂȘme Ă qui tu faisais jadis ses brouillons de lettre. â Il faut bien cependant quâelle apprenne Ă faire ses lettres seule ! â Ă table, tu ne dis presque rien tu tâexaspĂšres pour la plus futile contrariĂ©tĂ©. Non, tu nâes plus notre bon Georges dâautrefois. â Tu exagĂšres, maman, toi-mĂȘme tu nous fais une mine sĂ©vĂšre⊠â Je nâexagĂšre pas et je ne suis pas la seule Ă mâen apercevoir. Ă Saint-François⊠â Si tu veux tâappuyer sur lâopinion des Ă©lĂšves⊠dâune cabale infecte⊠à cause du prix dâhonneur ! â Non, je ne mâappuie pas sur tes condisciples, mais sur tes professeurs. Tiens, lis le bulletin trimestriel ; je lâai depuis trois jours, mais je ne voulais tâen parler quâau dĂ©part. » Madame MorĂšre tira de sa poche un feuillet froissĂ© et Georges put lire Observation Si le travail de Georges est satisfaisant, sa conduite, sans donner lieu encore Ă de graves reproches, nous inspire des inquiĂ©tudes. Nous craignons que son second trimestre ne soit encore moins bon que son premier, sâil continue de subir certaines influences de camarade qui ne peuvent lui faire aucun bien. » Georges fronça les sourcils. Ainsi son professeur et le SupĂ©rieur rĂ©pĂ©taient ce quâavait dit lâabbĂ© Levrou, au rapport de Miagrin, ce que Miagrin affirmait pour son compte, ce quâAntone insinuait, tendrement cruel Il Ă©tait un naĂŻf qui se laissait dominer sans sâen apercevoir. » Georges, ergoteur, rĂ©pliqua Elle ne signifie rien, cette observation. Le second trimestre nâest pas commencĂ© ! quâen peuvent-ils savoir ? De plus, câest faux Ramon est plus jeune que moi, câest un nouveau ; il sâennuyait, il rĂȘvait, il Ă©tait un peu paresseux ; câest moi qui lâai rendu actif, travailleur, ils ne peuvent dire le contraire. Par consĂ©quent, câest moi qui ai une bonne influence sur lui et non lui une mauvaise sur moi ! » Madame MorĂšre secouait tristement la tĂȘte. Maman, maman, pourquoi ne me crois-tu pas ? â Tes derniĂšres lettres Ă nous Ă©taient bien froides, et lui⊠que lui as-tu Ă©crit pour quâil tâenvoie une rĂ©ponse aussi ?⊠» Elle cherchait une expression juste. Maman ! maman ! sâĂ©cria Georges en embrassant sa mĂšre, comment peux-tu avoir de pareilles pensĂ©es ? â Je ne peux pas ne pas les avoir, Georges ; oĂč va-t-il chercher des mots pareils ? oĂč a-t-il appris cette maniĂšre ? non, vois-tu, je ne suis quâune pauvre femme, je ne comprends pas grandâchose Ă ces histoires de garçons, mais une lettre comme celle-lĂ est trop troublante ; si ton pĂšre Ă©tait ici, je suis sĂ»re que tu rougirais de la voir en ses mains. Tu es peut-ĂȘtre plus ĂągĂ© que ton ami, mais certainement il est moins jeune de caractĂšre et dâexpĂ©rience que toi. Il faut que jâen aie le cĆur net, conclut-elle en se levant. â OĂč vas-tu ? demanda Georges Ă sa mĂšre qui se recoiffait. â Chez M. le CurĂ©. â Lui montrer ma lettre ? » Ceci lui Ă©chappa dans un tel cri dâangoisse que Madame MorĂšre, qui sâajustait devant la glace, se retourna du coup. Georges Ă©tait indignĂ©, de cette indignation de la pudeur dĂ©chirĂ©e. Ses sentiments les plus intimes, on voulait les Ă©taler, les manier, les peser, les discuter. La mĂšre sentit que sa dĂ©marche Ă©tait grave. Je tâen supplie, reprit Georges, dans le silence Ă©tonnĂ© de sa mĂšre, ne la lui montre pas, je ne lâai mĂȘme pas vue. â Mais tu lâas lue avec moi. â Explique ce que tu voudras Ă Monsieur le CurĂ©, mais ne lui montre pas ma lettre, je tâen prie, je tâen supplie, tu nâen as pas le droit. â Jâaurai toujours le droit, repartit Madame MorĂšre avec force, de me renseigner sur la conduite de mes enfants et sur la valeur de leurs camarades. » Elle ouvrit la porte de la salle Ă manger et se disposa Ă prendre son manteau dans le vestibule. Alors Georges dans un accĂšs de rage lui cria Si tu donnes ma lettre Ă Monsieur le CurĂ©, je ne veux plus jamais le voir. » Pourquoi ? Que voulait-il dire ? Ătait-ce la honte de rencontrer les yeux qui connaissent votre secret ? Ătait-ce irritation contre les maniĂšres indiscrĂštes de sa mĂšre ? DĂ©jĂ lâannĂ©e de sa premiĂšre communion, comme il lui Ă©crivait des lettres trĂšs pieuses, sa mĂšre Ă©mue et transportĂ©e de joie les avait montrĂ©es Ă ses amies. En lâapprenant, Georges avait envoyĂ© une protestation colĂšre, et avait gardĂ© le silence pendant quinze jours. Ătait-ce rĂ©volte contre la prĂ©tention de ses parents Ă pĂ©nĂ©trer dans ses sentiments intimes et Ă les soumettre Ă lâautoritĂ© ecclĂ©siastique ? Madame MorĂšre fut un peu intimidĂ©e. Je vais demander un conseil, rĂ©pondit-elle, câest tout naturel ; Monsieur le CurĂ© est la bontĂ© mĂȘme, je ne vois pas ce qui peut te troubler. â Je ne veux pas quâon montre mes lettres. â Soit, je ne la montrerai pas, mais rien ne mâempĂȘchera de lui en parler. â Alors donne-la-moi. â Tu nâas pas confiance dans ma parole ? » Georges honteux balbutia Je lâai mal lue, je voudrais la relire. â Nous verrons Ă mon retour. â Ah ! je suis sĂ»r quâil va bavarder lĂ -dessus avec tous les curĂ©s du voisinage. â Dis donc, pour qui le prends-tu ? â Demande-lui sa parole de nâen parler Ă personne. â Ă Monsieur le CurĂ© ? â Si jamais cette affaire revient Ă Saint-François toute dĂ©formĂ©e par les commentaires, tu ne peux savoir quel tort ça me fera. â Je verrai, rĂ©pondit Madame MorĂšre Ă©branlĂ©e et craignant en effet de compromettre son enfant. â Tu me le promets ? â Si tu veux. Dâailleurs tu es ridicule, il sera le premier Ă comprendre que la discrĂ©tion sâimpose. » Madame MorĂšre sortit, tandis que Georges remontait Ă sa chambre. Quâest-ce quâil y a ? lui demanda Bridgette dans lâescalier. â Tu mâennuies, » lui rĂ©pondit brusquement Georges, et, fermant la porte derriĂšre lui, il alluma du feu dans sa cheminĂ©e, puis se mit Ă ranger fiĂ©vreusement les tiroirs de ses meubles. CHAPITRE XVIII â DISCUSSION DâUNE QUESTION DĂLICATE Madame MorĂšre expliquait au curĂ© de Meximieux les raisons de sa visite matinale. Tout dâabord elle demanda le silence sur cette conversation ; lâabbĂ© Buxereux un peu effarĂ© de cette solennelle introduction promit aussitĂŽt. Au fur et Ă mesure que la mĂšre inquiĂšte Ă©numĂ©rait les faits la froideur de Georges, lâabsence de prix dâhonneur, la cabale dont il se prĂ©tendait victime, la note du bulletin trimestriel, lâenvoi secret de la lettre Ă Antone Ramon, la rĂ©ponse immĂ©diate du camarade, le front de lâabbĂ© se rembrunissait. Vous lâavez cette lettre ? â Oui, monsieur le curĂ©. â Voyons-la. â Monsieur le curĂ©, jâen suis moi-mĂȘme confuse, mais vous connaissez le caractĂšre susceptible de Georges, jâai dĂ» lui promettre de ne la montrer Ă personne. â Promesse maladroite, Madame. Enfin, puisque vous avez promis, vous devez tenir, mais quel conseil puis-je vous donner ? Mâest-il permis du moins, de connaĂźtre le contenu de cette lettre qui me semble dâune importance capitale ? â Sur ce point je ne suis nullement liĂ©e. Je dois avouer que câest le ton mĂȘme qui mâa bouleversĂ©e. Ce camarade commence par lui dire quâil lâaime beaucoup. â Oui, fit le prĂȘtre en soulevant de sa pincette les bĂ»ches qui ne donnaient plus ni flamme, ni chaleur. â Il lui affirme quâil a Ă©tĂ© triste pendant les premiers jours de vacances, mais que sa lettre a Ă©tĂ© ses plus belles Ă©trennes, bien quâil ait reçu un phonographe, des albums, que sais-je ? â Oui, oui. â AprĂšs je ne sais plus comment il tourne sa phrase, mais il lui promet de tant travailler quâil arrivera le second de la classe pour tranquilliser les professeurs et faire enrager ses condisciples. â Oui, pour faire enrager les autres⊠â Ensuite il se plaint dâĂȘtre seul, de sâennuyer et lui demande la permission de lâaimer, mais dans des termes que je ne saurais vous rĂ©pĂ©ter, Monsieur le CurĂ©, tellement ce petit â il paraĂźt quâil a treize ans, â est prodigue de mots caressants, de sentiments affectueux. Je ne vous dirai pas tout ce que jâen pense, je craindrais de dire une sottise. Dans tout cela, il y a un mĂ©lange dâamitiĂ©, de promesses de travail, dâabandon Ă ses conseils, de rappels ou dâallusions difficiles pour moi Ă comprendre. Enfin il est prĂȘt Ă braver tout pour Georges pourvu que ce soit avec lui, Ă cause de lui, auprĂšs de lui, pourvu quâil soit son ami. VoilĂ , Monsieur le CurĂ© ; jâoublie bien des choses, mais je crois que câest Ă peu prĂšs le contenu de sa lettre, du moins le sens gĂ©nĂ©ral. Et maintenant que dois-je faire ? â Connaissez-vous cet enfant ? demanda lâabbĂ© Buxereux, qui avait Ă©coutĂ© les derniĂšres explications dans le silence le plus attentif, la pincette immobile. â Pas du tout il sâappelle Antone Raymond⊠Ramon plutĂŽt, et habite Lyon. â Place Bellecour ? â PrĂ©cisĂ©ment, vous connaissez cette famille ? â Un peu les grands parents Ă©taient de fervents catholiques, mais je crains que le pĂšre ne soit un indiffĂ©rent et un blasĂ©. Un enfant Ă©levĂ© dans cette famille riche et gĂątĂ© par ses parents nâest pas, de prime abord, une bonne rencontre pour votre fils. Je ne voudrais pas jeter le moindre discrĂ©dit sur cet Ă©lĂšve que je ne connais pas, mais la plus Ă©lĂ©mentaire prudence vous dicte votre conduite. Que peut-il rĂ©sulter de cette amitiĂ© si enflammĂ©e, si bizarre, encore que ce cas ne soit pas trĂšs rare dans les maisons dâĂ©ducation ? je ne le sais, mais rien de bon assurĂ©ment. Georges a quinze ans, il traverse une crise Ă©videmment grave. Jâai assez dâexpĂ©rience des enfants pour pouvoir affirmer que quatre-vingt-dix-neuf sur cent sombrent Ă pareille Ă©preuve. » Madame MorĂšre se renversa dans un geste dâeffroi. Il faut, reprit lâabbĂ©, que Georges rompe immĂ©diatement tout rapport avec cet ami. Je connais Georges câest un enfant chrĂ©tien, on peut, on doit obtenir de lui cet acte de courage. » Madame MorĂšre secoua tristement la tĂȘte Je nâobtiendrai rien, Monsieur le CurĂ©. Son pĂšre ? peut-ĂȘtre, câest un homme ; moi, je ne vois pas assez clair dans cette histoire ; jâai devinĂ© le danger, mais je sens bien aussi quâavec deux ou trois questions il mâembarrassera. » Elle sâarrĂȘta, comme nâosant poursuivre, puis rassemblant tout son courage Si vous, Monsieur le CurĂ©, vous vouliez bien user de votre influence et de votre autoritĂ©. â Câest mon devoir, Madame. » Et immĂ©diatement il se leva pour accompagner Madame MorĂšre. Georges les vit venir de loin, par les vitres de la fenĂȘtre ; pressentant un malheur, il fut pris du dĂ©sir de sâĂ©chapper par le jardin. Mais lâidĂ©e que ses sĆurs le verraient fuir comme un lĂąche, le retint ; il attendit, stoĂŻque, Ă©couta les pas lourds du vieux curĂ© dans lâescalier et le froissement de la robe de sa mĂšre. On frappa ; il rĂ©pondit Entrez. â Bonjour, Georges, dit le prĂȘtre en pĂ©nĂ©trant dans la chambre. Vous ĂȘtes tous venus me voir hier et me voici aujourdâhui plus tĂŽt que je ne pensais. Aussi, comme je dois administrer la mĂšre Varlot avant midi, si tu le permets, jâaborderai tout de suite le sujet qui te vaut une visite si matinale. » Madame MorĂšre avait dĂ©jĂ priĂ© Monsieur le CurĂ© de sâasseoir dans le fauteuil prĂšs du feu, tandis que Georges se hĂątait de dĂ©barrasser ses deux chaises des livres, boĂźtes et linge, et sâexcusait de ce dĂ©sordre sur la nĂ©cessitĂ© dâun rangement gĂ©nĂ©ral. Un inventaire de fin dâannĂ©e ! reprit lâabbĂ©. Câest toujours excellent. » Georges sâappuya Ă sa table de travail, sa mĂšre craintive occupait la chaise de lâautre cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e. Je ne te dirai pas, mon cher Georges, ma profonde affection pour toi et les tiens. Ta mĂšre mâa fait des confidences qui prouvent la confiance que vous avez tous en moi et je les reçois comme un dĂ©pĂŽt sacrĂ©. Si jâĂ©tais obligĂ© de mâen ouvrir Ă qui que ce fĂ»t, je nâaurais en vue que votre bien, je tâexpliquerais mes raisons et je suis certain que tu approuverais alors ma dĂ©marche. Aujourdâhui je nâai besoin dâen rĂ©fĂ©rer Ă personne pour tâavertir, mon cher Georges, que tu es Ă une heure trĂšs grave de ta jeunesse. Cette amitiĂ© dont ta mĂšre mâa parlĂ©, je suis sĂ»r quâelle est trĂšs noble, trĂšs gĂ©nĂ©reuse, trĂšs pure je suis convaincu que toi et ton ami vous ne voulez que vous entraĂźner au bien ; je vais mĂȘme plus loin, en dâautres circonstances, en philosophie, par exemple, ou avec un Ă©lĂšve dâun autre tempĂ©rament, jây applaudirais et te fĂ©liciterais de te faire ainsi le tuteur dâun camarade plus jeune, moins bien formĂ© que toi ; et cependant ce matin, immĂ©diatement aprĂšs la confidence de ta mĂšre, je viens te voir pour te demander avec elle, au nom de tout ce que tu as de chrĂ©tien dans le cĆur, de renoncer dĂšs maintenant Ă cette amitiĂ©. â Y renoncer ? â Oui, y renoncer. â Mais jâai bien le droit dâavoir des camarades ? â Des camarades, oui ; un ami, câest plus dĂ©licat. â Pourquoi, Monsieur le CurĂ© ? â Pourquoi ? Parce que câest une amitiĂ© particuliĂšre. Cela te fait sourire ; cela ne te convainc pas. Cependant tu sais bien que le rĂšglement de ta maison les interdit formellement. â Pourquoi interdire ce qui est bien ? » CâĂ©tait la mĂȘme objection que naguĂšre il avait faite au pĂšre Levrou sans obtenir de rĂ©ponse satisfaisante. Tu discutes la rĂšgle et câest dĂ©jĂ mal. Qui regulae vivit, Deo vivit Celui qui vit pour la rĂšgle, vit pour Dieu. Crois-tu que les fondateurs aient imposĂ© cet article sans raisons graves ? â Quelles sont-elles ces raisons ? â Ne devrais-tu pas tâincliner dâabord en fils soumis devant leur sagesse et leur expĂ©rience ? â Je mâincline, mais pourquoi ne pas me dire ces raisons ? â Pourquoi ? Georges, parce quâil y a des devoirs, tu mâentends, que tout enfant bien nĂ©, que tout honnĂȘte homme accepte sans discussion, averti par un sĂ»r instinct quâils sont conformes Ă lâhonneur et Ă la volontĂ© de Dieu. » Georges baissait la tĂȘte en silence, mais sa physionomie ironique exprimait sa pensĂ©e JâĂ©tais bien sĂ»r que vous refuseriez de me rĂ©pondre. » Le prĂȘtre le pĂ©nĂ©tra et reprit Aujourdâhui, puisque tu es face au danger, mĂȘme devant ta mĂšre, surtout devant ta mĂšre, je puis et je dois tâexpliquer ces raisons. Non, tu ne dois pas tâabandonner Ă cette amitiĂ© particuliĂšre, parce que⊠qui veut faire lâange fait la bĂȘte. » Georges secoua la tĂȘte, Ă©tourdi du coup. Ce nâest pas moi qui dis cela, câest Pascal, lequel nâest pas un imbĂ©cile, comme tu pourras lâapprendre bientĂŽt. Oui, lâhomme nâa pas une nature angĂ©lique, mais une nature viciĂ©e et Ă chaque Ăąge, il tend par une secrĂšte inclination Ă pervertir sa voie et Ă gĂąter son avenir. Tout enfant, il est clair que son corps a besoin de nourriture. Dis-moi, crois-tu quâun enfant laissĂ© Ă lui-mĂȘme ne satisferait pas ce besoin jusquâĂ mettre ses jours en danger ? Car le besoin dĂ©gĂ©nĂšre en sensualitĂ©, qui sâappelle alors gourmandise. Il faut donc veiller Ă sa nourriture, la choisir, la rĂ©gler, sans lui expliquer le plus souvent les raisons quâil ne comprendrait pas alors. Admets-tu cela ? â Ăvidemment, rĂ©pondit Georges. â Plus tard il sent sâĂ©veiller en lui un besoin de tendresse, dâexpansion ; câest une grande force, câest celle-lĂ que Dieu a mise en lui, liĂ©e Ă un dĂ©sir naturel qui le poussera Ă fonder une famille, Ă se dĂ©vouer Ă ses enfants. Ces forces se dĂ©veloppent parfois prĂ©maturĂ©ment le devoir le plus impĂ©rieux est de ne pas les lui laisser gaspiller, de ne pas les lui laisser avilir, câest-Ă -dire de ne pas lui permettre de les employer simplement en Ă©goĂŻste, sans autre but que la satisfaction de ses plaisirs. Comprends-tu cela ? Si donc tu ne contiens pas ces premiers flots intimes de tendresse, si tu nâattends pas dâavoir lâĂąge oĂč la raison, la famille Ă fonder, le devoir, la religion te rĂ©clameront tous ces trĂ©sors, tu les gaspilleras nĂ©cessairement. â Alors, interrompit Georges, je nâai pas le droit dâavoir dâaffection pour qui que ce soit ? â Qui te dit cela ? avant tout nous sommes amour mais il faut que notre amour soit ordonnĂ©. Ne dois-tu pas dâabord rĂ©pondre Ă lâamour de tes parents, de tes sĆurs, de ceux que depuis ta premiĂšre lueur dâintelligence tu vois autour de toi te dĂ©vouer leur pensĂ©e, leur cĆur, leur vie ? Et nâest-ce pas suffisant, jusquâau moment oĂč tu pourras payer cette dette, ou plutĂŽt ne parlons pas de dette, rĂ©pandre Ă ton tour sur ta nouvelle famille cette mĂȘme source dâamour ? â Mais je nâai pas pour cet ami lâaffection que jâai pour mes parents, mes sĆurs, ou que jâaurai pour celle que jâĂ©pouserai. Ă ce compte lâamitiĂ© nâexisterait pas ? â Si, elle existe, mais il faut justement, comme tu le dis, quâelle existe toute diffĂ©rente de ces affections naturelles sans en ĂȘtre une dĂ©viation ou une bifurcation. Diras-tu que pour toi il en est ainsi ? â Oui. â Câest une amitiĂ© idĂ©ale, une sorte de chevalerie, de fraternitĂ© dâarmes, une noble Ă©mulation dans le bien et pour le bien, rien de plus ? â Oui. â Pour toi, peut-ĂȘtre ; oui, peut-ĂȘtre, câest-Ă -dire si tu ne tâabuses toi-mĂȘme, car, ne tâirrite pas, je ne soupçonne nullement ta sincĂ©ritĂ© ; mais lâautre, mais lui⊠» Georges garda le silence. Es-tu sĂ»r, poursuivit lâabbĂ©, quâil ne se mĂȘle Ă son amitiĂ© rien de trouble ? Je ne lâaccuse pas, il ne sâen est peut-ĂȘtre pas aperçu lui-mĂȘme ; mais ce quâon ne voit pas en soi, on le distingue souvent trĂšs nettement chez les autres. Crois-tu que sa lettre â cette lettre que je nâai pas lue â avait lâaccent simple et franc dâune lettre dâamitiĂ©, dâune lettre de camarade quâon estime, quâon prĂ©fĂšre Ă tous les autres, câest entendu, mais dont on peut avouer tous les sentiments sans embarras ? » Georges nâessayait plus de rĂ©pondre une clartĂ© montait en lui et, quoique irritĂ©, il ne voulait pas sâen dĂ©tourner, câĂ©tait trop grave. Pourtant ses doutes subsistaient. Le prĂȘtre, impitoyablement, poursuivit Descends dans ta conscience, mon pauvre Georges ; je ne veux pas te confesser, mais je connais assez ta franchise pour ĂȘtre sĂ»r que tu tâavoueras toi-mĂȘme ton changement. Tu veux le bien, diras-tu ; le bien, câest rapprocher cet enfant de Dieu ; mais toi-mĂȘme, pourrais-tu affirmer que ce camarade nâest pas en train de devenir ton idole ? es-tu sĂ»r en voulant le sauver de ne pas te perdre ? Le premier pas est si dangereux et il explique tous les autres. Or, crois-en ma vieille expĂ©rience, on le fait souvent, ce premier pas, tout en sâĂ©tant promis de ne jamais le faire, parce quâon sâexpose volontairement Ă la tentation. Et alors on prend en dĂ©goĂ»t le devoir, la famille, lâhonneur et mĂȘme ceux qui vous ont avertis pour vous prĂ©munir, pour vous arrĂȘter. Que de farouches ennemis de lâĂglise et de ses prĂȘtres ont commencĂ© par lĂ ! et câĂ©taient parfois les meilleurs Ă©lĂšves, ceux qui donnaient les plus belles espĂ©rances ! » LâĂ©motion du prĂȘtre avait gagnĂ© Georges. Il sâavouait en effet quâil avait Ă©crit Ă Antone par besoin de se grandir Ă ses yeux, de rĂ©pondre au pĂšre Levrou et Ă Miagrin. Les appels au devoir Ă©taient sincĂšres, mais ils sâĂ©taient ajoutĂ©s Ă des motifs dâorgueil plus profonds, plus puissants. Je nâen suis pas lĂ ? hasarda-t-il. â Sans nul doute, mon cher Georges, je me laisse emporter jusquâau bout de cette voie et tu me rappelles Ă temps que jâexagĂšre ; mais ce que je nâexagĂšre pas, câest le danger. Te crois-tu vraiment la mĂȘme sĂ»retĂ© de coup dâĆil quâavant pour discerner une bonne action dâune mauvaise ? Crois-tu que ta vie se dĂ©veloppe avec autant de clartĂ© que jadis ? que tu en as la mĂȘme intelligence ? Tiens-tu vraiment ton conseil dans ta main, certain de ne pas cĂ©der Ă de vaines raisons ? As-tu la mĂȘme force de rĂ©sistance au mal, de conquĂȘte pour le bien ? la mĂȘme soif de cette science sacrĂ©e de la vie que donnent les annĂ©es bien passĂ©es dans le devoir ? As-tu la mĂȘme piĂ©tĂ© que naguĂšre ? En un mot peux-tu te rendre ce tĂ©moignage que ton respect de la loi divine, que la crainte de Dieu, le commencement de la sagesse, a augmentĂ© dans ton cĆur depuis quelques mois ?⊠Alors ? » CâĂ©tait le mĂȘme discours que celui du PĂšre Levrou, avec de nouveaux faits. Georges se rappela ce quâil avait entendu naguĂšre Quand vous verrez que jâai raison, vous suivrez mes conseils⊠» CâĂ©tait vrai. Pourtant, il voulut retarder cet instant. JâespĂšre, dit-il, quâon ne mâaccuse pas dâavoir fait du mal Ă mon camarade ? â Non, certainement. â Je nâai donc rien Ă rĂ©parer, rien Ă briser. â AprĂšs-demain, tu rentres Ă Saint-François-de-Sales. Eh ! bien, Ă©coute-moi, Georges, je te parle avec toute lâaffection de mon Ăąme dâami et toute la clairvoyance de mon expĂ©rience de prĂȘtre je te considĂšre comme irrĂ©mĂ©diablement perdu si tu ne prends pas, et si tu ne tiens pas fermement, deux rĂ©solutions et si tu ne te rĂ©sous pas tout de suite Ă faire un acte pĂ©nible, mais nĂ©cessaire. â Quelles sont ces rĂ©solutions ? â La premiĂšre ne plus jamais Ă©crire Ă cet ami, sous quelque prĂ©texte que ce soit ni en recevoir de lettre, soit ici, soit lĂ -bas Ă Bourg. Tu sais la gravitĂ© des billets dâĂ©lĂšves, elle est justifiĂ©e, crois-moi. â Et lâautre ? demanda Georges. â La seconde, câest de ne plus avoir de conversations particuliĂšres avec lui, jâentends de te trouver avec lui seul Ă seul. Parle-lui au milieu des autres, mais dĂšs que tu pressens que vous nâallez rester que vous deux, quitte-le ! » Georges Ă©coute en silence, il rĂ©flĂ©chit, puis brusquement Et maintenant quel est cet acte difficile, mais nĂ©cessaire ? â Il est bien inutile de tâen parler, si dâabord tu ne veux pas prendre ces deux rĂ©solutions plus de lettres, plus de conversations particuliĂšres. â Câest dur jâessaierai. â Il ne faut pas dire jâessaierai. Essayer ce nâest pas vouloir, puisque ce nâest pas vouloir tout dâabord, quand mĂȘme et jusquâau bout ; il faut dire Je le promets. â Je le promets. » Le prĂȘtre lui prit les mains. Mon cher Georges, tu ne mâĂ©tonnes pas, tu es bien tel que je te connais, tel que je tâespĂ©rais ; jâen remercie Dieu qui te donne la force de prendre en pleine connaissance de cause ces viriles rĂ©solutions. Câest une vie nouvelle quâil faut vivre et le sacrifice que je te demande maintenant, câest un sacrifice non Ă moi, non Ă tes parents mĂȘme, mais Ă ce Dieu qui aime les cĆurs gĂ©nĂ©reux. Tu as reçu une lettre ce matin. Est-ce la premiĂšre de cette nature, et de cet ami ? â Oui, fit Georges, les sourcils dĂ©jĂ froncĂ©s. â Eh ! bien, ne la conserve pas, mais brĂ»le-la, tout de suite, devant ta mĂšre. â Mais je ne lâai pas seulement lue en entier, rĂ©pliqua Georges dans un sanglot. â Ne la lis pas. â Je ne lâai mĂȘme pas. » Et il tournait vers sa mĂšre des yeux de dĂ©sespoir et de supplication, des yeux qui retenaient Ă peine les larmes Ă©closes sous les cils. LâabbĂ© frĂ©mit, pris de crainte, il regarda Georges, il regarda Madame MorĂšre, puis faisant un effort sur lui et risquant le tout Georges, ne la prends pas ; dis seulement Ă ta mĂšre âMaman, brĂ»le-la.â » Cette fois ce fut Madame MorĂšre dont les yeux se remplirent de pleurs ; elle comprenait la duretĂ© du sacrifice, elle Ă©tait serrĂ©e de lâangoisse qui tourmentait son fils. Georges sâapprocha dâelle elle lui ouvrit ses bras, le recueillit sur sa poitrine, le baisa au front avec amour et comprima dans ses embrassements les profonds sanglots qui le secouaient. Le prĂȘtre attendait en silence. Le soleil montait rayonnant dans un ciel dĂ©barrassĂ© de brouillards ; il dorait les vitres de la fenĂȘtre oĂč finissaient de fondre les cristallisations du matin, et parsemait la chambre de carreaux dâor. Georges ! mon pauvre enfant ! » rĂ©pĂ©tait Madame MorĂšre. Enfin dâune voix basse, dâune voix implorante qui ne commandait pas certes, qui dĂ©fendait plutĂŽt, Georges murmura Puisquâil le faut, brĂ»le. » Madame MorĂšre lâĂ©treignit dans ses bras et tandis quâil lâembrassait, il vit dans la chambre sursauter de grandes lueurs ; il se retourna. Une feuille noire se recroquevillait sur la bĂ»che et jetait une derniĂšre flamme. Tandis quâelle noircissait avec de lĂ©gers crĂ©pitements, Georges pouvait apercevoir une Ă©criture blanche, comme une fine arabesque en vieil argent. Elle se brisa et des parcelles sâenvolĂšrent avec les Ă©tincelles. CâĂ©tait la lettre dâAntone. Le curĂ© de Meximieux se leva. Il serra affectueusement la main de lâinfortunĂ© et lui dit Mon cher Georges, lâenfant capable Ă quinze ans de ce sacrifice sera plus tard un homme. Souviens-toi de tes promesses. » Et il sortit. Tout nâest pas terminĂ©. Georges, il est vrai, se sent plus rĂ©solu, plus fort, plus lĂ©ger ; il savoure dĂ©jĂ sa libertĂ© reconquise. Il brisera cette amitiĂ© quâon dit dangereuse et la rĂ©duira, puisquâil le faut, Ă une bonne camaraderie sans mystĂšre ni secret. Cependant il craint pour Antone, il sâapitoie sur lui ; sâil pouvait le mĂ©nager ? comment le ramener tout doucement Ă la vie normale sans quâil sâen aperçoive ? Le lendemain, jour du dĂ©part, il se lĂšve joyeux ; le dĂ©jeuner est gai il raille les cheveux Ă©plorĂ©s de Bridgette, il promet de longues lettres Ă Marie-ThĂ©rĂšse. AprĂšs le dĂ©jeuner toute la famille lâaccompagne Ă la gare en bande. Seule, Madame MorĂšre semble un peu craintive, Georges la rassure Tu verras que ça sâarrangera trĂšs bien, ne tâeffraie pas. â Georges, nâaie pas trop confiance en toi. â Laisse-moi faire jâai un plan trĂšs simple et trĂšs pratique. â Dieu soit bĂ©ni ! mais Ă©cris-nous vite. » Le train entre en gare, on installe Georges. Bridgette ! embrasse Bridgette ! tu nâas pas embrassĂ© Bridgette ! â Les voyageurs pour AmbĂ©rieu, Bourg, Culoz⊠en voiture. » Coup de sifflet. Au revoir ! Ă PĂąques ! Ă PĂąques ! au 30 mars ! » Le train sâĂ©branle et fuit ; les portiĂšres se confondent, les tĂȘtes penchĂ©es sâĂ©clipsent lâune lâautre. Bridgette crie toujours, en agitant son mouchoir Au revoir, Georges ! » Ă 3 heures 54 minutes, Antone quitte Ă son tour la Croix Rousse, dĂ»ment embrassĂ©, pleurĂ©, dĂ©moralisĂ© par tante Mimi et tante Zaza. Il a retrouvĂ© Ă la gare M. Berbiguet qui promet aux deux demoiselles de bien veiller Ă ce quâil nâait pas froid aux pieds » et il a Ă©tĂ© saluĂ© Ă©galement par ses camarades Lurel, Henriet, Rousselot qui ont effarouchĂ© les pauvres tantes en criant au Tonio chĂ©ri Tiens ! Ramon ! comment vas-tu, mon vieux ? » Mon vieux ! ils lâappellent mon vieux, ce chĂ©rubin ! » Maintenant le train file. Antone songe quâil va retrouver Georges Ă la gare. Il est plein de courage, il a bourrĂ© sa valise de livres et entrevoit dĂ©jĂ la gloire dâĂȘtre le second en histoire et en composition française. Bourg ! trente minutes dâarrĂȘt !⊠Les voyageurs pour MĂącon, Bellegarde, GenĂšve changent de train. » Dans le bruit des plaques tournantes, des locomotives, les voyageurs et les employĂ©s sâinterpellent ; les Ă©lĂšves se retrouvent. Antone cherche la porte. Georges est arrivĂ© avant lui, Georges certainement doit lâattendre Ă la sortie. » Georges nâest pas lĂ . DEUXIĂME PARTIE â SOUS LE JOUG CHAPITRE I â RUPTURE Dans lâĂ©glise de Brou les grandes verriĂšres font resplendir les Ă©cussons de la maison de Bourgogne et les visages pieux et placides des donatrices ; elles jettent le charme de leur apaisante lumiĂšre sur le chĆur intime et secret oĂč sâentassent les chefs-dâĆuvre menus et fĂ©minins de lâart gothique mourant. M. Berbiguet, apprenant quâAntone ne connaĂźt pas cette merveille, sa merveille, a fait entrer toute sa troupe ; il lui fait admirer les tombeaux, les retables, les stalles si finement ciselĂ©es et ouvragĂ©es. Il sâextasie devant la triple porte paradisiaque du jubĂ©, va, vient, recule, montre les feuillages, les chardons, les cordeliĂšres, les blasons, les statues, ne fait grĂące dâaucun dĂ©tail. Ă sa voix chaude et enthousiaste ces Ă©toffes, cette vĂ©gĂ©tation, ces fins objets emprisonnĂ©s, semblait-il, par un magicien, dans la pierre, le marbre et le bois, reprennent leur souplesse, leur grĂące, leur vie. Ducs, princesses, bĂ©bĂ©s joufflus, saintes et pleureuses se raniment. Il ressuscite Philibert le Beau, Marguerite dâAutriche, Marguerite de Bourbon, toute la Bresse du XVIe siĂšcle. Les Ă©lĂšves sâattardent, heureux de reculer le moment pĂ©nible de franchir le seuil du collĂšge, mais Antone sâirrite il Ă©coute Ă peine et sâĂ©tonne seulement de retrouver au milieu de ces splendeurs la devise dĂ©senchantĂ©e de celle qui ne peut ĂȘtre reine de France Fortune, Infortune, Fort Une, » et aussi dâĂȘtre suivi dans tous ses mouvements par le long regard tranquille dâun saint de vitrail au visage fĂ©minin, qui joint les mains dans une Ă©ternelle priĂšre, tandis quâun dragon visqueux sâaplatit Ă ses pieds quâil lĂšche. Pendant ce temps, dans la cour du collĂšge, Georges MorĂšre est en grande confĂ©rence avec Modeste Miagrin. En arrivant il lâa tout de suite recherchĂ© ; aprĂšs lâavoir remerciĂ© de ses judicieux avis, il le prie de lui rendre un service. Puisque le rĂšglement dĂ©fend lâamitiĂ© Ă deux, pourquoi nâessaierait-il pas de lâamitiĂ© Ă trois ? Antone Ramon est un charmant camarade, un peu trop vif, mais il faut ĂȘtre aveugle pour ne pas voir le manĂšge des Beurard, des Lurel, et mĂȘme de certains Ă©lĂšves de la grande division, autour de lui. On ne peut lâabandonner. Il le convie donc Ă cette Ćuvre de protection. Le sacriste ne peut refuser. En effet, il bout de joie, mais nâose sâabandonner, trop fin pour ne pas voir les difficultĂ©s Antone voudra-t-il accepter ? dit-il. Tu sais quâil est ombrageux ? â Ne crains rien, rĂ©pond Georges, il mâa Ă©crit pendant les vacances, il se fie absolument Ă moi ; il acceptera tout de moi. â Je le souhaite, reprend Modeste, mais tu verras que, sâil se fĂąche, tu renonceras Ă ta combinaison pour le ressaisir. â Jamais. Si tu veux savoir la raison, jâai promis, et je ne puis plus avoir avec lui de conversation seul Ă seul. » Habilement, Miagrin se fait raconter les incidents des vacances Tu ne connais pas Antone, conclut-il, et tu nâes pas assez souple, tu nâarriveras pas Ă lui faire accepter cela. â En tous cas, je puis compter sur toi pour mây aider. â SĂ»rement. » Antone Ramon vient enfin de quitter la chapelle de Brou et dâĂ©chapper aux importunitĂ©s du grand Lemarois, un pauvre philosophe et de Varageon, un triste rhĂ©toricien. Il vide dans son pupitre, en Ă©tude, les livres et les confiseries dont on lâa chargĂ© au dĂ©part marrons glacĂ©s de tante Zaza, fruits confits de tante Mimi, rondelles de chocolat de cousine Vovo et choux Ă la crĂšme donnĂ©s par la maman pour son premier goĂ»ter. Toutes ces friandises ont un peu souffert de leur voisinage rĂ©ciproque. Antone contemple longtemps le sac de marrons et la boĂźte de fruits confits. Comme jadis Hercule entre le vice et la vertu, il hĂ©site. Enfin il se dĂ©cide pour la boĂźte, essuie les traces de crĂšme, lâenveloppe dâune nouvelle feuille de papier, la ficelle avec la faveur rose des marrons glacĂ©s, glisse sous le nĆud une carte, avec ces mots Ă Georges MorĂšre » et renferme dĂ©licatement le prĂ©cieux paquet dans le bureau de son ami. Ă peine arrivĂ© dans la cour, sans se prĂ©occuper des railleries de CĂ©zenne, dâĂmeril et dâOrlia qui lâont tout de suite entourĂ©, il court Ă MorĂšre quâil aperçoit dans lâallĂ©e du fond, causant avec Miagrin. AprĂšs les premiĂšres effusions, Georges se laisse prendre par le bras, et tout en marchant dans lâallĂ©e il attaque la grosse question Tu sais, jâai beaucoup pensĂ© Ă toi pendant les vacances, je ne veux plus quâon tâennuie Ă cause de moi, quâon te mette Ă lâindex et quâon te fasse des histoires. â Ăa mâest Ă©gal pourvu que toi⊠â Il ne faut pas que ça te soit Ă©gal. Non, il faut que tous les autres, comme nous, te trouvent tout Ă fait bon type câest aussi lâavis de Miagrin. » Antone regarde le compagnon de MorĂšre dâun air qui signifie nettement De quoi se mĂȘle-t-il celui-lĂ ? » Mais Georges poursuit Voici ce que jâai pensĂ© faire, puisque tu mâas dit que tu avais confiance en moi. Miagrin nous a dĂ©fendus, il nous a avertis. Tu sais, sans que tu tâen doutes, il tâa rendu dĂ©jĂ pas mal de services. Et puis, lui, personne ne peut le soupçonner. Or tu connais la rĂšgle âNunquam duo, semper tres. Jamais deux, toujours troisâ. Ă trois nous sommes invulnĂ©rables. Soyons tous les trois amis, comme Ă la premiĂšre promenade, te rappelles-tu ?⊠» Il sâarrĂȘte devant le regard courroucĂ© dâAntone. Miagrin intervient. Vous agirez comme vous voudrez, câest votre affaire ; mais il est Ă©vident quâon ne vous laissera pas tous les deux faire bande Ă part. â Pourquoi ? demande Antone qui se serre contre Georges. â Parce que, reprend naĂŻvement Georges, que nous le voulions ou non, ce sera une amitiĂ© particuliĂšre. â Quâest-ce que câest quâune amitiĂ© qui nâest pas particuliĂšre ? riposte Antone. â Tu veux quâon nous confonde avec les Lurel, les Patraugeat, les Monnot ? â Câest ça qui mâest Ă©gal. â Tout tâest Ă©gal, sâĂ©crie Georges agacĂ©. Quand tu seras renvoyĂ© et que tu verras pleurer tes parents, est-ce que ça te sera Ă©gal ? â Bah ! ils ne pleureront pas, ils me mettront ailleurs. Tu sais, ils ne lâadmirent pas la maison ; je mâen suis aperçu. â Quand tu es en colĂšre, on ne peut plus raisonner avec toi. â Je ne suis pas en colĂšre, seulement je vois pourquoi tu me dis cela. â Quoi ? Quâest-ce que tu vois ? â Le SupĂ©rieur tâa fait la leçon. â Pas vrai. â LâabbĂ© Russec alors ou le PĂšre Levrou ? â Non plus. â Qui ? â Eh bien ! si tu veux le savoir, câest maman. â Ă cause de ma lettre ? â Oui. â Alors, rĂ©pond lentement et dâune voix tremblante Antone effrayĂ©, tu ne veux plus ĂȘtre mon ami ? â Si, mais Ă condition que tu acceptes Miagrin. â Non, tu ne veux plus, non, je comprends maintenant. Tu as peur que je te compromette. â Antone, Tonio, je tâen prie, tu mâavais promis⊠â Ah ! tout ce que tu voudrais pour toi, pour rester avec toi, rien quâavec toi, mais câest fini. â Ne tâemballe pas. Ăcoute, Tonio, je tâen supplie⊠â Non, rĂ©pond Tonio rageur, non, reste avec ton Miagrin si tu veux ; tu mâas trompĂ©, tu mâas trahi, câest fini, lĂąche-moi, lĂ , non, je veux mâen aller, non, je mâen vais, câest fini. » Et malgrĂ© MorĂšre qui sâefforce de le retenir, Antone se dĂ©gage et court rejoindre le groupe de Lurel, Ămeril, dâOrlia, Patraugeat, CĂ©zenne. Je te lâavais dit, conclut Miagrin, tu nâes pas assez habile tu vas trop vite et tu tây prends trop brusquement, laisse-moi faire. » La nuit vient vite en janvier ; Ă quatre heures et demie, les Ă©lĂšves se rĂ©fugient dans lâĂ©tude. Mais Ă peine entrĂ© Antone Ramon se prĂ©cipite vers le bureau de MorĂšre et avant que celui-ci nâait pu se rendre compte de son intention, il soulĂšve le couvercle, plonge la main au milieu de ses livres et enlĂšve un paquet. Que fais-tu lĂ , Tonio ? â Dâabord je te dĂ©fends de mâappeler Tonio, appelle-moi Antone Ramon comme les autres. » Les Ă©lĂšves, comme une meute accourent, ils ont vu la boĂźte et flairĂ© les friandises. Les yeux allumĂ©s, les mains tendues, ils mendient. Ramon, hein, Ă moi, dit CĂ©zenne, tu seras un bon type. â Ă moi ! crie Ămeril, je ne tâennuierai plus ! â Ă moi ! mon petit Antone, glapit Lurel, tu sais, je te dĂ©fendrai. â Ă moi ! aboie le gros Patraugeat. â Ă moi ! » supplie Trophime Beurard. Et câest quelque chose de rĂ©pugnant que toutes ces gourmandises et ces goinfreries exaspĂ©rĂ©es, haletantes de dĂ©sir, jappant, sautant, revenant, se poussant, sâĂ©crasant autour de la boĂźte, tandis que Ramon furieux casse les ficelles, dĂ©chire les papiers. Ne lâĂ©touffez pas, » dit en riant lâabbĂ© Russec qui suit la scĂšne. Mais lâenfant repousse du coude les assaillants, fend le groupe, monte Ă la chaire et dans une attitude charmante de sveltesse offre Ă lâabbĂ© surpris la boĂźte pleine de fruits dĂ©licats. Merci, Ramon, non, merci, mangez-les avec vos camarades. » Et croyant faire de lâesprit il ajoute Vous nâoublierez pas Georges MorĂšre. » Georges MorĂšre reste Ă son pupitre. La meute se rue sur les fruits. En un instant la boĂźte se vide, si bien quâAntone, moitiĂ© fĂąchĂ©, moitiĂ© stupĂ©fait, sâĂ©crie Il nâen reste mĂȘme pas un pour moi ! » Trop tard. Les chinois, les petites poires confites, les figues doucereuses, les quartiers dâorange glacĂ©s, les cerises sentant lâeau-de-vie, tout sâest engouffrĂ© dans les bouches. Alors Lurel sâapproche de Ramon et tournant le dos Ă lâabbĂ© Russec Partageons », dit-il avec un sourire protecteur. Et il lui rend gĂ©nĂ©reusement la moitiĂ© dâune prune pulpeuse et dorĂ©e, et mange lâautre moitiĂ© en regardant du coin de lâĆil MorĂšre assis Ă son bureau. CHAPITRE II â LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCĂNE Ă peine rentrĂ©, il faut sâoccuper de la sĂ©ance acadĂ©mique de Saint-François-de-Sales. Michel Montaloir, le fameux explorateur des plateaux asiatiques, Michel, lâhomme de la colonisation, Michel, un ancien » de la maison, doit venir la prĂ©sider. Les professeurs sâingĂ©nient Ă exciter lâĂ©mulation, Ă lancer les Ă©lĂšves. M. Pujol, Ă lâimitation des P. JĂ©suites, a divisĂ© sa classe en deux camps, Romains et Carthaginois. Il promet au camp vainqueur un thĂ© suivi de jeux. De plus, si la classe obtient trois Ă©loges » elle a droit Ă une promenade dâune journĂ©e pendant que les autres travaillent. Et cependant la troisiĂšme sâalourdit les propositions les plus allĂ©chantes nâattirent pas ; lâattention vraiment est faible, les devoirs mĂ©diocres, on ne travaille pas. La troisiĂšme est en effet la classe terrible. Ă quatorze ou quinze ans les enfants se transforment pĂ©riode dâincubation, Ă©poque des chrysalides leur ĂȘtre se pelotonne, ils se mĂ©tamorphosent ; les valeurs se dĂ©placent sans quâon puisse savoir mĂȘme pourquoi ; le jeu des affinitĂ©s et des antipathies sâembrouille et les yeux les plus clairvoyants ont peine Ă y comprendre quelque chose. LâabbĂ© Russec sâinquiĂšte aussi on joue peu. Depuis huit jours surtout il surveille le groupe Lurel, Monnot, Beurard, Patraugeat. Ramon est toujours avec eux et cette frĂ©quentation ne lui dit rien qui vaille. Il se rassure un peu en voyant les efforts inlassables de Miagrin sur le petit Lyonnais. Le fils du fermier a passĂ© des vacances mauvaises. Pour la premiĂšre fois, il a compris la nullitĂ© de son pĂšre ; il nâa mĂȘme pu supporter la bontĂ© inintelligente de sa mĂšre. Cette mesquinerie de vie, de pensĂ©e, dâambition, cette avarice sordide qui ne sait mĂȘme pas faire fructifier sa richesse, cette satisfaction bĂ©ate dâĂȘtre enviĂ© par les ruraux de Pont-de-Veyle, lui inspirent une sourde colĂšre. M. le SupĂ©rieur dans le bulletin a parlĂ© de sa piĂ©tĂ©, de son intelligence et reconnu enfin les indices dâune prĂ©cieuse vocation. Modeste a Ă©tudiĂ© cet avenir. Oui, peut-ĂȘtre ? Il entrevoit des honneurs, les respects multipliĂ©s des femmes, les aubes de fines dentelles, le camail violet et lâautoritĂ© de la crosse. Mais non, il ne sera pas prĂȘtre, il ne sera pas non plus pharmacien de canton, vouĂ© Ă une vie sans Ă©clat ; dâautres rĂȘves le hantent. Ah ! sâil pouvait conquĂ©rir Ramon, il irait Ă Lyon, sinon Ă Paris ; sâil pouvait par lui pĂ©nĂ©trer dans ce monde fermĂ©, riche, aristocratique et qui lui semble dâautant plus merveilleux quâil le connaĂźt moins ! Il faut quâil gagne Antone, il le gagnera. La partie semble belle il sâinsinue, sâapitoie, sait se retirer Ă temps, revenir au moment opportun, tout comprendre, tout entendre, tout supporter ; mais sâil a lâinstinct de la conquĂȘte, il nâa pas encore la connaissance des Ăąmes il Ă©choue dans ses conversations les plus attendries, dans ses supplications les plus Ă©tudiĂ©es. MorĂšre est profondĂ©ment touchĂ© de cette insistance que rien ne dĂ©courage. Et moi qui me mĂ©fiais de toi ! » lui dit-il avec lâaccent du plus amer repentir. Miagrin sourit Il faut savoir attendre, lui rĂ©pond-il. » Mais il a beau rĂ©pĂ©ter Ă Antone Tu as tort tu te laisses prendre par Lurel, câest un imbĂ©cile, il te perdra, nous, nous te sauverons, oui, je te sauverai. », il nâen obtient que des rĂ©ponses dures. Tu mâennuies. MĂȘle-toi de ce qui te regarde. Va retrouver ton ami MorĂšre. Je nâaime pas le clan des cafards. » Gaston Lurel triomphe sans effort en quelques jours, il lâa dĂ©goĂ»tĂ© des cafards » comme il les appelle. Antone sursaute un peu quand il entend nommer ainsi Georges, mais sur le reste il lui donne complĂštement raison. Plusieurs fois il a essayĂ© de revoir Georges seul Ă seul. Ă la leçon de musique il a insistĂ© pour quâil renvoie Miagrin, il a mĂȘme osĂ© lui dire Tu sais, si je fais des bĂȘtises tu pourras dire que câest ta faute. » MorĂšre a refusĂ© avec douleur Tu ne veux pas me comprendre ; et puis, non, jâai promis et, moi, je tiens mes promesses. » Et Antone sâennuie. Le soir quand toute lâĂ©tude travaille sous la lumiĂšre des lampes, dans lâatmosphĂšre vite Ă©chauffĂ©e il oublie bientĂŽt thĂšme ou version ; le menton appuyĂ© sur ses poings il rĂȘve⊠Il rĂȘve de vacances au bord de la mer, Ă Nice. Il se voit courant dans le sable, sur la plage, pleine dâombrelles, barbotant dans les flots salins, pĂȘle-mĂȘle, avec des amis, et, parfois, la chaleur dâun ardent soleil semble pĂ©nĂ©trer tout son corps comme aprĂšs la douche et le roulement de la vague⊠Il rĂȘve la rĂšgle du surveillant le rappelle Ă la rĂ©alitĂ© ! Alors il se rĂ©veille et sâennuie. Deux jeudis de suite il fait la promenade avec Lurel et Monnot. On va sur une route quelconque vers MĂącon, Saint-Amour, Jasseron, Ceyzeriat, Villars ou Pont-dâAin. Par ces jours froids de janvier, ni le paysage, ni le but nâintĂ©ressent. De temps en temps on rencontre la longue voiture des Bressans qui semble faite avec des Ă©chelles, des soldats qui rentrent Ă la caserne ou quelque fillette Ă la voix criarde qui ramĂšne ses vaches. Monnot et Lurel racontent au petit Lyonnais leurs aventures de collĂšge et leurs tours les moins Ă©difiants. Monnot est lâeffrontĂ© menteur, il sâen vante. Il nâa quâun principe Tout mauvais cas est niable. » Et comme il est toujours dans un mauvais cas, il nie toujours. Il raconte comment, surpris lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente en flagrant dĂ©lit de vagabondage dans les galeries, il rĂ©pondit hardiment Ă lâabbĂ© ThiĂ©baut Je viens de lâinfirmerie. » LâabbĂ© ThiĂ©baut soupçonneux alla Ă lâinfirmerie oĂč sĆur Suzanne lui dĂ©clara nâavoir pas vu Monnot. Fort de cette dĂ©couverte, il fit mettre un mal » de conduite au flĂąneur. Mais Monnot protesta comme un diable auprĂšs de lâabbĂ© Russec, de lâabbĂ© ThiĂ©baut, du SupĂ©rieur. DĂ©concertĂ© par une telle fureur, ce dernier revit lui-mĂȘme sĆur Suzanne qui maintint son dire. Alors Monnot demanda Ă ĂȘtre confrontĂ© avec la SĆur. Tous deux comparurent dans le cabinet directorial devant le Chanoine, lâabbĂ© Russec et lâabbĂ© ThiĂ©baut et Monnot recommença ses explications CâĂ©tait Ă pouffer, raconte-t-il. Enfin, ma sĆur, lui dis-je, rappelez vos souvenirs. AprĂšs la rĂ©crĂ©ation de dix heures, vous aviez distribuĂ© vos drogues aux Ă©lĂšves, je suis arrivĂ© Ă ce moment-lĂ , je vous ai demandĂ© un peu dâacide phĂ©nique parce que jâavais mal aux dents, vous ĂȘtes entrĂ©e Ă la pharmacie, vous ĂȘtes montĂ©e sur une chaise pour ouvrir un placard, rappelez-vous, ma sĆur, je vous en supplie. » Et peu Ă peu, devant son insistance, la sĆur dâabord trĂšs sĂ»re et trĂšs nette, Ă©branlĂ©e, dĂ©racinĂ©e, abasourdie, abrutie, sâest tournĂ©e vers le SupĂ©rieur et lui a dit Il a peut-ĂȘtre raison, je ne me rappelle plus assez pour dire non. » Tu vois, mon cher, conclut Monnot, elle a fini par reconnaĂźtre que jâĂ©tais allĂ© Ă lâinfirmerie oĂč je nâavais pas mis les pieds. » Et il rit aux Ă©clats, tandis que Lurel ajoute Prends-en de la graine. » Une autre fois la conversation est tombĂ©e sur leurs lectures. Antone, qui se pique dâavoir beaucoup lu, Ă©numĂšre complaisamment toutes les richesses de sa bibliothĂšque Voyages de Jules Verne, romans de Boussenard, de Paul dâIvoi, magnifiques volumes sur lâArmĂ©e et la Marine, sur lâexpĂ©dition de Marchand, sans compter des albums historiques. Enfin quelques romans de Bazin et les Contes choisis dâEdgar Poë⊠Mais Gaston Lurel au lieu dâenvier ce trĂ©sor Ă©clate de rire. Antone en est un peu froissĂ©. Tu as certainement, reprend Lurel, les MĂ©moires dâun Ăne et les Voyages de Gulliver ? â Pourquoi me demandes-tu cela ? â Parce que ta bibliothĂšque est une bibliothĂšque de bĂ©bĂ©. Les petites filles elles-mĂȘmes nâen voudraient pas ! â Pourquoi ? » Mais ce pourquoi excite de nouveau les rires gouailleurs des deux compĂšres. Pilou ! Pilou ! » fait brusquement Monnot. LâabbĂ© Russec sâĂ©tait rapprochĂ©. Monnot dĂ©tourne la conversation sur les contes dâEdgar PoĂ« et quand lâabbĂ© Russec sâest Ă©loignĂ© Et toi quâest-ce que tu lis ? demande Ă son tour Antone. â Pas mes prix, sĂ»rement, ni mes livres dâĂ©trennes, rĂ©pond Lurel. Ăa vous rend stupide, mon pauvre Antone. Et puis, câest aussi intĂ©ressant que le cours de ThĂšmes. â Alors quoi ? â Moi je lis les grands auteurs contemporains Septime Birbot[1], Ămile Zola, Jean Messain, Tibulle Mendoza[2] Naturellement je ne porte pas ces bouquins sous le nez de mon paternel. Mais Anthyme, mon domestique, qui me les achĂšte, les cache sous mon matelas. Ă la bonne heure, ça câest intĂ©ressant, et ça vous apprend la vie. Ăa nâest pas du coco, Ă©videmment. â Surtout ton bouquin de Tibulle Mendoza, fait Monnot. En voilĂ un par exemple qui est dâun raide⊠â Ă propos, Monnot, lâas-tu terminĂ© ? demande Lurel. â Pas encore, je te le rendrai samedi jâen ai bien encore pour deux jours. â DĂ©pĂȘche-toi de le finir, je le passerai Ă Ramon. â Ah ! Ă Ramon ? » Ce ah ! » nâĂ©chappe pas Ă Antone. Que peut ĂȘtre ce livre pour que lâidĂ©e mĂȘme de le lui prĂȘter surprenne Ă ce point Monnot ? Mais Lurel reprend Va donc. Nâaie pas peur. Il le lira plus facilement que nous ; on ne le soupçonne pas, lui, jamais on ne sâavisera de venir voir ce quâil lit en Ă©tude. » Et sâadressant Ă son nouveau disciple Ă©bahi et muet Tu ouvres ton dictionnaire, tu mets deux ou trois livres de classe Ă cĂŽtĂ© et, au lieu de faire une version, tu bouquines. Ou bien pendant lâĂ©tude des leçons tu disposes en Ă©chelle trois livres de classe ouverts et tu mets ton roman comme dernier Ă©chelon en dessous tu vois que ce nâest pas malin. Ă travers tes doigts tu regardes de temps en temps si on tâobserve. Lis cela, câest palpitant, si tu ne comprends pas tu me demanderas des explications. » Antone ne proteste pas. La chose semble si simple Ă Lurel quâil craint de passer pour une petite fille en faisant mĂȘme une objection. Pourtant il se rappelle cette premiĂšre classe de lâannĂ©e oĂč son condisciple a failli ĂȘtre pris par lâabbĂ© Perrotot. Une crainte sourde monte en lui jamais il nâaura lâassurance impudente, ni lâhabile tour de main de ses nouveaux amis. AprĂšs la promenade, Monnot revoit Lurel seul Ă seul. Non, vraiment, tu veux quâon lui passe ton bouquin ? â Pourquoi pas ? â Ramon est encore si naĂŻf. â Justement on va le dĂ©niaiser ; ce sera amusant. â Tu as tort laisse donc Ramon tranquille. â Pilou ! Pilou ! » LâabbĂ© Russec vient de passer. A-t-il entendu cette fin de conversation ? CHAPITRE III â LE FAUX BOILEAU Le samedi soir, Georges MorĂšre, de sa place, voit en Ă©tude un singulier manĂšge. Un quart dâheure aprĂšs la rentrĂ©e, Monnot, assurĂ© que le surveillant sâoccupe dâOrlia, insĂšre entre les jambes de Feydart allongĂ©es en pincettes le dangereux roman qui ramenĂ© ainsi au banc suivant passe de main en main et revient Ă son propriĂ©taire Lurel. Celui-ci saisit dans son bureau les Ćuvres PoĂ©tiques de Boileau », dĂ©pouille lâinfortunĂ© de sa couverture et de sa reliure dont il revĂȘt la brochure pestilentielle et cligne des yeux vers Antone pour lâavertir. Puis il lĂšve le bras vers le surveillant qui acquiesce dâun signe, sort de sa place pour gagner le bureau prĂ©sidentiel et chemin faisant, donne, le dos tournĂ©, le livre Ă Leroux en lui soufflant Fais passer Ă Ramon. » Pendant quâil montrait au surveillant une tache de son Tite-Live qui lâempĂȘchait de lire la phrase Ă traduire et quâil lui demandait de multiples explications, sâaccomplissait une Ćuvre invraisemblable et pourtant banale dans la vie des lycĂ©es et collĂšges. Leroux, sans lâouvrir, a passĂ© le livre Ă Tahuret. Celui-ci, ayant regardĂ© le titre, le referme prĂ©cipitamment et le glisse sous le dictionnaire de Rousselot en disant Pour Antone⊠Attention. » De mains en mains, de pupitre en pupitre, en contournant les Ă©lĂšves trop sages, le volume arrive Ă Antone qui en levant la couverture lit aussitĂŽt Premier Amour, par Tibulle Mendoza. » Pas un Ă©lĂšve nâa arrĂȘtĂ© le livre hideux, pas un nâa empĂȘchĂ© cette corruption dâatteindre lâĂąme de son camarade, pas un nâa refusĂ© dâĂȘtre le dĂ©goĂ»tant entremetteur. On ne refuse pas cela. Toutefois ces allĂ©es et venues ont fini par exciter la mĂ©fiance du surveillant. Antone craintif se hĂąte de glisser le roman dans son bureau. Dâun coup dâĆil il fait signe Ă Lurel revenu Ă sa place quâil est guettĂ© et se plonge dans son devoir pour dĂ©router les soupçons. Vers la fin de lâĂ©tude, son thĂšme achevĂ©, il disposait encore dâun quart dâheure. Il rangea son dictionnaire et ses cahiers, dĂ©ploya son atlas et derriĂšre cet abri improvisĂ© ouvrit le faux Boileau. Le titre lâavait dĂ©jĂ troublĂ©. En le revoyant il se sentit rougir jusquâaux oreilles. Il se rappelait les rĂ©flexions de Monnot Zola câest fort, mais Mendoza câest encore plus raide. » Quâallait-il apprendre, lui Ă qui sa mĂšre refusait les feuilletons du Correspondant en lui disant Tu es trop jeune ! » Il comprenait la gravitĂ© de son acte. Il nâavait nulle envie de lire ce roman. Mais il avait promis Ă Lurel et il avait peur de passer pour un poltron et un bĂ©bĂ©. Lurel, dans la crainte des inspections diurnes et nocturnes, lui avait demandĂ© de se hĂąter. Pourtant il lui avait dĂ©fendu de prendre le livre sur lui Tu es trop gauche, avait-il dit, tu le laisseras tomber ou tu le dissimuleras si maladroitement quâon le verra tout de suite. Il est encore plus en sĂ»retĂ© dans ton bureau. Range-le simplement au milieu de tes bouquins de classe. » Antone nâosait pas attendre il savait quâil lui faudrait le soir mĂȘme donner des dĂ©tails et raconter ses impressions Ă son corrupteur. AprĂšs un coup dâĆil au surveillant il se hasarda. Chose curieuse ! cet immonde roman commençait par une prĂ©face dâune gravitĂ© hilarante ! Si tu as en toi lâune de ces forces suprĂȘmes, GĂ©nie, Orgueil, Vertu qui triomphent de tout et accomplissent fatalement leurs destinĂ©es, Accepte lâamour ou refuse-le ; il nâimporte, tu es le Mage auquel obĂ©it lâenfer. Si tu es un brave homme, sans grandeur, ni bassesse, marie-toi ; tu mourras honorĂ© et honorable, pleurĂ© de tous. Mais si tu es lâun de ces ĂȘtres intermĂ©diaires nâayant ni le suprĂȘme gĂ©nie, ni le gros bon sens, un de ces ĂȘtres bizarres, tourmentĂ©s, incertains, qui peuvent sâĂ©lever, qui peuvent tomber, Crains la premiĂšre rencontre, redoute surtout le premier baiser. Sois chaste. Mais la solitude ou lâindiffĂ©rence, câest lâennui ? Crois-tu que la joie existe ? Dâailleurs, choisis ! » Et le terrifiant avertisseur racontait lâhistoire de Thoutmosis, le roi vainqueur des Hycsos, dont les prĂȘtres nâavaient pu conserver la momie mĂȘme dans les bains dâhuile parfumĂ©e et les mixtures de nard, de myrrhe et de benjoin, parce que la reine StharnabusaĂŻ avait mis ses lĂšvres sur son cou dâadolescent. Cette premiĂšre page apocalyptique Ă©tonna Ramon mais ne lui parut pas absolument immorale. Il sâenhardit donc Ă lire le premier chapitre. Un jeune homme de dix-sept ans, Marcelin, quittait lâappartement de sa mĂšre, rue Montmartre, et faisait une promenade du boulevard des Italiens aux Champs-ĂlysĂ©es. Il finissait par sâinstaller Ă une table de restaurant non loin dâune jeune dame en noir dont lâenfant jouait au cerceau. NâeĂ»t Ă©tĂ© le style prĂ©tentieux, une abondance descriptive inlassable, et de temps en temps quelque brutale mĂ©taphore, quelque mot sournois, qui blessaient la candeur dâAntone, ce dĂ©but de chapitre eĂ»t paru aussi honnĂȘte quâun roman de la Vicomtesse de SĂ©gur. Pourtant lâenfant ne sây trompait pas, il sâen dĂ©gageait une odeur de corruption, comme de ces coins de cimetiĂšre oĂč lâon jette les couronnes de fleurs sales et les bouquets pourris. Au coup de cloche Antone referma le livre et lâinsĂ©ra soigneusement entre ses Morceaux Choisis et son Virgile. Mais lorsque au rĂ©fectoire Lurel, les yeux brillants et les paupiĂšres souriantes, lui demanda Eh bien ! quâen penses-tu ? » il rĂ©pondit dâun air dĂ©tachĂ© et dĂ©confit Il est ennuyeux comme la pluie, ton roman ! â OĂč en es-tu donc ? » Et dĂšs quâAntone le lui eut indiquĂ© Mais tu nâas pas fini le premier chapitre. Ăa nâest pas Ă©tonnant. Câest aprĂšs que ça devient intĂ©ressant. â Quand il entre dans la chambre des tĂ©nĂšbres, reprit Monnot avec un petit rire. â Et quand sa sĆur Florence lui raconte sa vie, ajouta Lurel. â Le plus raide, câest la veillĂ©e au lit de mort de sa mĂšre. Non, ça vraiment câest trop fort, je trouve quâil exagĂšre. » Lurel protestait sournoisement et Antone Ă©coutait, tout dĂ©contenancĂ© dâĂȘtre obligĂ© de lire un roman qui scandalisait Monnot lui-mĂȘme. Dis donc, reprit Lurel, lis plus vite. Tu sais, il ne faut pas que ça traĂźne. » AprĂšs la priĂšre du soir, comme ils remontaient tous pour se coucher, au tournant du palier, Antone sâentendit murmurer Ă lâoreille. Rends-lui son bouquin ! » Il se retourna, mais câĂ©tait le moment oĂč les Ă©lĂšves franchissaient la porte du dortoir en se dĂ©bandant il nâaperçut que la figure placide de Louis Boucher incapable de lui donner un tel conseil. Il se coucha et rĂ©flĂ©chit. Rendrait-il ce livre sans le lire ? En continuerait-il la lecture ? Le garderait-il deux ou trois jours sans lâouvrir, mais en affectant de lâavoir parcouru ? Le rendre, il nâosait câĂ©tait sâavouer petite fille », digne de son surnom de Ninette. Lâachever ? rĂ©pugnait Ă son honnĂȘtetĂ©. Laisser croire quâil lâavait parcouru ? câĂ©tait plus scabreux. Il Ă©tait trop jeune encore pour soutenir une conversation sur des livres quâil nâavait pas lus. Monnot et Lurel perceraient son mensonge ; et alors quelle figure ferait-il ? Il sâendormit sans avoir pris de dĂ©cision. La petite Ă©tude du dimanche matin Ă©tait consacrĂ©e Ă la correspondance familiale et aux leçons de catĂ©chisme. Incapable dâune rĂ©solution Ă©nergique, Antone, comme tous les faibles, cherchait des atermoiements. Il fit signe Ă Lurel quâil avait une lettre Ă Ă©crire. Lurel haussa les Ă©paules. Dix minutes avant le petit dĂ©jeuner il laissa le catĂ©chisme. Il fallait bien avancer un peu dans sa lecture. AprĂšs tout, il en Ă©tait restĂ© Ă une page qui nâavait rien dâextraordinaire ». Il reprit donc le faux Boileau Marcelin entrait en conversation avec la jeune veuve Ă propos dâune Ă©tourderie de la petite fille. Le dĂźner achevĂ©, il continuait avec elle la banale conversation tout en remontant lâavenue des Champs-ĂlysĂ©es par une belle soirĂ©e de printemps. Soudain Antone se sentit rougir. Le sang lui monta au visage et lui bourdonna aux oreilles. De dĂ©tail en dĂ©tail, de phrase en phrase, il avait glissĂ© Ă une scĂšne immonde Ă demi voilĂ©e, irritante par le mystĂšre dâinfamie quâelle laissait entrevoir sans lâexpliquer. Une curiositĂ© malsaine le poussait Ă sâavancer dans ce labyrinthe dâimpudeur, sans chemin de retour, et le malheureux, tout en se promettant de sâarrĂȘter, de ne pas aller plus loin, avançait, page Ă page, espĂ©rant trouver, Ă travers ce style Ă©quivoque et volontairement obscur, ce secret de honte promis, mais jamais avouĂ©. La cloche sonna. Certes, parmi les ferments qui dĂ©composĂšrent les Ăąmes Ă la fin du XIXe siĂšcle, Tibulle Mendoza peut se vanter dâavoir Ă©tĂ© lâun des plus violents. On se demande si ce romancier qui, parvenu au seuil de la vieillesse, se donnait volontiers comme le chef dâune Ă©cole poĂ©tique, a jamais jetĂ© un regard sur ces tĂȘtes vives et Ă©tourdies quâil empoisonna de ses dĂ©jections littĂ©raires, tout en parlant dâart, de beautĂ©, de pitiĂ©, de gloire nationale. Sa honte est dâĂȘtre restĂ© toujours, mĂȘme sous ses cheveux blancs, un enfant dĂ©pravĂ©. Inutile de dire quâau repas de midi, la conversation reprit sur le roman scabreux. Antone avouait quâil nâavait jamais rien lu dâaussi fort ; toutefois Lurel devinait, sous son affectation de jeune homme sans prĂ©jugĂ©, ses rĂ©pugnances et ses apprĂ©hensions. Il sâen irritait, revenait Ă la charge, exaltait les scĂšnes les plus orduriĂšres, sâĂ©criant VoilĂ qui est vĂ©cu ! » et y mettait une telle chaleur que sa parole se fit plus aiguĂ« sans quâil sâen aperçût. Pilou ! fit brusquement Monnot. La police a lâĆil ! â Tu crois que Russec mâa entendu ? demanda Lurel un peu inquiet. â Je ne sais pas. En tous cas, modĂšre ton Ă©loquence, hein ! â Bah ! on fait trop de bruit ; et puis, je nâai rien dit de compromettant. » La petite sonnette du SupĂ©rieur annonça la fin du repas. Georges MorĂšre, câĂ©tait son jour, monta Ă la chaire et lut la vie de Saint Babylas, le saint du jour. AprĂšs les grĂąces, comme il allait sortir avec les derniers Ă©lĂšves, il fut rappelĂ© par Monsieur Pujol, latiniste scrupuleux Dites donc, Georges MorĂšre, il mâa semblĂ© entendre pour la date âvigesimoâ, câest une mauvaise forme, il faut dire âvicesimoâ ; revoyez votre grammaire et tĂąchez de ne pas me dĂ©shonorer devant le corps professoral. » Georges promit de faire attention. La galerie sâencombrait de professeurs finissant leur conversation, Ă pas lents. Par politesse, Georges suivait. Il attendait que le passage fĂ»t libre pour regagner la cour oĂč dĂ©jĂ retentissaient les cris des Ă©lĂšves, quand M. FramogĂ©, le prĂ©fet des Ă©tudes, dit au supĂ©rieur ⊠Je crois quâune visite immĂ©diate des bureaux sâimpose ! » Georges frĂ©mit. Cette bribe de phrase pour lui nâavait quâun sens trop prĂ©cis. On soupçonnait quelque infraction au rĂšglement. Toutes les fois que lâautoritĂ© croyait que des livres mauvais, des boissons prohibĂ©es, du tabac ou dâautres objets interdits avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans la maison, elle profitait dâune classe ou dâune promenade pour inspecter le contenu des pupitres. Or, sans savoir ce quâĂ©tait le livre de Ramon, Georges devinait que ça ne devait pas ĂȘtre un inoffensif roman. Pris en flagrant dĂ©lit de pareil recel, son ancien ami serait sĂ»rement renvoyĂ©. Rapidement, il entrevit cette catastrophe. Ainsi au lieu de le protĂ©ger contre les mauvaises influences, il lâavait froissĂ© et rejetĂ© dans le groupe des pires. En vain, pendant les leçons de flĂ»te, en rĂ©crĂ©ation, en promenade, il essaya de lâapaiser, de lui expliquer son but ; Antone sâest mis sur la dĂ©fensive, lâa repoussĂ© dâun mot brutal, a mĂȘme renoncĂ© au foot-ball, sous prĂ©texte de trop grande fatigue, en rĂ©alitĂ© pour ne plus se retrouver sous la direction de son ancien ami. Les tentatives de Miagrin, en apparence, ont Ă©tĂ© aussi vaines. Et cependant tous deux savent la tentative de Lurel. Pourquoi MorĂšre ne fait-il pas appel Ă lâabbĂ© Levrou, si lui-mĂȘme ne peut aborder Antone. Pourquoi ? Parce que ce serait rapporter », se mettre du cĂŽtĂ© des MaĂźtres ». Lâorgueil isole MorĂšre lui-mĂȘme, fausse sa conscience, et surtout lui interdit la confiance absolue. Les explorateurs racontent quâils ont vu chez les Pahouins et les Bondjos, des sauvages prisonniers de guerre, destinĂ©s Ă ĂȘtre mangĂ©s par leurs vainqueurs. Câest en vain quâils ont interrogĂ© ces victimes, ils nâont pu leur faire avouer leur situation ces nĂšgres acceptaient dâĂȘtre dĂ©vorĂ©s, comme ils auraient dĂ©vorĂ© leurs rivaux, si leur tribu avait Ă©tĂ© victorieuse. Ils se retrouvaient dâaccord avec leurs ennemis dans cette religion de la solidaritĂ©, pour repousser le blanc » qui vient se mĂȘler de ce qui ne le regarde pas, et refusaient de se laisser sauver, parce quâil eĂ»t fallu se fier Ă lui. Ainsi chez les enfants des collĂšges, se dĂ©veloppe parfois cette Ă©trange solidaritĂ© qui fait considĂ©rer tout appel aux maĂźtres comme une trahison envers des condisciples. Pendant les vĂȘpres, Antone songe aux quelques pages malsaines quâil a lues. Le premier pas est franchi, il est coupable il est au moment oĂč la volontĂ© dĂ©faillante a dĂ©jĂ conscience de sa faute et sâabandonne Ă lâenlisement Il est trop tard, Ă quoi bon lutter ? Laissons-nous glisser jusquâau fond de la vase. La faute est faite. » Et puis il a beau savoir que câest mal, il veut apprendre, il lira jusquâau bout. Ce soir il reprendra sa lecture, il le sait bien, il Ă©coutera les explications de Lurel, et deviendra comme lui, un de ces Ă©lĂšves quâon sâĂ©tonne de rencontrer dans les plus sĂ©vĂšres collĂšges, soit que les yeux les plus vigilants ne puissent les reconnaĂźtre, soit quâon sâimagine, par une aberration dâesprit inconcevable, pouvoir guĂ©rir des brebis galeuses en les gardant au milieu dâun troupeau sain. Ă deux heures et demie les Ă©lĂšves se formĂšrent en colonne pour la promenade. LâabbĂ© Russec avait appelĂ© Antone et lui demandait Avec qui ĂȘtes-vous, Ramon ? â Avec Monnot. â Et Lurel, nâest-ce pas ? Câest la troisiĂšme fois ! » Ă ce moment lâabbĂ© FramogĂ©, maigre, le front ridĂ©, les yeux brĂ»lants, mais les lĂšvres serrĂ©es, descendit les marches du perron et vint droit au prĂ©fet des troisiĂšmes. Dâun geste lâabbĂ© Russec avait Ă©loignĂ© Antone. Quelques instants aprĂšs, il appelait Gaston Lurel ? â Monsieur ? rĂ©pondit lâĂ©lĂšve, sortant tout Ă©tonnĂ© de la colonne dĂ©jĂ prĂȘte Ă partir. â Monsieur le PrĂ©fet des Ă©tudes vous demande. â Venez », dit le vieux prĂȘtre dâun ton sec. Lurel remonta les marches derriĂšre lui, il se retournait vers ses camarades ; ses yeux Ă©tonnĂ©s et ses hochements de tĂȘte demandaient Quâest-ce quâil y a ? Que me veut-on ? Savez-vous quelque chose ? Moi, je ne vois pas⊠» Puis il disparut derriĂšre la grande porte du vestibule sous les regards surpris de tous les Ă©lĂšves. Avancez, » commanda lâabbĂ© Russec dâun ton solennel, et la division se mit en marche. Monnot restĂ© seul avec Antone Ă©tait singuliĂšrement troublĂ© de ce brusque enlĂšvement. Câest un des avantages de ces maisons dâInternes fortement organisĂ©es que le moindre fait en dehors des sĂ©ries rĂ©guliĂšres et prĂ©vues met immĂ©diatement les imaginations aux champs. Je donnerais bien mon paquet de cigarettes, murmurait le complice du voyou, pour savoir ce quâon lui veut. â Il a peut-ĂȘtre un de ses parents malade ? » hasarda Antone qui lui aussi cherchait en vain Ă se rassurer. Cette hypothĂšse rĂ©pĂ©tĂ©e de rang en rang sembla la solution et bientĂŽt pour les entraĂźneurs de tĂȘte, Lurel venait de perdre sa mĂšre tandis que, pour les derniers de la colonne, il Ă©tait appelĂ© par un oncle Ă toute extrĂ©mitĂ©. Au retour, vers quatre heures et demie, les troisiĂšmes apprirent dâun Ă©lĂšve restĂ© Ă lâinfirmerie quâil avait Ă©tĂ© emmenĂ© par FramogĂ© chez le SupĂ©rieur. Antone, accablĂ© de lourds pressentiments, avait pris la ferme rĂ©solution de ne plus continuer sa lecture, mais Ă la premiĂšre occasion de rendre Ă Lurel son ignoble roman. Ă cinq heures, on rentra en Ă©tude Lurel ne reparut pas. Tous regardaient sa place vide ; chaque fois quâun Ă©lĂšve rentrait, le bruit de la porte faisait tourner toutes les tĂȘtes. Cependant, aprĂšs la priĂšre, Antone Ramon avait soulevĂ© la tablette de son pupitre. DĂ©cidĂ© Ă ne sâoccuper que de sa narration française, il enlevait ses cahiers et son atlas, enfermĂ©s dans son bureau non sans dĂ©sordre. Un coup dâĆil sur ses livres le fit soudain pĂąlir dans la rangĂ©e un vide Ă©tait visible, dâautant plus visible quâun volume, par suite de ce vide, Ă©tait Ă demi renversĂ© sur un voisin trop Ă©loignĂ©. Avant dâavoir vĂ©rifiĂ©, Antone comprit que le livre manquant, câĂ©tait le roman de Lurel. Dâune main tremblante, il les tira tous les uns aprĂšs les autres il ne sâĂ©tait pas trompĂ©, le Boileau â Premier Amour avait disparu. Ses investigations fiĂ©vreuses finirent par agacer le surveillant qui dâun coup de rĂšgle sur sa chaire le rappela au travail. Il rougit, craignit dâavoir confirmĂ© des soupçons, et se mit Ă son devoir ; mais ses idĂ©es sur Codrus qui se fait tuer par les ennemis pour assurer la victoire Ă sa patrie, sâembrouillaient inextricablement, ses phrases sâempĂątaient, rien ne venait. Son imagination Ă©tait obsĂ©dĂ©e de cette question OĂč est le livre de Lurel ? » Il tremblait de sentir sur son Ă©paule la main osseuse du terrible FramogĂ© et dâentendre sa voix sifflante lui dire comme Ă Lurel Venez. » CHAPITRE IV â COUPS DE FOUDRE Brusquement sonna la cloche, maniĂ©e par une main inhabile. Il nâĂ©tait que six heures et demie. Pourquoi abrĂ©ger lâĂ©tude dâune demi-heure ? Les troisiĂšmes se regardĂšrent stupĂ©faits quelques-uns murmurĂšrent presque Ă haute voix Ăa y est, câest pour Lurel ! » Sous lâinfluence de cette idĂ©e, Feydart ouvrit le pupitre de lâabsent. Il Ă©tait complĂštement vide. ImmĂ©diatement ce fut une rumeur dans toute lâĂ©tude, tandis que le surveillant frappait sur son bureau pour obtenir le silence et faire dire la priĂšre. Le PrĂ©fet de division survint et achemina les deux longues files dâĂ©lĂšves non vers la chapelle pour le salut, mais vers la salle de Lecture spirituelle. Tout le collĂšge, Ă©lĂšves et professeurs, y fut bientĂŽt rĂ©uni, sauf M. Pujol. On se leva le SupĂ©rieur entrait, la tĂȘte droite, le front sĂ©vĂšre, les paupiĂšres abaissĂ©es, comme sâil refusait de voir un seul enfant. DĂšs quâil se fut installĂ© derriĂšre le tapis vert de sa table, les divisions sâassirent, la houle des tĂȘtes sâimmobilisa et, dans le silence dâattente, dans lâatmosphĂšre glaciale de cette longue salle, il commença dâune voix basse, lente, mais trĂšs perceptible Mes chers enfants, un de vos condisciples a osĂ© introduire dans cette maison un mauvais livre, un livre dâignominie⊠il nâest plus ici. » Le silence devint lugubre comme un arrĂȘt du cĆur. Ă une heure et demie, nous dĂ©couvrions cette ordure ; Ă deux heures et demie, Gaston Lurel reconnaissait, mais trop tard, sa faute ; Ă quatre heures, il partait ; Ă lâheure oĂč je vous parle, il est rendu Ă sa famille. » Un Ă©lĂšve fit entendre un Oh ! » de stupeur. Le SupĂ©rieur maintenant tonnait Ah ! mes enfants, dans une maison chrĂ©tienne comme la nĂŽtre, jamais nous nâaccepterons des esprits contaminĂ©s, des cĆurs gĂątĂ©s. Avant tout, nous tenons Ă la puretĂ© de vos mĆurs vos professeurs, vos maĂźtres, moi-mĂȘme, nous veillons, avec tout le soin dont nous sommes capables, Ă ce que rien ne puisse ĂȘtre un obstacle Ă la vertu. Mais si, malgrĂ© notre sĂ©vĂ©ritĂ© pour lâadmission des nouveaux, malgrĂ© notre vigilance continuelle, nous reconnaissons que lâun dâentre vous nâest pas digne de rester, nous nâhĂ©siterons jamais. Quelles que soient ses qualitĂ©s, ses mĂ©rites, je dirai plus, les mĂ©rites, les services de sa famille, cet Ă©lĂšve, nous le renverrons immĂ©diatement. Mgr Dupanloup, ce grand Ă©ducateur, fit renvoyer dâun collĂšge soixante-neuf enfants. Soixante-neuf enfants ! Si terrible que fut cette exĂ©cution, il sâen applaudit. Eh ! bien, câest une conduite que nous comprenons, car nous sommes prĂȘts Ă lâimiter. Si le malheur voulait que nous trouvions parmi vous dix, vingt, quarante Ă©lĂšves dangereux, nous retrancherions, sans dĂ©lai, sans remords, je ne dis pas sans larmes, ces dix, ces vingt, ces quarante Ă©lĂšves⊠» Les terribles phrases tombaient sur Antone comme un marteau sur un misĂ©rable fer amolli par le feu. Il Ă©tait Ă©crasĂ©, anĂ©anti. Le SupĂ©rieur nâallait-il pas le nommer, lâappeler, le flĂ©trir devant tout le collĂšge et le renvoyer Ă son tour ? Car quel Ă©tait ce mystĂšre ? Comment avait-on pu retrouver son livre et renvoyer Lurel ? Il nâosait relever le front ; Ă quelques bancs de lui, Monnot accablĂ© ne cherchait mĂȘme pas Ă cacher sa consternation. Impitoyable, la voix poursuivait ses victimes Sait-on le mal que peut faire une imagination pervertie ? Et quâattendre dâun cĆur dĂ©pravĂ© ? QuâespĂ©rer dâun esprit obsĂ©dĂ© par le vice ? Quelle application, quels efforts, quelles Ă©tudes ? » Puis le justicier insistait sur ces signes rĂ©vĂ©lateurs, sur ces indices qui trompent, hĂ©las ! si rarement dĂ©goĂ»t, ennui, persiflage, paresse, mauvais esprit. Antone se sentait dĂ©faillir. Mais ce nâĂ©tait pas encore la fin. Avec lâaccent de lâĂ©tonnement, le SupĂ©rieur, maintenant, donnait les dĂ©tails les plus prĂ©cis Vous lâavez vu, cet enfant, vous avez pu remarquer son caractĂšre altier, facilement contempteur de la rĂšgle et de ses maĂźtres ; vous avez peut-ĂȘtre admirĂ© cette indĂ©pendance, cette allure de jeune homme qui a pris son parti de tout, qui se moque des consĂ©quences, pourvu quâil agisse Ă sa guise. Que ne lâavez-vous vu tout Ă lâheure, lui si fier, si indomptable, se jeter Ă nos genoux ! Avec des cris, avec des larmes, qui nous Ă©mouvaient profondĂ©ment et le relevaient Ă nos yeux, car elles nous prouvent quâil y a encore en lui quelque sentiment de lâhonneur, il nous suppliait de le garder, de ne pas faire cette peine Ă sa mĂšre, de ne pas infliger cette honte Ă sa famille. Trop tard ! Nous nâavons pas le droit dâĂ©couter notre compassion en de pareilles circonstances. Nous devons songer Ă vous, Ă vous tous. Il reconnaissait sa folie, il se repentait, il avouait plus que nous ne demandions. Trop tard ! Il fallait faire ces rĂ©flexions, prĂ©voir ces consĂ©quences, au moment oĂč vous introduisiez cette Ćuvre de honte, dont le nom mĂȘme ne souillera pas mes lĂšvres. » Une quinte de toux secoua le justicier. Quand la voix lui revint, il reprit sur un ton plus bas, avec la gravitĂ© solennelle des premiĂšres paroles, mais sans cet accent de colĂšre contenue qui avait terrorisĂ© Antone Mes chers enfants, nous entrons demain dans une semaine belle entre toutes mercredi prochain, ce sera la fĂȘte de notre patron, saint François de Sales, et dimanche, la Purification de la TrĂšs Sainte Vierge. Comment ces deux fĂȘtes ne vous donneraient-elles pas lâoccasion de rĂ©flĂ©chir, de retremper votre volontĂ©, de purifier vos cĆurs et de vous relever pour parcourir joyeusement et gĂ©nĂ©reusement votre route. Oui, gardez-vous de ces romans infĂąmes, qui dĂ©shonorent notre langue et notre pays. Il y a dans notre littĂ©rature assez dâĆuvres nobles et Ă©levĂ©es âSursum cordaâ, En haut les cĆurs ! Et mĂ©ditez cette parole que par trois fois Dieu rĂ©pĂ©ta Ă JosuĂ©, au jour de lâentrĂ©e dans la Terre promise âConfortare et esto robustusâ, Fortifie-toi et sois robuste ! Comment le pourrez-vous dans le monde, si vous nâen ĂȘtes pas capables ici ? » Cette fois, câĂ©tait fini le SupĂ©rieur se leva et tout le collĂšge se rendit Ă la chapelle, puis au rĂ©fectoire. LĂ , Monnot et Beurard recouvrĂšrent un peu de sang-froid et essayĂšrent de deviner lâĂ©nigme. Comment Lurel avait-il pu se faire prendre ? » On citait de lui des traits invraisemblables. On rappelait comment il avait jouĂ© RibouldĆil, comment il avait dissimulĂ© un roman dans un bureau de surveillant dont il avait volĂ© la clef. Monnot lui-mĂȘme ne soupçonnait pas quâil pĂ»t y avoir un rapport entre le livre surpris et celui dâAntone ; il lui rĂ©pĂ©tait Dis donc, câest maintenant quâil faut te mĂ©fier ! Fais disparaĂźtre son bouquin dans les cabinets. » Le lendemain matin, Bresson, le domestique, entra dans la classe de troisiĂšme et parla quelques instants Ă lâoreille de M. Pujol. Paul Monnot, dit le professeur, Monsieur le SupĂ©rieur vous demande. » Ce simple appel tomba dans le silence subit des Ă©lĂšves et raviva toutes les terreurs de la veille. Monnot se leva et dit Ă mi-voix Je suis flambĂ©. » Lâentrevue fut brĂšve. Mon enfant, lui dit le chanoine, comment avez-vous pu lire ce livre abominable ? » Et il lui montrait sur sa table le roman de Tibulle Mendoza. Monsieur le SupĂ©rieur, je vous jure que je ne lâai jamais lu. â Paul Monnot, votre condisciple Gaston Lurel a fait lĂ -dessus des aveux complets. Nâessayez pas de nier. Comment avez-vous pu lire ce roman ? Est-ce que le titre seul ne devait pas vous avertir Premier Amour ! â Monsieur le SupĂ©rieur, je croyais quâil sâagissait de lâamour dâune mĂšre. » EffrontĂ©ment, Monnot lançait cette explication Ă la figure du Chanoine. Il avait cru, disait-il, quâil sâagissait de lâamour dâun fils pour sa mĂšre. Nâest-ce pas le premier amour ? Si habituĂ© que fĂ»t le digne prĂȘtre aux invraisemblables excuses des mauvais Ă©lĂšves, il resta ahuri ; le plan de son interrogatoire en fut brusquement dĂ©rangĂ©. Votre obstination, mon enfant, ne fait quâaggraver votre situation. TĂąchez dâĂȘtre de bonne foi, et, croyez-moi, rĂ©pondez avec sincĂ©ritĂ©. NâĂȘtes-vous pas entrĂ© en Ă©tude, hier, pendant la rĂ©crĂ©ation de midi ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur, ça je peux vous le jurer ! sâexclama de nouveau le compagnon de Lurel, qui cette fois disait la vĂ©ritĂ©. â Vous nâavez pas enlevĂ© ce roman du bureau dâun de vos camarades pour le remettre dans celui de Gaston Lurel ? â Câest une pure calomnie, Monsieur le SupĂ©rieur, câest Lurel qui prĂ©tend cela ; câest un menteur. â Ăcoutez-moi bien et faites attention Ă votre rĂ©ponse. Nâavez-vous jamais eu de conversation avec lui sur le prĂȘt de ce roman Ă un autre condisciple ? » Paul Monnot vit une allusion Ă la scĂšne du rĂ©fectoire et entra dans une violente fureur. Gaston Lurel lâavait accusĂ© pour sâexcuser lui-mĂȘme, mais il protestait de toutes ses forces. Non, jamais, Lurel ne lui avait parlĂ© de prĂȘter ses bouquins Ă dâautres, et jamais lui, Monnot, ne sâĂ©tait mĂȘlĂ© des histoires de Lurel avec dâautres camarades. Il sâenfonçait dans ce mensonge avec la certitude de gagner son juge, de sĂ©parer sa cause de celle du disparu. Le Chanoine lâarrĂȘta du geste Je vous crois, dit-il. Paul Monnot, vous ĂȘtes renvoyĂ©. » La figure du menteur se figea dans la plus subite stupĂ©faction. Monsieur lâabbĂ© Russec, reprit le SupĂ©rieur, disait vous avoir entendu protester contre une tentative de Gaston Lurel sur un de vos condisciples, et il avait parlĂ© en votre faveur. Gaston Lurel lui-mĂȘme en vous accusant dâavoir enlevĂ© ce roman du bureau dâAntone Ramon pour le remettre dans le sien, nous faisait croire Ă une intervention gĂ©nĂ©reuse de votre part pour Ă©viter cette souillure Ă votre jeune camarade, et vous osez vous en dĂ©fendre, malheureux, comme dâune mauvaise action ? » Monnot demeurait abasourdi. Le SupĂ©rieur sonna, et bientĂŽt le complice de Lurel Ă©tait conduit Ă la chambre des rĂ©flexions. CâĂ©tait une cellule Ă©cartĂ©e oĂč lâon gardait les Ă©lĂšves remerciĂ©s jusquâau moment de les rendre Ă leurs parents. CHAPITRE V â FIN DE LâENQUĂTE Cependant une seule Ăąme dans tout le collĂšge se rĂ©jouissait vraiment de cette journĂ©e. CâĂ©tait Georges MorĂšre. CâĂ©tait lui qui, la veille, entendant la menace du prĂ©fet Ă©tait rentrĂ© en Ă©tude, avait pris dans le bureau dâAntone le roman infĂąme et sans hĂ©siter, avec la sainte fĂ©rocitĂ© des cĆurs purs, lâavait rejetĂ© dans le pupitre du corrupteur. Pendant toute la promenade, et pendant la soirĂ©e, il avait suivi, Ă©mu mais non troublĂ©, les inquiĂ©tudes de son ancien ami ; il avait entendu sans remords la foudre tomber sur Lurel, puis sur Monnot. Il goĂ»tait la joie la plus noble, la plus virile, celle dâavoir prĂ©servĂ© un camarade dâun grand danger sans mĂȘme quâil sâen doutĂąt. Il finira bien par apprendre que câest moi, pensait-il, alors il reconnaĂźtra que vraiment je veux son bien, et il acceptera mon amitiĂ© dans les conditions que je lui ai proposĂ©es. » Il sâapplaudissait donc dâavoir Ă©tĂ© justicier inflexible et scrupuleux observateur de ses promesses, lorsque Bresson entra en Ă©tude et bientĂŽt Antone Ramon lâaccompagnait Ă son tour. Les Ă©lĂšves sâinterrogĂšrent surpris, Georges pĂąlit et vit son ami sortir, les mains incertaines, les lĂšvres entrâouvertes, les yeux agrandis par la crainte, suivi des regards de tous ses condisciples. Bresson frappa Ă la porte du directeur, ouvrit, et se retira aprĂšs avoir fait passer lâenfant hĂ©sitant comme un agneau qui sent lâabattoir. Le SupĂ©rieur [se trouva face Ă un Ă©lĂšve] quâune inexprimable angoisse immobilisait au milieu de la piĂšce, les mains unies, le front baissĂ©. Ă lâangle de la table il avait aperçu le faux Boileau. Mon enfant, commença le Chanoine, dâune voix lente et glaciale, Gaston Lurel et Paul Monnot sont renvoyĂ©s pour avoir introduit ici et lu un mauvais livre. » Antone exhala un ah ! » si faible que le SupĂ©rieur ne lâaurait pas entendu sâil ne sâĂ©tait arrĂȘtĂ© sur ce dernier mot en le dĂ©visageant. Le PrĂȘtre reprit sĂ©vĂšrement Vous savez de quel livre je veux parler ? » MalgrĂ© un long silence dâattente, Antone ne rĂ©pondit pas. Vous en connaissez lâexistence, nâest-ce pas ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur, avoua lâenfant dâune voix Ă peine perceptible, et sans lever les yeux. â Lâavez-vous eu entre les mains ? » Baissant de plus en plus la tĂȘte Antone murmura dans un souffle Oui, Monsieur. â Quel jour ? » Dâune voix Ă©teinte, lâaccusĂ© dit Samedi soir, Ă la fin de lâĂ©tude. â Lâavez-vous lu ? » Antone rougit. La question Ă©tait Ă©quivoque. LâidĂ©e qui sâimposa Ă lui fut quâon lui demandait sâil lâavait lu en entier, et trĂšs sincĂšrement il rĂ©pondit Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Vous affirmez que vous ne lâavez pas lu ? » Lâenfant, devant cette insistance, se troubla ; fouillĂ© par ces regards, humiliĂ© par cette enquĂȘte, terrorisĂ© par le renvoi suspendu sur sa tĂȘte, il murmura avec des larmes dans la gorge Jâai lu⊠les premiĂšres pages⊠seulement⊠» Ses joues sâempourprĂšrent, ses yeux se gonflĂšrent et un sanglot le secoua. La solennitĂ© de lâenquĂȘte, le silence du lieu, et les regards obstinĂ©s du SupĂ©rieur lâoppressaient. Celui-ci, devant ce corps frĂȘle agitĂ© de tremblements convulsifs, craignit dâavoir frappĂ© trop fort. Tout sâexpliquait. Pour lui, Antone Ă©tait sincĂšre, il sâĂ©tait laissĂ© enjĂŽler trop facilement, mais sa fiĂšre nature avait rejetĂ© le poison dĂšs quâelle lâavait senti. CâĂ©tait lui qui avait remis le livre dans le bureau de Lurel. Aussi se leva-t-il et prenant dans ses mains la tĂȘte de lâenfant encore Ă©pouvantĂ©, dâun ton grave et affectueux, il prononça Vous ĂȘtes bien Ă©tourdi ! Que de craintes nous a inspirĂ©es votre conduite ! mais je bĂ©nis Dieu de vous avoir gardĂ© la droiture du cĆur, lâhorreur du mal. Votre acte efface bien des fautes. Mais promettez-moi de ne plus jamais accepter de livres mauvais. Me le promettez-vous ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. â Allez, Dieu vous a sauvĂ© dâun grand danger, rĂ©flĂ©chissez mon enfant, et concluez ! » Il fit sur le front dâAntone le signe de la croix et le renvoya plus stupĂ©fait quâun naufragĂ© rejetĂ© en pleine tempĂȘte sur une plage de sable. Quand il le vit rentrer en Ă©tude les yeux rouges, encore tout tremblant, Georges le regarda longuement il Ă©tait sur le point de monter chez le SupĂ©rieur. Le lendemain, Patraugeat, Beurard, Rousselot, dâOrlia et quelques autres tenaient Ramon enfermĂ© dans leur cercle, loin des yeux de lâabbĂ© Russec, au fond de la cour. Oui, tu nâes quâun sale cafard, criait Patraugeat, câest toi qui as fait renvoyer Lurel et Monnot. â Moi ! moi ! protestait Antone. â Oui, toi, petit Tartuffe, petite Sainte Nitouche, dis-voir le contraire ? â Ce nâest pas vrai. â Ce nâest pas vrai, reprit Patraugeat, ce nâest pas vrai que tu as remis le livre de Lurel dans son pupitre sans lâavertir, parce que tu savais quâon allait faire lâinspection ? â Moi, jâai fait cela ? â Oui, tu as fait cela. â Ah ! si câest possible ! â Tu pensais quâon ne saurait rien. Mais Bresson mâa remis un mot de Monnot qui est renvoyĂ© câest net. Comprends-tu maintenant ? » Georges MorĂšre et Modeste Miagrin Ă©taient accourus Lurel ne lâa pas volĂ©, dĂ©clara Georges, tant pis pour lui ! tous ceux qui lisent ces livres-lĂ sont des cochons⊠» Il nâeut pas le temps de finir sa phrase, Antone exaspĂ©rĂ© par ces accusations se retournait contre lui Dâabord toi, mĂȘle-toi de ce qui te regarde ; si ceux qui lisent ces livres-lĂ sont des cochons, ceux qui lĂąchent leurs amis, comme toi, sont des salauds. â Antone Ramon, mettez-vous aux arrĂȘts. » LâabbĂ© Russec arrivĂ© sur la derniĂšre phrase rĂ©tablissait lâordre par une punition. Et vous autres, continua-t-il, dĂ©pĂȘchez-vous de jouer. » Le groupe se dispersa ; furieux, Antone gagnait lâallĂ©e dâarbres en hochant la tĂȘte et en roulant les Ă©paules de colĂšre, les mains rageusement enfoncĂ©es dans ses poches. Quel roquet, murmura le prĂ©fet de division, toujours Ă aboyer ! » Tandis quâAntone remĂąchait sa colĂšre et donnait de vigoureux coups de talon Ă un marronnier, il vit passer Miagrin. Celui-ci jetait sur lui des regards de pitiĂ© et cherchait Ă sâapprocher sans se faire remarquer. Mais lâabbĂ© Russec et les Ă©lĂšves avaient trop de raisons de sâoccuper dâeux pour quâil pĂ»t rĂ©ussir. Quand sa colĂšre fut calmĂ©e, Antone rĂ©flĂ©chit des souvenirs remontĂšrent Ă son esprit. Quelquâun avait enlevĂ© le livre de son bureau avant lâinspection du SupĂ©rieur et lâavait remis dans celui de Lurel. CâĂ©tait Ă©vident, mais qui ? Il cherchait. Soudain il poussa un ah ! joyeux. Il se rappela que Miagrin lui avait dit Tu as tort dâaller avec cet imbĂ©cile de Lurel, il te perdra, mais je te sauverai. » CâĂ©tait lui certainement qui lui avait soufflĂ© Ă lâoreille Rends-lui son bouquin. » CâĂ©tait lui qui avait enlevĂ© le dangereux roman. Comment ne lâavait-il pas compris tout de suite ? Et sans Miagrin, il aurait Ă©tĂ© renvoyĂ© comme Lurel et Monnot. DĂšs lors il songea Ă le remercier, Ă lui demander pardon de lâavoir malmenĂ©, Ă sâappuyer sur lui. CaractĂšre ardent et toujours inquiet, Antone avait besoin dâavoir perpĂ©tuellement un compagnon et un confident. Maintenant il dĂ©testait MorĂšre qui avait insultĂ© ses deux malheureux condisciples et il se fiait Ă Miagrin qui lui avait inspirĂ© tout dâabord une si vive rĂ©pugnance. Ă quatre heures, ce dernier fut tout Ă©tonnĂ© de voir Antone accourir et lui dĂ©clarer Ă brĂ»le pourpoint Tu sais, jâai tout compris, câest toi qui mâas averti, tu mâas Ă©pargnĂ© le renvoi. â Moi ! â Ne fais pas lâignorant ! â Comment peux-tu savoir ?⊠â Il suffit que je sache. Eh ! bien, oui, jâai eu tort dâaller avec Lurel et Monnot veux-tu ĂȘtre mon ami ? â Avec MorĂšre ? â Non, ça jamais ! il mâa trompĂ© ; câest un capon, et un lĂącheur ; je ne lui pardonnerai jamais et si je peux me venger⊠Mais laissons MorĂšre. Et mĂȘme si tu veux me faire plaisir ne va plus avec ce sale type. » Miagrin est un peu gĂȘnĂ© ; il a compris, lui, toute lâaffaire, il devrait dâun mot Ă©clairer Antone. Mais voici que lâamitiĂ© du petit Lyonnais sâoffre Ă lui ; dĂ©jĂ il en pressent toute lâutilitĂ© pour son avenir. Non, il ne lâĂ©clairera pas. MorĂšre sâinforme Eh ! bien, que pense-t-il ? » NĂ©gligemment, Miagrin rĂ©pond Tu vois, Antone est trĂšs montĂ© ; il ignore tout, mais je crains que ça ne tourne mal, si tu lui avoues ton intervention. Attends et laisse-moi faire. » Et toujours naĂŻf, Georges MorĂšre accepte de rester Ă lâĂ©cart et remercie Modeste Miagrin du rĂŽle ingrat quâil assume. CHAPITRE VI â INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTĂ Ă partir du mois de janvier les membres de la ConfĂ©rence de Saint-Vincent-de-Paul, câest-Ă -dire les philosophes, vont les dimanches dans toutes les cours pour placer les billets de la loterie annuelle au profit des pauvres. La sĂ©rie coĂ»te deux francs. Câest une Ă©poque terrible pour le fils du fermier de Pont-de-Veyle. Ses parents lui ont toujours refusĂ© de lâargent de poche, mĂȘme pour ces actes de charitĂ©. Aussi quelle honte il ressent, lorsque Antone, possesseur de cinq sĂ©ries, lui demande tranquillement Quel numĂ©ro as-tu ? » Lui ! il est trop chien pour prendre un billet, » rĂ©pond le gros Patraugeat. Miagrin lĂšve les Ă©paules visiblement gĂȘnĂ© et sâĂ©loigne. Si jâĂ©tais Ă sa place, riposte Antone, tu aurais dĂ©jĂ ma main sur la figure. â Pauvre petit, va dire Ă ta mĂšre quâelle te mouche. Ah ! câest vrai, continue-t-il avec un Ă©tonnement simulĂ©, il ne faut plus toucher Ă Miagrin, câest ton ami ? » Cependant le grand Lemarois insiste auprĂšs dâAntone. Dis donc, Ninette, non, Antone, pardon, tu serais gentil si tu prenais des billets pour tes parents. Et puis, tu sais, sâils veulent nous offrir des lots, on les acceptera avec reconnaissance. » Antone a Ă©crit et reçoit une rĂ©ponse favorable, un louis pour les pauvres avec une jardiniĂšre, deux coussins, et un classeur pyrogravĂ© par tante Zaza. Aussi Ninette » est de plus en plus le favori des grands. Lemarois, Chamouin, Dubled, Varageon, câest Ă qui se prĂ©cipitera sur lui. Pour ta tante, un billet, hein ?⊠Ah ! nâoublie pas ton parrain il te supprimerait les Ă©trennes. » Au dĂ©sir naturel dâĂȘtre le meilleur placier, de faire la plus belle recette se mĂȘle un sentiment moins Ă©levĂ© et les cajoleries ne vont pas toutes Ă exciter la charitĂ© dâAntone. Miagrin le voit bien ; il ne peut lâempĂȘcher, mais il en souffre dâune souffrance mauvaise. MĂȘme dans ce lointain collĂšge de province, il voit trop le pouvoir de lâargent, il en a comme une haine chagrine contre son ami, et finit par sâinterposer maladroitement un jour quâAntone est serrĂ© de trop prĂšs par Lemarois et Jean Trigaud. Laissez-le donc, il sait bien ce quâil doit faire. » Alors Jean Trigaud, le fils dâun avouĂ© de MĂącon, qui connaĂźt la famille Miagrin riposte Ta bouche, vacher ! » Et aprĂšs vĂȘpres, comme les troisiĂšmes passent pour la promenade devant la cour des grands, les philosophes quittant le cĂšdre, ornement de leur cour, se massent Ă la barriĂšre en criant Vacher ! vacher ! vacher ! » Ăa, câest pour Miagrin, » explique Patraugeat dâune voix haute. LâinfortunĂ© dissimulĂ© derriĂšre ses deux compagnons a baissĂ© la tĂȘte en rougissant. Antone lâa vu cette honte le gĂȘne. Il trouve en Miagrin des sentiments peu hĂ©roĂŻques. Rousselot, un voisin des Miagrin, le renseigne sur la ladrerie du pĂšre et la parcimonie de la mĂšre. Pris de pitiĂ©, au retour, Antone va trouver son ami et lui offre gentiment un de ses billets lâautre refuse avec hauteur. Câest vrai, reprend le petit Lyonnais, les billets sont personnels. Que faire ? » Sa main cherche dâinstinct son porte-monnaie dans sa poche, mais Miagrin comprend et dâune voix coupante Tu ne crois pas, lui dit-il, que jâaccepterais lâaumĂŽne. Si je veux un billet, je suis assez grand pour mâen offrir un. » En effet, huit jours aprĂšs, il montre Ă Antone le mince carrĂ© de papier. 525 tu verras, dit-il, que je ne gagnerai quâun brimborion. » Ce quâAntone ignorera toujours, ce sont les manĆuvres de Miagrin pour rassembler les deux francs de ce billet vente Ă Ămeril de quelques timbres-poste Ă©trangers, cession Ă bas prix au domestique Bresson de trois bouteilles de vin de messe, supplications Ă lâĂconome pour en obtenir les cinquante centimes qui lui manquaient. Enfin le lundi gras, jour de bonheur, est arrivĂ©. La salle des exercices est transformĂ©e. Sur lâestrade resplendit lâĂ©talage des lots depuis la carabine qui excite la cupiditĂ© mĂȘme des petits huitiĂšmes jusquâĂ lâHistoire du Consulat et de lâEmpire dont rĂȘvent les troisiĂšmes et les rhĂ©toriciens. La liste des objets est arrĂȘtĂ©e on en fait lecture suivant un ordre préétabli et pour chaque lot annoncĂ© le petit Perrinet tire de lâurne alĂ©atoire un numĂ©ro qui dĂ©termine le gagnant. Des explosions de rires saluent les attributions bizarres de la fortune une casquette de cycliste Ă Sa Grandeur Monseigneur lâĂ©vĂȘque de Belley, un lorgnon au clairvoyant prĂ©fet de discipline, M. Russec ; un tambour de basque au SupĂ©rieur ; un costume de gendarme Ă Madame Ramon. De cent en cent lots le tirage est interrompu par une chansonnette comique, tirĂ©e dâun rĂ©pertoire immuable couplets militaires sur le volontariat, gardes champĂȘtres illettrĂ©s et fiers de leurs insignes, anglais au chapeau colonial et au pantalon Ă carreaux disant Aoh yes, milord. » Câest dans cette maison traditionnelle que se conserve la gloire de Berthelier, du fameux Berthelier ! De quart dâheure en quart dâheure, Antone gagne un lot vase de Chine, cabaret Ă liqueurs, MĂ©moires du gĂ©nĂ©ral Marbot. Et le collĂšge Ă©clate en protestations Toujours lui ! » Lemarois, Varageon, Trigaud, Dubled se disputent lâhonneur de lui apporter en souriant ce cadeau de la fortune, tandis que les tout petits des premiers rangs, les yeux allumĂ©s, les doigts dans la bouche, montent sur leurs bancs pour apercevoir cet heureux gagnant et bavent de jalousie. Soudain retentit ce chiffre et ce nom 525 â Modeste Miagrin. Comment ! Miagrin a pris un billet ? sâĂ©crie CĂ©zenne, quâest-ce quâil gagne ? Par ici ? Par ici ? » Trigaud lâa vu de loin il lui jette son lot comme un os Ă un chien et repart. Câest une de ces araignĂ©es japonaises ouate, fil de fer et papier, dont la valeur nâatteint pas dix centimes. Il y en a une vingtaine Ă la loterie car il faut bien mĂ©nager le bĂ©nĂ©fice, pour les pauvres. Tous les voisins du sacriste se moquent de sa dĂ©convenue et nul ne soupçonne ce qui sâamasse de sourde irritation, de fiel et dâenvie dans ce cĆur bafouĂ© par le sort, mĂȘme en ces petites choses. Lâeau va toujours Ă la riviĂšre il nây a de bonheur que pour les riches. Ă Antone la famille aimante et attentive, les camarades cajoleurs, la grĂące, la fortune, les sympathies, les beaux lots ; au fils du fermier la force en grec et en latin et un objet de deux sous ! Le soir on joue, pour divertir le collĂšge, une comĂ©die de MoliĂšre arrangĂ©e pour jeunes gens. Cette annĂ©e Monsieur Huchois a prĂ©parĂ© LâĂcole des jeunes gens ou la Vocation contrariĂ©e. » Un tuteur, Arnolphe, prĂ©tend initier son pupille Agnelet au commerce et en faire son secrĂ©taire. Pour obtenir plus sĂ»rement ce rĂ©sultat, il lâĂ©lĂšve jalousement enfermĂ© chez lui, loin de tout camarade. Mais un jeune officier, Horace, lâaperçoit et se met en tĂȘte de faire engager Agnelet dans son propre rĂ©giment. Il dĂ©joue toutes les prĂ©cautions du tuteur, enthousiasme Agnelet pour la vie militaire. Enfin le grandâpĂšre du pupille survient et approuve cette vocation guerriĂšre. Agnelet sera officier au grand dĂ©sespoir dâArnolphe, obligĂ© de chercher un autre secrĂ©taire. En vain M. Berbiguet avait protestĂ© contre cette ridicule transformation de lâĂcole des Femmes » et montrĂ© tous les dangers de ces conversations dâamour devenues des conversations dâamitiĂ©. Monsieur Huchois sâĂ©tait obstinĂ©. Faut-il dire que les Ă©lĂšves entre eux rĂ©tablissaient le texte primitif et applaudissaient certaines reparties dâAgnelet avec des rires inquiĂ©tants. Les rĂ©sultats ne se font pas attendre. Le surlendemain, en effet, M. FramogĂ© commence sa classe de philosophie par ce discours Je vais vous lire une poĂ©sie oubliĂ©e par son auteur dans un paquet de devoirs. Ăcoutez. » Et il dĂ©clame non sans affectation, de sa voix sĂšche et qui semble toujours irritĂ©e Comme la rose est belle Ă lâheure de lâaurore, Comme lâastre est brillant au sein du firmament, Comme la perle est rare au fond de lâOcĂ©an, Comme lâaiglon est fier alors quâil vient dâĂ©clore, Ainsi tu mâapparais, jeune enfant endormi, Plus rare que la perle et plus beau que la rose, Plus noble que lâaiglon qui fiĂšrement se pose, Plus brillant que PhĂ©bus ! sois, ĂŽ sois mon ami ! Toute la classe Ă©clate de rire et demande Lâauteur ! lâauteur ! » Lâauteur, reprend M. FramogĂ©, câest Jean Trigaud. Si les perles sont rares, les huĂźtres ne le sont pas ; et si les aiglons sont fiers, ils doivent peu aimer les canards qui barbotent ainsi dans les plus banales mĂ©taphores. Vous feriez mieux, Jean Trigaud, dâapprendre votre cours Ă lâaurore, au lieu de composer des vers de mirliton et de mirliflore. Je ne sais Ă quel ami vous les adressez, mais si comme vous le dites, il est endormi, il a bien raison. Laissez le dormir ! Câest si grotesque que je ne ferai pas dâenquĂȘte. Restez tranquille, vous mâavez compris. Et maintenant parlez-moi de la Monadologie ? » Trigaud resta coi et se vit infliger un zĂ©ro. Mais M. FramogĂ© Ă©tait le seul Ă ignorer dans la classe lâami recherchĂ© par lâapprenti-poĂšte. Or la mĂȘme semaine, sous lâimpulsion de M. Pujol, les troisiĂšmes sâefforçaient de gagner par leurs notes le premier des trois Ă©loges de classe qui leur vaudraient une promenade par un beau jour dâĂ©tĂ©. Ils touchaient au but Carthaginois et Romains avaient travaillĂ© et la conduite avait Ă©tĂ© excellente, lorsque le samedi matin on apprit que lâĂ©loge Ă©tait manquĂ© par la faute dâAntone. Il avait encouru un mal » de conduite. Ă midi on lâentoura et il dut sâexpliquer. La veille au soir, revenant de sa leçon de flĂ»te, derriĂšre M. Castagnac et MorĂšre, il avait Ă©tĂ© rejoint Ă pas de loup par Lemarois qui lui avait mis sournoisement une araignĂ©e japonaise sur le cou. Surpris et agacĂ©, il avait ripostĂ© par une gifle. Juste Ă ce moment M. Huchois dĂ©bouchait dans la galerie, et lui avait infligĂ© un mal de conduite, malgrĂ© lâintervention de M. Castagnac et les supplications de Lemarois. Toutes les dĂ©marches auprĂšs de M. Huchois furent inutiles. En vain lui fit-on observer que le coupable Ă©tait Lemarois, que le geste dâAntone Ă©tait un rĂ©flexe nerveux. Je nâadmets pas les brutalitĂ©s, » rĂ©pondait-il. Georges MorĂšre Ă©tait fort troublĂ©. Il prit Miagrin Ă part TĂąche donc de savoir la vĂ©ritĂ©, lui dit-il ; Lemarois nâa tirĂ© son araignĂ©e de sa poche quâaprĂšs la gifle. Il y a quelque chose de louche. » Voyons, insinue le sacriste Ă Antone, si tu es mon ami, ne me trompe pas, et raconte ton histoire dâaraignĂ©e aux autres. » Antone est surpris de cette finesse et rĂ©pond Que ferai-je ? je suis trop malheureux ; tout se retourne contre moi. Non, ce nâest pas pour son araignĂ©e que je lâai souffletĂ©. Ce grand imbĂ©cile est venu Ă pas de chat derriĂšre moi et mâa mis ses lĂšvres sur le cou. Sans mĂȘme rĂ©flĂ©chir je lui ai lancĂ© ma main Ă la volĂ©e, en pleine figure. » Geste simple auquel nâavait pas pensĂ© jadis le roi Ăgyptien Thoutmosis ! Que veux-tu, continue-t-il, quand jâĂ©tais petit et que mes tantes mâembrassaient comme ça, câĂ©tait plus fort que moi, je leur donnais aussi des gifles. Ăa mâagaçait. â Eh ! bien pourquoi ne lâas-tu pas dit Ă M. Pujol ? â Parce que Lemarois mâa soufflĂ© Ne me fais pas renvoyer. â Tu ne vas pas Ă cause de cet idiot attirer sur toi la colĂšre de toute la classe, et faire manquer la promenade. â Tant pis pour la promenade, jâai dĂ©jĂ Ă©tĂ© cause du renvoi de Lurel et de Monnot, ça suffit. Personne ne sait le fond vrai, exceptĂ© toi, et Lemarois. â Ce nâest pas sĂ»r », rĂ©plique Miagrin. On espĂ©rait que le SupĂ©rieur annulerait la note de M. Huchois. Mais le chanoine Raynouard, lâhomme du rĂ©glement, avait le plus grand respect des droits des professeurs. Et ce fut une houle de tĂȘtes dĂ©sappointĂ©es, le samedi soir, quand Ă la proclamation des notes, rĂ©sonna le mal » de conduite dâAntone. En vain le SupĂ©rieur fĂ©licita la classe de son effort, regretta le fĂącheux accident, escompta le succĂšs Ă la fin de la nouvelle semaine ; le silence le plus hivernal et le plus hostile accueillit son engageante conclusion. CâĂ©tait bien la peine de se tuer ! » disaient les Patraugeat et les Beurard, câest-Ă -dire les plus paresseux. Moi dâabord je ne fais plus rien. Ah ! ils vont voir cette semaine. » Les bons eux-mĂȘmes Ă©taient abattus. Le dimanche fut une journĂ©e de rĂ©volution. On oublia M. Huchois et Lemarois pour sâen prendre Ă Antone. Patraugeat voulut le mettre en quarantaine ; seuls, MorĂšre et Miagrin protestĂšrent Ăa mâest bien Ă©gal ! » rĂ©pĂ©tait Antone dâun ton colĂšre. Le soir Miagrin le prit Ă part Ăcoute, lui dit-il, MorĂšre savait tout ; peut-ĂȘtre, si tu ne lâavais pas quittĂ©, tâaurait-il tirĂ© dâaffaire. Mais je crains quâil ne tâen veuille de lâavoir abandonnĂ©. » CâĂ©tait le meilleur moyen dâexaspĂ©rer le petit Lyonnais, Miagrin ne lâignorait pas. Du coup en effet Antone sâĂ©cria Je comprends, il veut se venger. Elle est trop forte celle-lĂ ! Il verra celui des deux qui peut se venger de lâautre. Nâaie pas peur, je trouverai une occasion. » Ă grandâpeine Miagrin lâempĂȘcha dâaller injurier son ancien ami. Laisse-le, disait-il, laisse-le, tout arrive Ă qui sait attendre, je vais arranger ton histoire. » Lâarrangement de lâhypocrite ne fut pas compliquĂ©. Profitant de la libertĂ© dâaller et venir que lui laissait sa fonction de sacriste, il joignit Lemarois et lui signifia nettement Georges MorĂšre mâa tout racontĂ©. Nous nâallons pas perdre notre semaine, ni laisser injurier Antone par toute la classe pour tes beaux yeux. Si tu ne te dĂ©clares pas, on te dĂ©clare. » Le philosophe comprit que sa derniĂšre chance de salut Ă©tait lâaveu volontaire, et se rĂ©signa Ă rĂ©vĂ©ler toute lâhistoire au SupĂ©rieur. Le mercredi on apprit que le grand Lemarois Ă©tait renvoyĂ© temporairement, jusquâĂ PĂąques. Le mal » de conduite dâAntone Ă©tait effacĂ© et le premier Ă©loge acquis Ă la classe de troisiĂšme. Au dĂ©part pour la promenade, le lendemain, les grands massĂ©s Ă la barriĂšre et furieux recommencĂšrent Ă crier avec Trigaud Vacher ! vacher ! vacher ! » Mais cette fois Miagrin les dĂ©visagea avec un sourire de mĂ©pris, il leur avait fait sentir sa force, il sâĂ©tait vengĂ© de Lemarois. Feydart encore plus cruel, faisant allusion au renvoi, lança cette riposte aussitĂŽt reprise par CĂ©zenne, Ămeril et les troisiĂšmes. Va chez toi ! va chez toi ! » Georges MorĂšre dĂ©goĂ»tĂ© de cette bassesse et de cette rancune baissait la tĂȘte. Antone qui le regardait crut voir en lui la tristesse de la vengeance manquĂ©e et sâen irrita davantage. CHAPITRE VII â LA LUTTE POUR LA GLOIRE Michel Montaloir, le grand explorateur, vient le 5 mars. Tout le collĂšge prĂ©pare une grande sĂ©ance acadĂ©mique en son honneur. Car dans cette Institution de Saint-François-de-Sales, il y a une acadĂ©mie florimontane ». Si ses membres ne sâentendent pas toujours sur lâorthographe et se permettent dans lâemploi de la langue française des licences ignorĂ©es des grands Ă©crivains, ils cultivent encore les vers latins, et les grĂąces un peu vieillottes du TĂ©lĂ©maque, des Harmonies de la Nature, et de lâIntroduction Ă la Vie DĂ©vote. Le sujet de la sĂ©ance sera Dupleix et le GĂ©nie Français aux Indes. Au premier abord ce sujet ne semble guĂšre prĂȘter aux exercices scolaires habituels versions et thĂšmes latins, thĂšmes grecs, vers latins, dissertations philosophiques, Ă©tudes littĂ©raires, rĂ©citation de poĂštes classiques. Jules Verne peut-il remplacer HomĂšre, PondichĂ©ry entrer dans un hexamĂštre latin et les batailles de Tritchinapaly et de Volkonsdapouran se laisser traduire en grec ? Oui. Un humaniste nâest pas arrĂȘtĂ© par de telles difficultĂ©s. LâInde a un passĂ© classique Eschyle en parle, Alexandre lâa conquise. Des poĂštes latins lâont chantĂ©e ; le moyen Ăąge en a fait un pays de lĂ©gende. VoilĂ pour les rhĂ©toriciens. Et maintenant une connaissance Ă©lĂ©mentaire de la langue hindoue permettra aux hellĂ©nistes de traduire Faty Abad, la CitĂ© de la Victoire par Nikopolis ». Les secondes cĂ©lĂ©breront la femme de Dupleix, Joanna, la fameuse BĂ©gum ; une matiĂšre » habilement prĂ©parĂ©e par M. Berbiguet les invite aux distiques latins Tant que le Gange enrichira les Hindous, que le laurier fleurisse en ton honneur, Ă©pouse de Dupleix, illustre Joanna ! » Dum Ganges Indos ditabit, Duplicis uxor, Laurus florescat, clara Johanna, tibi. Les quatriĂšmes rĂ©citeront un dialogue Ă la FĂ©nelon entre Alexandre et Dupleix, les philosophes discuteront Ă propos de cet exercice la question du DĂ©terminisme ». Plus humblement les troisiĂšmes sâefforceront de traduire en belle prose cicĂ©ronienne une demande de secours de Dupleix Ă Louis XV et rappelleront dans une Ă©lĂ©gante narration un fait de sa vie hĂ©roĂŻque. Dâaccord avec le professeur dâhistoire, Monsieur Pujol fait de cette derniĂšre composition un concours oĂč lâon devra prouver Ă la fois ses connaissances historiques et son habiletĂ© en prose française. Le sujet câest la lutte de Dupleix et de la Bourdonnais », ces deux hommes incapables de sâentendre et dont la querelle fut la premiĂšre cause de notre ruine aux Indes. DĂ©fense absolue de se servir dâaucun livre. Et aprĂšs avoir rappelĂ© le grand principe Qui ne sait se borner ne sut jamais Ă©crire. » M. Pujol laisse ses Ă©lĂšves au travail. Ils ont deux heures et demie pour cette composition. Bah, dit CĂ©zenne Ă Ramon, ce nâest pas la peine de nous casser la tĂȘte, MorĂšre sera le premier, sĂ»rement ! Dis donc, Dupleix, câest bien le gĂ©nĂ©ral qui a Ă©tĂ© tuĂ© Ă Rosbach en dĂ©fendant le Canada ? â Non, tu embrouilles tout. â Tant pis. » Et CĂ©zenne se lance Ă corps perdu dans une fantaisie historique qui nâest pas sans humour. Antone sâest irritĂ© Quoi ? ce sera encore Georges MorĂšre qui sera le premier, qui sera aux honneurs ! » Sâil pouvait le dĂ©passer, lâempĂȘcher dâobtenir cette gloire ? Sâil pouvait la lui enlever ! Quelle joie ! quelle vengeance ! Ăcraser cet orgueilleux qui prĂ©tend faire de lui un de ses nombreux admirateurs, qui lui a refusĂ© dâĂȘtre lâami unique ! Car cette blessure est toujours vive en son cĆur. Il se tourne souvent vers lui, il le voit, le front penchĂ© sur son pupitre, Ă©crire, Ă©crire avec acharnement, et cette vue redouble la fureur de son dĂ©sir. Lui aussi se met Ă travailler comme jamais il ne lâa fait il se sent dâailleurs assez bien disposĂ© et bien prĂ©parĂ©, car il nây a pas si longtemps quâil a lu son magnifique volume Ă la conquĂȘte de lâInde ». Les dĂ©tails ne reviennent pas toujours Ă sa mĂ©moire il revoit les gravures, Dupleix Ă dos dâĂ©lĂ©phant, la Bourdonnais et sa flotte, la fuite des Anglais, les entrĂ©es triomphales au milieu des Maharadjahs, Delhi et ses pagodes. MorĂšre lui aussi aspire Ă lire sa composition devant le grand Montaloir. Quelle gloire ! Peut-ĂȘtre Montaloir lui dira-t-il quelques mots ? Et il sâapplique de toute sa mĂ©moire et de tout son esprit. Comme Antone se retourne encore pour le regarder, son porteplume tombe, et la plume se casse. Vivement il ouvre son bureau pour en prendre une autre. Mais cet intĂ©rieur est dâun dĂ©sordre tel quâil lui faut enlever tout un paquet de livres pour retrouver sa boĂźte. Les livres sans doute mal Ă©quilibrĂ©s sur le banc sâĂ©croulent Ă grand bruit et le surveillant agacĂ© fait signe Ă lâenfant de travailler. Quelques instants plus tard Antone se baisse pour ramasser ses livres et au bout dâune minute se remet Ă sa narration. Elle sâorganise maintenant dâelle-mĂȘme, car son plan est simple. Il a commencĂ© au moment oĂč Dupleix apprend que la Bourdonnais refuse de remettre Madras Ă ses dĂ©lĂ©guĂ©s. Il a peint la colĂšre du hĂ©ros qui redit ses efforts, son Ćuvre, son but, et sâasseoit pour rĂ©diger sa plainte au Roi. Soudain il hĂ©site. Que fera-t-on Ă Versailles ? On rappellera cet insoumis. Et aprĂšs ? Il se sera privĂ© dâun habile amiral, dâun administrateur merveilleux⊠Il nâose plus. Mais lâofficier qui lui a fait ce rapport est debout devant lui, vivante image de son autoritĂ© mĂ©prisĂ©e. Pas dâĆuvre durable sans discipline. Mieux vaut se passer de cet orgueilleux que de subir ses affronts, et Dupleix termine sa lettre de plainte. La cloche sonne tandis que dans le feu de la composition il allait dĂ©velopper trop longuement ses idĂ©es dĂ©jĂ suffisamment exprimĂ©es ; il se hĂąte de conclure en quelques lignes et le rĂ©glementaire lui arrache sa copie tandis quâil Ă©crit les derniers mots. Il est satisfait, tout Ă la joie dâavoir pu finir Ă temps. Un seul point lâinquiĂšte câest lâorthographe. Il nâa pas eu le temps de se relire. Diable ! quel sera le rĂ©sultat de la course effrĂ©nĂ©e de sa plume ? De son cĂŽtĂ© Georges MorĂšre nâest pas trop mĂ©content. Il y a bien quelques dĂ©tails, quelques noms propres qui lui ont Ă©chappĂ©, mais quoi ! ce nâest pas un devoir dâhistoire. Au dĂ©but de la semaine suivante Monsieur Pujol rend compte de la composition. Il a une figure ironique et semble jouir dâavance de la surprise quâil prĂ©pare. La composition est bonne dans lâensemble. On sait suffisamment son histoire, sauf quelques Ă©lĂšves qui confondent Dupleix avec Montcalm, Madras avec Rosbach ce quâon a le plus oubliĂ©, câest quâil ne sâagissait pas dâun dĂ©ballage de connaissances historiques, mais dâune narration, dâun devoir composĂ©. Arthur Feydart, votre devoir est un bon rĂ©sumĂ©, mais nâest quâun rĂ©sumĂ©. Georges MorĂšre, votre narration est bien comprise, mais un peu vide ; ça manque de relief et mĂȘme de clartĂ©. La meilleure copie est celle dâAntone Ramon. » Des applaudissements Ă©clatent, aussitĂŽt rĂ©primĂ©s. Les Carthaginois triomphent et regardent MorĂšre, le gĂ©nĂ©ral des Romains, avec une ironie non dissimulĂ©e. Celui-ci est sur le point de se dresser, mais aprĂšs avoir levĂ© le bras comme pour demander la parole, il le laisse retomber dâun geste dĂ©couragĂ©. Le professeur critique la copie dâAntone orthographe dĂ©concertante, style Ă©maillĂ© dâimpropriĂ©tĂ©s. Mais, dit-il, vous avez compris le grand principe de Boileau Le seul courroux dâAchille, avec art mĂ©nagĂ©, Remplit abondamment une Iliade entiĂšre. » Jâai donc fait taire un peu mes scrupules de grammairien ; une fois nâest pas coutume, et câest vous qui lirez le devoir, aprĂšs lâavoir sĂ©rieusement retouchĂ©. AprĂšs vous, vient Georges MorĂšre, puis Arthur Feydart⊠» Ă la rĂ©crĂ©ation de quatre heures, câest la joie au camp de Carthage. Des huĂ©es assaillent les Romains, dĂšs quâon a rompu les rangs ; soudain Patraugeat et Rousselot soulĂšvent Antone, le hissent sur leurs Ă©paules et le promĂšnent dans la cour, ameutant les Ă©lĂšves des autres divisions par leurs cris Vive Carthage ! Ă bas Rome ! » Devant marche Guy dâOrlia il porte au bout dâune Ă©chasse un carton sur lequel sâĂ©tale cette phrase latine que refuserait certainement le Corpus inscriptionum Antonus Carthaginoisus, Victoriosus Romanorum. » Il la montre triomphalement et prend les rires des grands pour des applaudissements. Quant au vainqueur il se dĂ©bat en vain Laissez-moi, laissez-moi », rĂ©pĂšte-t-il avec un rire nerveux, mais Patraugeat et Rousselot le tiennent par les jambes tandis que CĂ©zenne et Ămeril sâaccrochent Ă lui par derriĂšre. LâabbĂ© Russec, accouru, leur intime lâordre de cesser. Alors Ămeril railleur explique Monsieur, câest le triomphe dâAntone. » Et CĂ©zenne qui ne perd jamais une occasion dâĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă Miagrin ajoute au milieu des rires Câest Miagrin ClĂ©opĂątre ! » Avec affectation ils sâempressent autour du hĂ©ros du jour tout chiffonnĂ© par cet enlĂšvement, et rĂ©parent le dĂ©sordre de sa toilette. Cependant Ă lâautre extrĂ©mitĂ© de la cour, les Romains serrĂ©s autour de MorĂšre regardaient. Soudain Pradier sâĂ©crie Bah ! tout cela, câest de la classe ça mâest Ă©gal. Allez ! qui est-ce qui joue Ă saute-mouton ? » Cinq minutes aprĂšs, toute la division sâexerçait Ă ce jeu, sans souvenir, ni rancune. Il faut peu de chose pour changer les idĂ©es dâenfants de quatorze ans. CHAPITRE VIII â LEQUEL DES DEUX ? Antone nâest pas aussi joyeux de sa victoire quâil le semblerait. Plusieurs fois il a regardĂ© son rival, sans rencontrer ses yeux, et lâattitude raide de Georges lâa troublĂ©. Il est si facile quand tout vous rĂ©ussit dâoublier les injures reçues et encore plus celles quâon a faites. Nâest-ce pas lâoccasion de retrouver son ancien camarade ? Ă la leçon de flĂ»te, M. Castagnac a remarquĂ© que, contrairement Ă leur habitude, ce soir, câest MorĂšre qui est dâune froideur de marbre, et Antone qui essaie plusieurs fois dâentamer la conversation. Au retour le vainqueur ose demander au vaincu Tu es fĂąchĂ© de ne pas ĂȘtre le premier ? » Georges MorĂšre ne rĂ©pond pas. Que se passe-t-il en lui ? Antone, câest visible, cherche Ă lâadoucir. Lui si gĂ©nĂ©reux, pourquoi nâaccepte-t-il pas ces condolĂ©ances dont le ton nâest nullement ironique ? Quelle que soit sa dĂ©ception, il devrait ĂȘtre sensible Ă la dĂ©marche affectueuse de son Ă©mule. Non, il se tait, et marche de son pas Ă©gal, la tĂȘte irritĂ©e, les lĂšvres serrĂ©es, le regard fixe. Tu ne veux pas me rĂ©pondre ? hasarde timidement le petit Lyonnais. â Câest trop fort, crie MorĂšre, en croisant les bras, faut-il aussi que je tâoffre mes fĂ©licitations ? » Antone Ramon ne demande plus rien et rentre en Ă©tude dĂ©solĂ© dâavoir Ă©tĂ© si brutalement repoussĂ©. La veille de la sĂ©ance, vers la fin de la classe, pour faire honneur au vainqueur et lâexercer Ă bien se tenir, Monsieur Pujol le fait monter dans sa chaire et lui ordonne de lire son devoir. De temps en temps le professeur se retourne vers MorĂšre et dâun ton sarcastique, fait ressortir les diffĂ©rences des deux copies, car il nâest pas fĂąchĂ© dâexciter la jalousie du fameux Premier en narration », un peu endormi depuis deux mois. Celui-ci Ă©coute les reproches dâassez mauvaise humeur ; Antone continue Alors jâai dit Ă Monsieur de la Bourdonnais âVous savez que Monsieur le gouverneur des Indes a promis Madras au riche Nabab Anaverdi Kan dont il espĂšre ainsi se faire un puissant alliĂ©.â â Vous entendez, Georges MorĂšre, rĂ©pĂšte M. Pujol, â⊠au riche Nabab Anaverdi Kan, etc.â et non pas cette expression terne et vague âĂ un de ses amisâ ! » Antone sourit et triomphe. Alors dominant de sa voix claire les murmures ironiques du camp Carthaginois Georges MorĂšre lance Ăa nâest pas malin, en copiant ! » Du haut de la chaire Antone riposte appuyant de toutes ses forces sur la premiĂšre syllabe Menteur ! » Tous les Carthaginois du coup se sont levĂ©s et, tournĂ©s vers MorĂšre, malgrĂ© les rappels Ă lâordre du professeur, rĂ©pĂštent les mots ignobles Cafard ! Mouchard ! Menteur ! Rageur ! » Mais tournĂ© vers ses camarades ameutĂ©s, Georges insiste. Oui, il a trichĂ©. » Câest une tempĂȘte. Les cris les plus variĂ©s sâentrecroisent Il rage, il est jaloux, câest de la rancune ! » Par bonheur la classe touche Ă sa fin. La cloche Ă©pargne Ă Monsieur Pujol lâennui dâinfliger un certain nombre de pensums pour rĂ©tablir lâordre. Il retient les deux adversaires ; mais câest en vain quâil essaie dâavoir une explication claire. Antone interrompt Ă tout instant Câest une infamie, ah ! menteur ! Si on peut dire ! » Finalement le professeur comprend que Ramon aurait ouvert son livre dâhistoire tombĂ© Ă terre et aurait lu tranquillement, ainsi baissĂ©, les dĂ©tails qui fuyaient sa mĂ©moire. Le rĂ©cit est coupĂ© par des protestations, par une histoire de plume cassĂ©e, de livres bousculĂ©s par le voisin, dâappel au surveillant, Ă CĂ©zenne, Ă Beurard, et par des injures Ă MorĂšre qui blĂȘme, maintient son accusation et est prĂȘt Ă mettre sa main au feu comme Mucius ScĂ©vola pour prouver la vĂ©ritĂ© de ce quâil avance. La rĂ©crĂ©ation se passe en ces vains interrogatoires le professeur ennuyĂ© renvoie les deux Ă©lĂšves en Ă©tude et en rĂ©fĂšre au SupĂ©rieur. BientĂŽt Georges MorĂšre est appelĂ© au cabinet directorial. En entrant il aperçoit Monsieur Pujol prĂšs du chanoine. Mon enfant, commence le prĂȘtre, lâaccusation que vous portez est trĂšs grave. Je comprendrais, tout en le regrettant, quâelle vous soit Ă©chappĂ©e dans un moment dâhumeur, de jalousie, Ă la suite dâune espĂ©rance déçue. Mais nâajoutez pas lâobstination Ă cette faute et hĂątez-vous dâavouer. Câest une parole de colĂšre, nâest-ce pas ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur, câest la vĂ©ritĂ© ! â Vous affirmez quâAntone Ramon a enfreint les lois du concours. â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. â Comment ? » Georges MorĂšre explique quâil a entendu tomber des livres Ă cĂŽtĂ© de Ramon, quâil lâa regardĂ©. Que le surveillant a empĂȘchĂ© Antone de les ramasser Ă ce moment, mais que deux minutes aprĂšs il a vu son camarade baissĂ© derriĂšre son banc, lire dans son manuel grand ouvert Ă terre. Vous lâavez vu ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. » Lâaccusation est nette, prĂ©cise, circonstanciĂ©e. On ne peut se dĂ©rober Ă une enquĂȘte. M. Pujol en est trĂšs contrariĂ©. Si en effet Antone est coupable, il va falloir supprimer un devoir qui faisait honneur Ă la classe, Ă moins de le faire lire par Georges MorĂšre comme rĂ©paration du prĂ©judice subi. Mais alors il faut sâattendre aux protestations du camp Carthaginois. Mauvaise affaire ! Ă lâaccusateur succĂšde lâaccusĂ©. Le chanoine Raynouard demande Ă Ramon si le dĂ©sir de briller, un moment dâĂ©tourderie, peut-ĂȘtre lâidĂ©e de jouer un mauvais tour Ă son camarade, de se venger de petites querelles ne lâont pas poussĂ© Ă cet acte rĂ©prĂ©hensible ? Un aveu prompt et dâune trĂšs grande franchise peut seul en attĂ©nuer la gravitĂ©. Mais Antone Ramon les yeux brillants de colĂšre proteste, recommence lâhistoire du plumier, reconnaĂźt parfaitement quâil a fait tomber ses livres, mais repousse avec des injures Ă lâadresse de MorĂšre, le fait dâen avoir ouvert un et lu une seule ligne. LâautoritĂ© se trouve entre deux affirmations contradictoires, toutes deux Ă©nergiques, sans que le surveillant puisse en dĂ©truire une car il ne se rappelle pas quâAntone Ramon se soit baissĂ© pour ramasser ses livres plus longtemps quâil nâĂ©tait nĂ©cessaire. Quant Ă dĂ©cider dâaprĂšs le caractĂšre des enfants et leurs antĂ©cĂ©dents, câest bien difficile. Georges MorĂšre a toujours Ă©tĂ© loyal, mais Antone Ramon a montrĂ© une trĂšs grande franchise dans lâaffaire Lurel, une trĂšs grande dĂ©licatesse dans lâaffaire Lemarois. Et sâil est vraisemblable quâil ait agi par rancune contre MorĂšre, il nâest pas moins vraisemblable que MorĂšre ait exagĂ©rĂ© et interprĂ©tĂ© en mal un accident fĂącheux, par dĂ©pit dâathlĂšte habituĂ© aux victoires et brusquement battu. Le SupĂ©rieur remet la suite de lâenquĂȘte au lendemain dans lâespoir que le coupable finira par avouer la nuit porte conseil. Au matin il les fait venir lâun aprĂšs lâautre ; tous deux maintiennent leurs dires. Il les met alors en prĂ©sence. Vous persistez Ă soutenir que votre camarade Ramon a trichĂ© ? â Monsieur le SupĂ©rieur, je lâai vu. â Pourquoi avez-vous attendu plus de dix jours pour le dire ? » Georges MorĂšre baisse la tĂȘte un instant, puis fiĂšrement JâespĂ©rais, rĂ©pond-il, quâil le dirait de lui-mĂȘme. â Moi ? dire quoi ? que jâai trichĂ© ? Câest faux. â Puisque je tâai vu lire dans ton livre ouvert. â Ah ! menteur ! Monsieur le Directeur, la preuve quâil invente, câest que de sa place, il ne peut pas voir dans lâallĂ©e de mon banc. » Heureux de trouver un moyen de clore ce dĂ©bat, le chanoine se hĂąte de descendre Ă lâĂ©tude avec les deux enfants. MorĂšre et Ramon restent debout au milieu du passage tandis quâil sâinstalle dans la chaire et commence Mes chers enfants, un de vos camarades accusĂ© dâavoir trichĂ© invoque une impossibilitĂ© matĂ©rielle de constatation. Marcel Sorin, voulez-vous prendre la place de Georges MorĂšre et me dire si de lĂ vous pouvez apercevoir le parquet derriĂšre le bureau dâAntone Ramon. » Tous les Ă©lĂšves attendent fiĂ©vreux en se faisant des signes dâintelligence. Sorin penche le buste en avant, en arriĂšre, Ă droite, Ă gauche et dĂ©clare enfin dans le silence gĂ©nĂ©ral Non, Monsieur le SupĂ©rieur. » Un murmure hostile Ă MorĂšre court par toute lâĂ©tude, des sourires ironiques se rĂ©pondent, et mĂȘme les Romains manifestent leur mĂ©pris pour leur chef. Mais celui-ci blĂȘme, hasarde Monsieur le SupĂ©rieur, jâĂ©tais assis sur mon dictionnaire. â Marcel Sorin, reprend le SupĂ©rieur impassible, veuillez vous asseoir sur un dictionnaire et nous dire ainsi si vous apercevez quelque chose. » Quelques instants aprĂšs, Sorin dĂ©clare Comme cela, oui. » Cette dĂ©position nâexcite aucun murmure approbateur, mais de lâĂ©tonnement et un redoublement dâattention. Continuez votre travail, mes enfants, » conclut le chanoine, et il remonte Ă son cabinet aprĂšs avoir fait signe Ă Antone Ramon de le suivre. Mon enfant, dit-il, vous avez arguĂ© dâune impossibilitĂ© de vous surprendre qui se trouve inexacte ceci ne prouve rien contre vous, mais il est difficile dâadmettre que votre camarade ait osĂ© prendre ce rĂŽle de lĂąche calomniateur. Il en est temps encore nâajoutez pas lâobstination Ă votre premiĂšre faute, mais hĂątez-vous de la reconnaĂźtre. » Antone entre en fureur Georges MorĂšre lui en veut ; il enrage de nâavoir pas Ă©tĂ© le premier, il a Ă©tĂ© froissĂ© des observations que lui a faites Monsieur Pujol, il veut se venger. Quâon demande Ă ses voisins, Ă CĂ©zenne, Ă Beurard ! Est-ce quâils lâont accusĂ© eux. Non, il nâa pas trichĂ©, il le promet », il le jure. Le chanoine sâefforce tour Ă tour de lâĂ©pouvanter par la menace du renvoi, de lâapaiser, de lâattendrir, de lâamener Ă sâagenouiller dans un aveu dâenfant prodigue, sâil est coupable. Sa tĂ©nacitĂ©, sa souplesse, son grand art des Ăąmes, se heurtent Ă une dĂ©nĂ©gation brutale et furieuse, Ă une affirmation Ă©plorĂ©e ou indignĂ©e dâinnocence. De guerre lasse il le renvoie. MorĂšre a son tour. Les mĂȘmes tentatives, les mĂȘmes efforts, les mĂȘmes appels, nâaboutissent quâĂ une crise de larmes et de sanglots accompagnĂ©s toujours des mĂȘmes paroles Je lâai vu, Monsieur le SupĂ©rieur, je ne peux pas dire que je ne lâai pas vu, puisque je lâai vu. » La rentrĂ©e de MorĂšre en larmes au milieu de la classe produit un grand effet. Les uns sâimaginent quâil vient dâavouer sa calomnie, quâil est puni, les autres sâapitoient au contraire sur lui et comparent son attitude affaissĂ©e Ă la raideur pleine de colĂšre dâAntone. Monsieur Pujol cherche en vain Ă surprendre un indice rĂ©vĂ©lateur. Quelques instants aprĂšs, le SupĂ©rieur reparaĂźt trĂšs triste, il prend la place du professeur. Mes enfants, il est malheureusement avĂ©rĂ© quâil y a au milieu de vous ou un effrontĂ© menteur, ou un lĂąche calomniateur. Il est pĂ©nible de songer que cette incertitude fait peser un doute sur un innocent. Si lâun dâentre vous peut apporter un tĂ©moignage, une preuve, un indice, câest un devoir de conscience de le faire il ne peut laisser de pareils soupçons accabler Ă tort un de ses camarades. » Aubert lĂšve timidement la main. On lui fait signe de parler. Jâai vu Antone Ramon se baisser en effet pendant cette Ă©tude. â Lâavez-vous vu lire ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Vous a-t-il paru rester baissĂ© plus longtemps quâil ne fallait pour ramasser ses livres ? â Je me suis remis aussitĂŽt au travail, je ne sais pas. » Tahuret demande Ă son tour la parole Il a vu, dit-il, Ramon faire semblant de ranger ses livres dans son bureau et se dissimuler derriĂšre le couvercle de son pupitre. » Et comme il y a quelques rires Parfaitement, affirme-t-il, je lâai vu. » Mais Antone se lĂšve, rouge, tremblant de rage et tournĂ© vers lui sâĂ©crie Tu mâas vu lire dans mon bureau ? Menteur ! tu nâes quâun sale menteur ! un menteur ! oui, un menteur ! » En vain le SupĂ©rieur essaie de le calmer, Antone ne veut rien entendre, mais prenant sa composition dâun geste brusque il la dĂ©chire en quatre en continuant de crier La voilĂ votre composition, je me moque de la lire ; seulement vous nâĂȘtes que des menteurs et je ne me laisserai pas faire. » Enfin le SupĂ©rieur parvient Ă dominer le bruit et dĂ©clare quâen effet pour punir une pareille incartade, pour ce seul fait, il prive Antone Ramon de lâhonneur de lire son devoir Ă la sĂ©ance. Puis il fait remarquer Ă Jules Tahuret quâil sâagit de savoir si son camarade a lu un livre ouvert Ă terre et non dans son bureau. Jâai dit ce que jâai vu, rĂ©pond Tahuret confus, mais je nâai pas dit quâil avait lu dans son bureau. » Monsieur Pujol cherche Ă rompre les chiens en interrogeant CĂ©zenne, le plus proche voisin de Ramon, mais CĂ©zenne nâa rien vu. Comment ? vous ne pouvez rester une minute que votre tĂȘte ne tourne et vous nâavez pas vu Ramon ramasser ses livres ? â Ăa devait ĂȘtre juste au moment oĂč je travaillais. » La classe souligne de ses rires lâexpression juste au moment, » et M. Pujol dĂ©clare ironiquement Vous avez bien mal placĂ© votre âmoment de travailâ ». Le SupĂ©rieur se retire. Sâil nâa pas Ă©clairci lâaffaire, il a du moins rĂ©solu pratiquement la difficile question Faut-il laisser lire ou non le devoir dâun enfant sous le coup dâune aussi grave accusation ? » Pendant la rĂ©crĂ©ation, en dĂ©pit de lâabbĂ© Russec, les troisiĂšmes ne jouent pas, mais se forment en deux camps, les partisans dâAntone et les tenants de MorĂšre. Le bruit de lâhistoire sâest rĂ©pandu chez les grands. Ils sâimaginent que Ramon est le dĂ©nonciateur et viennent Ă la palissade conspuer la petite gale » et Miagrin. Mais chez les moyens, câest Antone qui a le plus de sympathies. CHAPITRE IX â LE MYSTĂRE SâĂPAISSIT LâAcadĂ©mie de Saint-François-de-Sales est rangĂ©e sur lâestrade autour dâune table Ă tapis vert. Michel Montaloir arrive enfin, saluĂ© par la fanfare du collĂšge, au milieu dâun groupe dâofficiers de Bourg et de Lyon, de notabilitĂ©s dĂ©partementales et dâecclĂ©siastiques obsĂ©quieux. Le SupĂ©rieur lâamĂšne au fauteuil de la prĂ©sidence, tandis que les applaudissements Ă©clatent nourris, repris, prolongĂ©s et que toutes les tĂȘtes sâefforcent de lâapercevoir, depuis les petits neuviĂšmes qui savent que ce Monsieur a fait la chasse au tigre jusquâaux philosophes qui brĂ»lent dâexplorer comme lui les derniĂšres terres inconnues. Affable, portant la tĂȘte un peu haut, il sourit, sâasseoit, et quand le silence sâest Ă©tabli, Ă©coute lâallocution du PrĂ©sident intimidĂ©, puis la sĂ©rie des devoirs scolaires, avec des approbations discrĂštes, des sourires, des mots dits Ă lâoreille de ses voisins. Ce devrait ĂȘtre maintenant le tour dâAntone. Son nom est imprimĂ© sur les programmes, mais le prĂ©sident de lâAcadĂ©mie, sans explication, annonce le devoir suivant. Les Ă©lĂšves se sont retournĂ©s vers Ramon qui pleure de rage, remue les pieds et lance entre ses dents des protestations et des menaces continues. AgacĂ©, lâabbĂ© Russec lui dit Ă mi-voix Si vous nâĂȘtes pas content, vous pouvez partir. » Jâaime mieux cela, » rĂ©pond Antone et sans plus attendre, il se lĂšve en hochant la tĂȘte de colĂšre et sort de la salle par la porte du fond. Quelques instants aprĂšs, Bresson lâapercevait dans la cour, les mains dans les poches, la figure atone, chassant des cailloux du bout de ses brodequins. Enfin roulent les derniers applaudissements la foule se rĂ©pand dans le vestibule, les divisions sortent des Ă©tudes et Ă grands cris sâĂ©grĂšnent dans la cour. Vive Montaloir ! Il a donnĂ© une grande promenade pour habituer, a-t-il dit, Ă la marche ! Il apparaĂźt bientĂŽt en haut du perron entre le SupĂ©rieur et le colonel de Saint-EstĂšphe. De nouvelles salves lâaccueillent et on sent quâil sâenivre de cette popularitĂ©, la plus belle, la plus flatteuse, la plus dĂ©sirable, car que peut-on dĂ©sirer de plus beau humainement que dâexciter lâadmiration de tous ces jeunes cĆurs de dix Ă vingt ans ? Et Ă cette heure il en est lâidole. On commente son discours ; il nâest plus question de lâaffaire Ramon-MorĂšre, mais de voyages au centre de lâAsie, au PĂŽle Nord, en Afrique et de la promenade donnĂ©e. Mais le lendemain rappelle lâattention sur le mystĂšre du concours. Ă la classe, fait inouĂŻ ! Georges MorĂšre ne sait pas ses leçons et le zĂ©ro que lui inflige M. Pujol le laisse indiffĂ©rent. Ă son tour Antone interrogĂ© sâarrĂȘte aux premiers mots. GrondĂ©, il murmure distinctement Je ne peux plus apprendre, » et se rasseoit dĂ©couragĂ©. En vain Monsieur Pujol sâefforce de prendre lâun en flagrant dĂ©lit dâimitation de lâautre. Chez les deux enfants câest le mĂȘme ennui morne, le mĂȘme dĂ©goĂ»t de tout travail, la mĂȘme insensibilitĂ© aux reproches. Le mercredi soir, quand Monsieur Castagnac vient les prendre comme dâhabitude pour la leçon de flĂ»te, MorĂšre rĂ©pond Je ne veux plus prendre de rĂ©pĂ©titions avec Ramon, » et Ramon plaintivement Je nâai pas le cĆur Ă la musique. » Il faut que le SupĂ©rieur intime lâordre aux deux enfants de continuer leurs leçons jusquâĂ nouvelle dĂ©cision. La situation devient de plus en plus dĂ©licate. En vain lâabbĂ© Levrou a-t-il essayĂ© de consoler MorĂšre et de lâĂ©clairer, son dirigĂ© ne rĂ©pond plus Ă cette affabilitĂ© Câest un peu trop violent, dit-il, quâon me traite de calomniateur quand je dis la vĂ©ritĂ© ça, je ne le supporterai jamais ! â Mon petit, on ne vous traite pas de calomniateur. On nâa de preuve que votre parole câest regrettable, mais on ne peut, sur un tĂ©moignage unique, punir votre condisciple qui se dĂ©fend comme un beau diable. â On sait bien que jâai toujours dit la vĂ©ritĂ© ! â Câest possible, mais jusquâici lui non plus nâa pas menti. Or âtestis unus, testis nullus.â â Alors vous refusez de me croire ? â Je ne refuse pas de vous croire, mais je ne puis agir, puisque je nâai aucun argument convaincant. » Cette attitude dâattente exaspĂšre Georges. Il aurait voulu que lâabbĂ© Levrou prĂźt sa dĂ©fense devant tous, allĂąt trouver le SupĂ©rieur, lâobligeĂąt Ă dĂ©clarer publiquement quâil avait raison. Le prĂȘtre, habituĂ© aux consciences dâenfants, bien quâil penchĂąt en sa faveur, se demandait parfois Nâaurait-il pas cĂ©dĂ© Ă une mauvaise pensĂ©e ? » et il attendait. Le samedi lâabbĂ© Perrotot fit venir Antone dans sa chambre. Il le trouva pĂąli, fatiguĂ© ; depuis longtemps dĂ©jĂ il Ă©tait au courant de lâhistoire. Il reprocha Ă son pĂ©nitent de ne lui avoir pas confiĂ© ses ennuis Antone se mit Ă pleurer, dĂ©clara quâil ne voulait plus rester Ă Saint-François-de-Sales, quâil se sauverait. Mais les gendarmes vous ramĂšneront, mon petit ami. Jâen ai connu un enfant, que les gendarmes ont ramenĂ© Ă sa famille. Vous croyez que câĂ©tait amusant pour ses parents, tout le monde croyait que câĂ©tait un assassin. » Peu frappĂ© de ces consĂ©quences mĂ©lodramatiques, Antone rĂ©pĂ©tait Je ne peux plus rester ici ! â Voyons, Antone, promettez-moi de ne pas vous sauver. Dâabord on ne peut pas, puisquâil y a des murs tout autour de la maison, mais promettez-moi tout de mĂȘme. Et puis laissez-moi faire. Je vais voir Monsieur le SupĂ©rieur, on vous rendra justice. » Mais le chanoine Raynouard rĂ©pond Ă lâabbĂ© Il nâappartient pas aux directeurs de conscience de se mĂȘler de ces affaires graves. Il est trop naturel quâun prĂȘtre prenne le parti de lâenfant quâil dirige. Le rĂšglement dâailleurs leur prescrit en ces cas lâabstention. » LâabbĂ© Perrotot depuis ne cesse de se plaindre Ă ses collĂšgues et dâannoncer des malheurs. TourmentĂ© de la crainte de voir Antone se sauver, il lâenveloppe de sa confiante protection. CHAPITRE X â COMPLICATIONS FAMILIALES Le vendredi 14 mars, Ă trois heures et demie, trois dames et un monsieur dâune sobre et hautaine Ă©lĂ©gance, se prĂ©sentaient au collĂšge et, demandaient Monsieur le chanoine Raynouard. Celui-ci se hĂąta de les recevoir dans son cabinet, prĂšs du parloir, mais fut assailli aussitĂŽt par une pluie de plaintes, de rĂ©criminations, de menaces des trois dames, dont le Monsieur essayait en vain de modĂ©rer le langage. Quâest-ce qui se passe ? Quâest-ce que lâon a fait Ă mon pauvre Antone ? Mais câest abominable ! Vous voulez donc le faire mourir ? OĂč est-il ? Ce pauvre enfant ! Ah ! si nous avions su ! » Le bon SupĂ©rieur laissa passer avec rĂ©signation les trois lames, comme Ă la mer, et quand ces fĂ©minines indignations se furent un peu fatiguĂ©es, il supplia toute la famille Ramon, car câĂ©tait elle, de ne pas compliquer Ă plaisir une situation dĂ©jĂ difficile et de ne pas rendre inextricable un Ă©cheveau dĂ©jĂ trop embrouillĂ©. Nous ne pouvons pas laisser commettre des horreurs pareilles, sâĂ©criait tante Zaza. â Mademoiselle, je vous en supplie, nâexagĂ©rez pas lâimportance⊠â Comment, reprit impĂ©tueusement tante Mimi, vous osez dire que ça nâa pas dâimportance ? â Vous me comprenez mal, Mademoiselle, je dis que cet incident scolaire en lui-mĂȘme nâest pas dâune extrĂȘme gravitĂ©. â Pouvez-vous dire cela ! reprend Madame Ramon scandalisĂ©e, mais mon malheureux enfant mâĂ©crit quâil ne dort plus, quâil ne mange plus. â Il a dĂ» maigrir de dix livres, ajoute tante Mimi. â Je suis sĂ»re quâil a la fiĂšvre, complĂšte tante Zaza. â Il est vrai quâil est trĂšs affectĂ©, concĂšde le SupĂ©rieur. â Voyez, vous lâavouez vous-mĂȘme. » Monsieur Ramon intervient Enfin est-il vrai quâil ne sait plus ses leçons, quâil ne fait plus ses devoirs, tellement il est obsĂ©dĂ© de lâidĂ©e que ses professeurs le mĂ©prisent ? Oui ou non, lâa-t-on accusĂ© de tricherie devant tous ses camarades ? Lâa-t-on empĂȘchĂ© de lire sa composition devant Montaloir ? â Câest une injustice ! â Câest une infamie ! sâĂ©crient les deux tantes. â Voulez-vous me permettre de vous expliquer ? â Câest inutile, Monsieur le SupĂ©rieur, riposte la mĂšre. Antone nous a Ă©crit nous sommes au courant. Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, je connais mon fils, il a des dĂ©fauts, il nâest pas parfait, je le sais, mais lui, tromper ses maĂźtres, ce nâest pas possible ! câest tout le portrait de mon pĂšre, la franchise, la loyautĂ© mĂȘme. â Câest bien vrai, confirme tante Zaza. Un enfant si droit ! â Si ouvert ! si franc ! si naĂŻf ! ajoute tante Mimi. â Alors pourquoi, Madame, cet enfant si franc vous a-t-il Ă©crit Ă notre insu ? Il sait que le rĂšglement le dĂ©fend formellement. â Jâavoue, dit Monsieur Ramon, que cet article mâa toujours paru un peu moyenĂągeux. â En cette circonstance, Monsieur, jâaurais pu, en remettant les choses au point, vous Ă©pargner des inquiĂ©tudes et peut-ĂȘtre une dĂ©marche maladroite. â Comment maladroite ! reprend tante Mimi avec impĂ©tuositĂ©. â Madame, votre venue ne peut quâexaspĂ©rer lâenfant et nous rendre plus difficile cette pĂ©nible enquĂȘte. Aussi je vous demande de ne pas le voir aujourdâhui. â Ne pas voir mon enfant, sâĂ©crie la mĂšre, aprĂšs une pareille lettre ! » Le SupĂ©rieur vit quâil ne gagnerait rien. Nous le remmĂšnerions plutĂŽt », sâĂ©taient Ă©criĂ©es les deux tantes dans un geste tragique. Il parvint Ă obtenir que lâentrevue eĂ»t lieu devant lui. Il lui semblait nĂ©cessaire de blĂąmer lâenfant de son infraction Ă la rĂšgle. Mais sans Ă©couter ses reproches, Antone en entrant sâĂ©tait jetĂ© dans les bras de sa mĂšre, et secouĂ© par une crise de sanglots EmmĂšne-moi, maman, criait-il, emmĂšne-moi, je tâen supplie ! » Il se lamentait avec un tel accent de dĂ©tresse que le SupĂ©rieur en Ă©tait profondĂ©ment remuĂ©. Calme-toi, Antone, rĂ©pĂ©tait le pĂšre, voyons, calme-toi. » Mais la mĂšre Ă©touffait ses sanglots dans son corsage et le berçait en murmurant Oui, mon chĂ©ri, oui mon enfant, je te remmĂšnerai », tandis que les tantes lâembrassaient en Ă©pongeant ses larmes. Ce nâĂ©tait pas Ă©videmment ce quâavait dĂ©sirĂ© le chanoine. Mon enfant, reprit-il dâune voix quâil voulait sĂ©vĂšre, avez-vous encore confiance en nous, en notre esprit de justice ? » Mais Antone rĂ©pĂ©tait Je veux mâen aller. » Brusquement le SupĂ©rieur prit un parti Jâai Ă parler Ă vos parents, allez Ă lâinfirmerie en attendant. » Lâenfant parti Ă grandâpeine, il continua Je suis tout disposĂ© Ă croire Ă un malentendu. Son condisciple, bien que de bonne foi, aura mal interprĂ©tĂ© des faits sans importance. Laissez-moi le temps dâĂ©claircir cette affaire. Et soyez assurĂ©s que la vĂ©ritĂ© Ă©tablie, je me hĂąterai de rĂ©parer tout le tort quâAntone a pu subir auprĂšs de ses condisciples. » Monsieur Ramon finit par faire accepter cette sage proposition aux trois femmes. Le chanoine Raynouard les reconduisit et manda aussitĂŽt Georges MorĂšre Mon enfant, lui dit-il, je vous crois incapable de faire tort sciemment Ă votre camarade par un mensonge obstinĂ©ment soutenu. Mais, voyons, Ă©tudions les faits de prĂšs Antone Ramon fait tomber son porte-plume, le ramasse, constate que la plume est cassĂ©e et pour la remplacer enlĂšve de son bureau quelques livres qui lâempĂȘchent de retrouver son plumier. Bien. Ces livres tombent, il se baisse. Ah ! Câest sur cet instant lĂ que je voudrais des renseignements prĂ©cis. Lâavez-vous vu ouvrir un livre ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Alors le livre Ă©tait ouvert quand vous lâavez aperçu ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. â Ce livre a donc pu sâouvrir en tombant. Comment savez-vous que câĂ©tait un manuel dâhistoire ? Vous lâavez reconnu de votre place ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Bien. Ce pouvait ĂȘtre un livre quelconque, cours de thĂšmes, littĂ©rature, gĂ©omĂ©trie, que sais-je ? â Il dit cela, le menteur ? â Ne lâinjuriez pas et rĂ©pondez Ă ma question comment savez-vous que câest un livre dâhistoire ? â Comment ? parce quâil est restĂ© penchĂ© sur ce livre Ă le feuilleter et Ă le parcourir ce nâĂ©tait pas pour prĂ©parer des mathĂ©matiques, je suppose. â Vous lâavez vu lire ce livre ouvert Ă terre ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. Je vous jure⊠â Ne jurez pas, mon enfant. â Je vous affirme sur lâhonneur que je lâai vu lire, ce qui sâappelle lire, un livre ouvert Ă terre. » LâingĂ©nieux systĂšme de conciliation du chanoine sâĂ©croulait. Il renvoya MorĂšre Ă lâĂ©tude. Ă sept heures le SupĂ©rieur revit les parents dâAntone Ramon et les supplia de lui laisser le temps de dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ©. Mais les tantes dĂ©clarĂšrent formellement quâelles resteraient Ă Bourg tant quâon nâaurait pas rendu justice Ă leur enfant. Et Monsieur Ramon promit de revenir le surlendemain dimanche. Le dimanche Madame MorĂšre faisait son apparition au parloir. Grave dans sa toilette simple, elle avoua au SupĂ©rieur quâelle Ă©tait bouleversĂ©e par la lettre de son fils et que son mari ne pouvant venir lui-mĂȘme, elle Ă©tait accourue aussitĂŽt quâelle lâavait pu. Elle ne criait pas, elle nâinjuriait pas ; avec une douleur contenue, elle attendait les explications. Plein de respect pour cette gravitĂ© maternelle, le SupĂ©rieur lui expliqua la situation, la double affirmation contradictoire, lâimpossibilitĂ© de rĂ©soudre cette difficultĂ©, les deux enfants offrant des garanties Ă©gales. Que voulez-vous, Madame, je ne voudrais pas blesser votre cĆur de mĂšre, mais vous ĂȘtes chrĂ©tienne et nous sommes bien obligĂ©s de croire que tout enfant porte en son Ăąme des germes funestes. Or pouvons-nous affirmer quâen toute circonstance le meilleur des enfants rĂ©sistera Ă la tentation ? » Oui, elle croyait aisĂ©ment le SupĂ©rieur. Si elle Ă©tait fiĂšre de son Georges, depuis les derniĂšres vacances sa confiance Ă©tait un peu Ă©branlĂ©e. Georges ne vous a-t-il pas Ă©crit Ă notre insu, continuait le SupĂ©rieur, malgrĂ© le rĂšglement. HĂ©las ! comment ne pas voir quâen ceci il imite son condisciple Antone Ramon ! Ce nâest pas cela qui peut augmenter notre confiance en lui ! » Mais lâexamen de la lettre de Georges prouva quâil avait Ă©crit le mĂȘme jour quâAntone. On ne pouvait dĂ©couvrir celui qui avait imitĂ© lâautre, au cas oĂč ils nâauraient pas Ă©crit spontanĂ©ment chacun de son cĂŽtĂ©. Lâentrevue de Madame MorĂšre et de son fils fut pĂ©nible. Elle commença par se faire raconter toute lâhistoire elle ne comprenait pas comment de lâamitiĂ© la plus Ă©troite pour Antone il avait pu passer Ă lâinimitiĂ© la plus dure. Moi non plus, je ne comprends pas, disait Georges. Tout dâun coup il sâest mis Ă me dĂ©tester. Jâai cru dâabord que câĂ©tait une simple fĂącherie. Mais tous les jours ça recommençait. Et pourtant, je lui ai rendu les plus fiers services. Oui, jâai empĂȘchĂ© quâil ne fĂ»t renvoyĂ© pour un mauvais livre que lui avait prĂȘtĂ© Lurel jâai fait chasser Lurel et Monnot. Eh ! bien, il mâen a voulu, il mâa reprochĂ© de lâavoir dĂ©barrassĂ© de ces deux voyous. â Et nâas-tu pas voulu te venger ? â Ah ! maman. Comment peux-tu penser de pareilles choses. Personne ne veut me croire, ni M. le SupĂ©rieur, ni M. Levrou, toi non plus ? â Tu tâes mis Ă me cacher tant de choses ! â Ne dis pas cela, maman, nâest-ce pas que tu me crois ? Est-ce que je serais capable de le calomnier ? Mais si jâavais pu le sauver je lâaurais fait, et sâil ne mâavait pas bravĂ© du haut de la chaire, oĂč il lisait son devoir, je nâaurais rien fait. Non, vois-tu, câest malheureux Ă dire, mais Monsieur le curĂ© de Meximieux mâa donnĂ© un mauvais conseil. â Georges, ne critique pas. â Je ne critique pas, mais sâil Ă©tait restĂ© avec moi, Antone Ramon nâaurait pas connu ce menteur de Monnot et cet ignoble Lurel, qui lâont perverti. Jâai beau ĂȘtre en colĂšre contre lui, je me dis Ă certains moments que tout ce qui mâarrive, câest un peu par ma faute. â Non, rĂ©pondit Madame MorĂšre, si tu suis les conseils que tes supĂ©rieurs te donnent, tu ne peux pas dire âCâest par ma faute.â Je te crois, mais comment sortir de cette impasse ? â Laisse faire, dit alors Georges, rassurĂ© par cette confiance, tout finira bien par sâĂ©claircir. Je tâai Ă©crit dans lâaffolement que me causait lâhostilitĂ© de tout le monde, mais maintenant que je tâai vue, que tu crois Ă ma parole, je nâai plus peur. » Ă ce moment Monsieur Ramon entra au parloir avec sa femme et ses sĆurs. Ce fut immĂ©diatement un bruit de querelles Tu devrais le lui dire nettement. â Est-ce que tu vas lui laisser ton fils ? â Ah ! si câĂ©tait moi, il y a beau temps que je lâaurais obligĂ© Ă rĂ©parer solennellement. » Le pauvre M. Ramon, excitĂ©, poussĂ©, houspillĂ©, se sentait un peu ridicule dâĂȘtre si calme au milieu de femmes si Ă©nergiques. Antone entra et ce fut sur lui que se dĂ©versĂšrent les flots de paroles, les baisers, les promesses et les consolations. Cependant lâenfant avait vu en arrivant, Ă lâautre extrĂ©mitĂ© du parloir, Georges MorĂšre et sa mĂšre. Le visage pĂąle et triste, lâattitude rĂ©signĂ©e, la simplicitĂ© grave de cette femme contrastait trop vivement avec lâagitation et la surexcitation de sa famille pour quâil nâen fĂ»t pas frappĂ©. Ă ce moment la porte du cabinet directorial sâouvrit. Madame MorĂšre embrassa son fils au front et entra. Georges sortit du parloir en passant prĂšs dâAntone, mais celui-ci nâosa pas dire Ă ses parents Câest lui ! » Tu ne vas pas laisser ton pauvre enfant dĂ©pĂ©rir dans cette maison, grondait tante Mimi. â Si tu avais un peu dâĂ©nergie, tu irais voir le SupĂ©rieur et tu lui mettrais le marchĂ© en mains, ajoutait tante Zaza. â Ou lui, ou lâautre, » concluait Mimi. Et les trois femmes le harcelaient, le piquaient, le poussaient, lui faisaient honte, injuriant le SupĂ©rieur incapable de protĂ©ger un pauvre innocent. » Oui, il faut en finir, dit-il en tirant sa montre. Bon ! il est quatre heures passĂ©es, jamais nous nâaurons le train de 4 heures 30. â DĂ©pĂȘche-toi donc ! dĂ©pĂȘche-toi donc ! » Monsieur Ramon se leva, appela le domestique et tandis que celui-ci pĂ©nĂ©trait dans le cabinet directorial et transmettait sa demande, il ouvrit lui-mĂȘme la porte de lâentrĂ©e. Si Madame le permet, dit-il, un mot, Monsieur le SupĂ©rieur ; je reprends le train Ă lâinstant. » Un peu Ă©tonnĂ©e, Madame MorĂšre acquiesça dâun signe de tĂȘte, et sans attendre lâinvitation du chanoine Monsieur le SupĂ©rieur, voici ma solution je retire mon enfant, si lâautre nâest pas renvoyĂ©. â Mais Monsieur⊠â Je ne puis le laisser avec son calomniateur. â Monsieur Ramon, fit le SupĂ©rieur en se levant, vous parlez devant la mĂšre de cet enfant. â Qui nâest pas un calomniateur, ajouta Madame MorĂšre dâun accent indignĂ©. â Ah ! Madame, croyez⊠jâignorais⊠je conçois vos sentiments⊠mais vous devez comprendre⊠il est impossible que ces deux enfants ?⊠â Monsieur Ramon, Ă©coutez-moi, interrompit le chanoine la prĂ©cipitation ne peut que tout gĂąter. Quel intĂ©rĂȘt y a-t-il Ă enfler cette histoire, Ă retirer un enfant Ă propos dâun fait mal Ă©clairci, Ă interrompre ses Ă©tudes, et Ă le remettre dans une autre maison oĂč il emportera la tache dâune accusation non lavĂ©e ? Laissez-moi faire. Nous sommes Ă peine Ă quinze jours de PĂąques. Je suis sĂ»r que Madame MorĂšre me concĂ©dera ce temps pour rĂ©soudre ce problĂšme, ne soyez pas plus exigeant, je vous en supplie. » Madame MorĂšre, dâun geste, avait approuvĂ© le SupĂ©rieur. Monsieur Ramon se sentait ridicule. Alors soit, conclut-il, nous attendrons jusquâĂ PĂąques », et aprĂšs sâĂȘtre excusĂ© et avoir saluĂ© trĂšs dignement Madame MorĂšre, il sortit. Eh bien ! câest fait, sâexclamĂšrent les femmes. â Oui, câest fait. Comme maladresse on ne peut mĂȘme mieux faire. Partons, je vous expliquerai cela en route. Au revoir Antone, et jusquâĂ PĂąques tĂąche de bien te tenir, si tu veux venir avec nous Ă Nice. » Et aprĂšs de longs embrassements ils disparurent. CHAPITRE XI â ĂCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS Lâhiver sâenfuit ; les bains de lumiĂšre succĂšdent aux averses. Les matinĂ©es sont encore froides et les Ă©lĂšves Ă la premiĂšre rĂ©crĂ©ation Ă©vitent lâombre fraĂźche des murs, pour se chauffer en groupe, comme des pierrots, dans un rayon de soleil. Le 18 mars, un mardi, une subite allĂ©gresse passe en coup de vent Ă travers toutes les cours. Le SupĂ©rieur a octroyĂ© la promenade demandĂ©e par Montaloir. Pas de classe de mathĂ©matiques ! oh bonheur ! les mains claquent de joie ; gambades, poursuites, rires. Rousselot fait pirouetter Boucher et dâOrlia saute par dessus Feydart. Ă une heure et demie, les Moyens tournent le Boulevard de Brou sans saluer le buste solennel du docteur Robin, et gagnent la route de CeyzĂ©riat. De lâautre cĂŽtĂ© de la Reyssouze, au-dessus des aubiers et des charmes, au-dessus des pelouses vertes, se dresse lâĂ©lĂ©gante silhouette du chĂąteau de Noirefontaine avec ses toits dâardoise lavĂ©s de soleil, ses tourelles, ses balcons et ses murs oĂč fleurit dĂ©jĂ la vigne vierge. Vers quatre heures, on sâarrĂȘte un instant dans lâavenue des beaux ormes du chĂąteau de Montplaisant. LâabbĂ© Russec donne la permission de chercher des violettes, mais Ă la condition quâon ne sâĂ©loigne pas au-delĂ du pont. Tandis que les troisiĂšmes se sont Ă©parpillĂ©s, joyeux, il aperçoit prĂšs de la grille du chĂąteau, Miagrin et Ramon en grande conversation il nâaime pas beaucoup ces colloques, mais cette fois il ne croit pas devoir intervenir. Ă force dâinsistance Miagrin finira peut-ĂȘtre par faire avouer Ramon, si Ramon est coupable, car le prĂ©fet nâarrive pas Ă se faire une opinion ferme. Le seul fait que prĂ©cisĂ©ment Ramon est soutenu par Miagrin, ne prouve-t-il pas quâil est innocent ? Et Miagrin doit en savoir long sur son ami. Oui, il en sait plus que tout le monde, car Ă peine sont-ils adossĂ©s au mur bas de la grille quâAntone lui dĂ©clare Je ne peux plus, tant pis, jâen ai assez, je vais me dĂ©clarer au SupĂ©rieur. â Ce nâĂ©tait pas la peine alors dâattendre si longtemps ! rĂ©pond Miagrin. â Si jâai attendu, tu sais bien que câest Ă cause de toi ! â Accuse-moi, maintenant, ce sera complet ! â Je ne tâaccuse pas. â Presque pas tu me dis que je tâai empĂȘchĂ© de te dĂ©clarer comme si tu nâavais pas toujours Ă©tĂ© libre de faire ce que tu voulais ! â Pourtant câest bien toi qui mâas averti que MorĂšre avait Ă©crit en cachette Ă ses parents, câest bien toi qui mâas dit de faire venir les miens et qui as fait partir ma lettre ? â Pendant que tu y es, rĂ©pond Miagrin, reproche-moi aussi de ne tâavoir pas dĂ©noncĂ© au SupĂ©rieur, alors que jâavais la preuve de ta tricherie. â Quelle preuve ? â Mais ton cahier de brouillon avec toutes sortes de fautes dâhistoire dans la premiĂšre page qui nâexistent plus dans les suivantes ! Ah ! ils ne sont pas malins ! â Câest possible, mais ils continuent de mâĂ©pier, et tu mâavais affirmĂ© quâau bout de huit jours lâaffaire serait enterrĂ©e ! â ĂpiĂ©, mais tout le monde lâest. Crois-tu que je ne sois pas Ă©piĂ© non plus ? â Oui, mais toi, tu nâas rien Ă te reprocher. » Miagrin partit dâun tel Ă©clat de rire quâune vieille corneille sâenfuit du grenier de Montplaisant. Ah ! que tu es naĂŻf, mon pauvre Antone. â Je le sais bien, rĂ©pond le petit Lyonnais, Lurel me lâa dĂ©jĂ dit. â En tous cas il ne tâa guĂšre dĂ©gourdi je ne te croyais pas si capon. â Capon, moi ? â Ne te fĂąche pas ! tu nâes pas capon, seulement tu as peur de tout, de tout le monde, de toi-mĂȘme, de moins que ton ombre ! â Je nâai pas peur puisque je suis prĂȘt Ă me dĂ©clarer. â Mais vas-y donc ! lâabbĂ© Russec te regarde, il tâattend dis-lui tout ; on te renverra, MorĂšre triomphera et ce sera fini. â Cela vaudra mieux que dâĂȘtre dĂ©couvert. â Par qui ? â Le sais-je ? â En effet si quelquâun savait quelque chose en dehors de nous deux, il y a longtemps quâil aurait parlĂ©. â Tu as beau dire, tout finit par se savoir. » Miagrin poussa un nouvel Ă©clat de rire. Tu crois cela ? Eh ! bien, veux-tu que je te donne la preuve du contraire ? â La preuve ? â Oui, la preuve que tout ne finit pas par se savoir, quâon est bien obligĂ© de ranger Ă la fin ces histoires-lĂ dans la caisse aux oublis. â Quelle est cette preuve ? â Auras-tu confiance en moi quand je te lâaurai donnĂ©e ? â Oui, dis-la ta preuve ? » Ă ce moment le sifflet de lâabbĂ© retentit avec colĂšre. Tous les Ă©lĂšves accoururent en criant DĂ©jĂ ! dĂ©jĂ ! » Oui, dĂ©jĂ , rĂ©pond lâabbĂ©, quand on vous donne une permission, on est sĂ»r quâil y aura tout de suite des abus. CĂ©zenne, Ămeril, jâavais dĂ©fendu de dĂ©passer le petit pont vous nâavez pas compris ? Eh ! bien, en rang ! » En vain les plus sages intercĂ©dĂšrent, lâabbĂ© donna lâordre de partir. Les enfants quittĂšrent lâallĂ©e oĂč les grands ormes encore sans feuilles dressaient vers le ciel des bras de suppliciĂ©s, ils gravirent un raidillon, passĂšrent devant lâĂ©glise de Montagnat et bientĂŽt prirent la grandâroute de Pont dâAin Ă Bourg. Antone Ă©coutait dâune oreille distraite Ămeril dĂ©verser sa mauvaise humeur Quâest-ce que ça peut lui faire, que je sois dâun cĂŽtĂ© ou de lâautre du pont ? » Il se demandait, lui, quelle pouvait ĂȘtre cette preuve dĂ©cisive que lui avait promise Miagrin. Son nouvel ami lui inspirait plus de crainte que de sympathie, il le subissait et jugeait Lurel et Monnot des Ăąmes claires et candides en comparaison du sacriste. Comme il Ă©tait venu cependant plein de confiance lui confesser sa tricherie, lui demander conseil ! Alors que son trouble, ses regards, tout son pauvre ĂȘtre lui criait Je nâose avouer, tu es mon ami, aide-moi. Va le dire pour moi, je ne peux pas, tu le vois bien ! » Insensible Ă cette gauche supplication et dissimulant mal sa joie, Miagrin, oui, Miagrin lui avait commandĂ© Surtout ne dis rien ; » il lâavait retenu, rassurĂ© et poussĂ© ensuite dans le mensonge obstinĂ© ; il le ployait dĂ©sormais sous sa volontĂ©, le dominait sans que le malheureux pĂ»t se dĂ©gager. Câest que le fils du fermier avait entrevu dans le renvoi dâAntone ou sa rĂ©conciliation avec MorĂšre, la fin de cette amitiĂ© Ă peine nouĂ©e, la ruine de ses vastes projets dâavenir. Il sâĂ©tait alors rappelĂ© Claude Bourrassin, le bouvier de son pĂšre, un initiateur pervers dont il devait subir la hautaine familiaritĂ©, et il essayait de faire peser Ă son tour sur les Ă©paules du petit Lyonnais le mĂȘme joug de honte ; il jouissait de sentir cette frĂȘle crĂ©ature anĂ©antie sous son ascendant, de la tenir brutalement Ă sa merci. Maintenant les Ă©lĂšves dominaient la vallĂ©e de la Reyssouze Ă droite descendait le mur du parc de Noirefontaine, Ă gauche, câĂ©tait la forĂȘt de Seillon. Soudain une averse tomba la petite troupe vivement grimpa les talus et se dispersa sous les premiers arbres Ă travers les fougĂšres brunes du dernier automne. De lâautre cĂŽtĂ© dâun large chemin forestier se dĂ©veloppaient les nefs multipliĂ©es dâune magnifique futaie Miagrin se rĂ©fugia sous un haut sapin, oĂč bientĂŽt vint le rejoindre Antone pour lui poser de nouveau la question Eh ! bien, cette preuve ? â Elle est simple. A-t-on dĂ©couvert lâauteur du coup de la flĂ»te ? â Câest Blumont ! â Penses-tu que ce pauvre diable aurait Ă©tĂ© assez bĂȘte pour risquer ses leçons ? â Câest Lemarois ? â Pourquoi pas Luce Aubert ? â Alors qui ? â Tu le reconnais, on ne le sait pas⊠â Ă moins que le SupĂ©rieur ?⊠â Je puis tâaffirmer quâil sâen doute encore moins que toi ! â Pourquoi ? â Parce que câest moi. » La rĂ©vĂ©lation fut si soudaine et si calme quâAntone resta bouche bĂ©e. Miagrin poursuivit victorieusement Par consĂ©quent ta peur est une plaisanterie. Ton affaire sâĂ©vanouira comme la mienne et MorĂšre en sera pour sa honte. â Mais pourquoi as-tu fait cela ? demanda Ramon. â Pourquoi ? parce que je voyais bien le jeu de MorĂšre il voulait tâenlever sans en avoir lâair ; et il faut avouer quâil a joliment rĂ©ussi. â Lui, je le dĂ©teste ! â Alors pourquoi garder sa lettre du premier de lâan ? â Parce quâalors câĂ©tait un bon type. â Et quâaujourdâhui tu lâaimes encore. â Moi ! â Si tu le dĂ©testes, donne-moi sa lettre que je la dĂ©chire ; mais non, tu la garderas. â Tiens, la voilĂ . » Antone lâa tirĂ©e de son portefeuille et la tend vivement Ă Miagrin, tant il craint de paraĂźtre encore attachĂ© Ă MorĂšre. Lentement le sacriste la lit avec un sourire mauvais. FroissĂ© de ce sans-gĂȘne Antone murmure Le voici, vite allons-nous en. » Tandis quâils sâenfoncent sous la futaie, il entend derriĂšre lui dĂ©chirer la lettre et comme il se retourne Tiens, lui dit lâautre, voilĂ le sort quâelle mĂ©rite » et il jette la mince poignĂ©e de fragments de papier qui tombent comme des papillons morts. Puisque tu es vraiment mon ami, continue-t-il, viens, nous allons causer. » Antone nâa pas vu que Miagrin a mis dans sa poche la moitiĂ© de la lettre. Georges MorĂšre avait traversĂ© le chemin forestier pour les rejoindre. Comme il suivait le mĂȘme sentier quâeux, son regard fut retenu par les dĂ©bris minuscules. Il se baissa et reconnut bientĂŽt les morceaux de son Ă©pĂźtre du premier de lâan. Au moment mĂȘme oĂč il venait supplier son condisciple de ne pas sâobstiner dans le mensonge, lui offrir son pardon et lui promettre dâintercĂ©der auprĂšs du SupĂ©rieur, lâingrat anĂ©antissait le dernier souvenir de leur amitiĂ©. Pour la premiĂšre fois il douta de Miagrin, mais hĂ©las ! au lieu de les rejoindre et de sâĂ©claircir, il sâarrĂȘta dĂ©couragĂ©, abandonnant le faible Antone Ă la puissance du tĂ©nĂ©breux paysan. Quand, au coup de sifflet de lâabbĂ© Russec, il reparut sur la route, la colonne Ă©tait dĂ©jĂ formĂ©e. Allons Georges MorĂšre ! fit lâabbĂ©, vous ĂȘtes le dernier ! » Et toute la division feignant dâĂȘtre scandalisĂ©e se tourna vers lui en criant Ah ! MorĂšre, le dernier ! » CHAPITRE XII â EN PERDITION Depuis un quart dâheure M. Castagnac gronde Antone. Ă chaque instant, il le prend en flagrant dĂ©lit dâinattention. Son Ă©lĂšve saute une mesure, oublie les bĂ©mols. Ă la fin il sâarrĂȘte court et comme le professeur agacĂ© lâaccable de reproches devant Georges MorĂšre, il sâexcuse brusquement Je ne sais ce que jâai ce soir, je me sens fatiguĂ©, mal Ă lâaise ! â Pourquoi ne pas le dire tout de suite, rĂ©pond le maestro, vous ĂȘtes malade ? â Il faut ouvrir la fenĂȘtre, » dit Georges ; et il sâempresse dâajouter le geste Ă la parole. Mais Antone dĂ©clare Je crois que le mieux pour moi, câest de rentrer en Ă©tude. â Il serait plus prudent dâaller Ă lâinfirmerie, insinue son compagnon. â Si ça ne va pas mieux, jây monterai », et il sort laissant sa flĂ»te. Voulez-vous quâon vous accompagne, propose le professeur. â Ce nâest pas la peine, rĂ©plique Antone, il nây a quâun Ă©tage Ă descendre. â Ce serait pourtant plus sĂ»r, reprend Georges avec insistance. â Ah ! la paix, je sais ce que jâai Ă faire », riposte en sâen allant le malade de fort mauvaise humeur. Georges et son professeur lâentendirent descendre lâescalier pesamment et peu Ă peu sous les arcades sâassourdit le bruit de ses pas. Antone nâest pas rentrĂ© en Ă©tude. Il tourne au bout de la galerie sur sa gauche et se dirige vers la Cour des Pluies. Il fait nuit. Est-il vraiment malade ? A-t-il besoin de prendre lâair ? Ă cette heure, la cour dĂ©serte baigne dans la lumiĂšre souple et bleue de la lune presque en son plein. Le haut bĂątiment blanc, tout trouĂ© de fenĂȘtres comme un mur de caserne, resplendit sous les rayons nocturnes. Mais Ă lâextrĂ©mitĂ©, lĂ oĂč le prĂ©au bas sây relie, lâombre portĂ©e forme un grand triangle noir, une pyramide de tĂ©nĂšbres. Antone plonge ses regards sous le toit dâardoise, considĂšre quelque temps ce coin sombre, puis lentement sâavance le long de la maison. ArrivĂ© Ă mi-chemin il sâarrĂȘte, semble hĂ©siter et reste lĂ comme fixĂ© au sol, en pleine lumiĂšre plus blĂȘme encore que le mur auquel il sâappuie. TroublĂ© de ce dĂ©part, Georges se reprochait de ne lâavoir pas accompagnĂ©. Il finit par avouer ses apprĂ©hensions au professeur et descend avec lui. Un coup dâĆil Ă travers la porte vitrĂ©e de lâĂ©tude le renseigne sur lâabsence dâAntone Il a dĂ» remonter Ă lâinfirmerie, Ă moins quâayant mal au cĆur il ne soit restĂ© dehors. » Tous deux inquiets se prĂ©cipitent vers la Cour des Pluies agrandie par la solitude et la lumiĂšre silencieuse. M. Castagnac appelle Antone Ramon, ĂȘtes-vous lĂ ? » Mais soudain Georges aperçoit deux mains dans lâangle dâombre du prĂ©au. La lune en montant avait rĂ©trĂ©ci cette porte triangulaire de tĂ©nĂšbres et les deux petites mains se dĂ©tachaient toutes blanches, agrippĂ©es Ă lâun des poteaux. Ils y courent. Tu es malade, Antone ? demande Georges. Pourquoi es-tu venu ici ?⊠Mais il va sâĂ©vanouir⊠il faut lâemmener. » Au bruit, les fenĂȘtres se sont ouvertes, des appels viennent des chambres ; lâabbĂ© Levrou, lâabbĂ© Russec, M. Pujol descendent ; bientĂŽt Antone est entourĂ©, enlevĂ©, portĂ© Ă lâinfirmerie. Il est pĂąle, anĂ©anti. Georges MorĂšre explique Il sâest senti malade, il aura voulu prendre lâair dans la cour. » Cependant la sĆur offre au petit Lyonnais un thĂ© chaud et conclut Ah ! câest un peu de fatigue, de faiblesse⊠il grandit trop. Couchez-vous mon petit ami, et dormez, demain il nây paraĂźtra plus. » Antone ne dit rien, il se laisse faire, avale le thĂ©, se couche, Ă©coute Ă demi abruti et ne rĂ©pond pas. Le PĂšre Levrou lâexamine et avec tant dâinsistance quâil se retourne vers le mur. LâabbĂ© le laisse, mais fait le tour des Ă©tudes et sâinforme des absents. Seul Miagrin Ă©tait sorti. Il le retrouve rangeant les aubes pour les messes du lendemain. Vous nâavez pas entendu appeler dans la Cour des Pluies ? demande-t-il. â Non, Monsieur, » rĂ©pond tranquillement le sacriste. Le lendemain lâabbĂ© Perrotot vient voir Antone. PersuadĂ© que cette indisposition est la suite de la fameuse affaire de tricherie, il explique Ă la sĆur toute lâaventure. La bonne sĆur Suzanne Ă son tour, le morigĂšne Il faut accepter les jugements injustes, et les offrir Ă Dieu pour la conversion des petits enfants du Japon. » Mais cette confiance et ces pieux conseils ne font quâaugmenter le dĂ©goĂ»t dâAntone. LâabbĂ© Perrotot sâen aperçoit et de nouveau relance le SupĂ©rieur ; il lui prĂ©dit de nouveaux malheurs et le pousse Ă venir encourager son petit dirigĂ©. Le chanoine refuse une visite aussi partiale, il attendra. Le surlendemain, un samedi, lorsque Antone a repris la vie rĂ©guliĂšre, il le fait mander avec son condisciple Georges MorĂšre. Lâentrevue est courte. Mes enfants, leur dit-il, au moment dâentrer dans la semaine sainte, la grande semaine oĂč tous les chrĂ©tiens font un retour sur eux-mĂȘmes, jâai tenu Ă vous parler Ă tous deux. Je demande Ă Dieu quâil vous Ă©claire et quâil donne Ă celui de vous deux qui est coupable, le courage de reconnaĂźtre enfin sa faute. » Il attend quelques secondes, puis sentant MorĂšre prĂȘt Ă rĂ©criminer, il le contient dâun geste et les renvoie en leur disant Priez. » Tous deux se retrouvent sur le palier. Antone se met Ă descendre lentement, comme accablĂ©, Georges le suit silencieux. Câest lâoccasion pour Antone de se retourner et dâavouer brusquement Ă son ami Eh ! bien, oui, jâai trichĂ©, remontons, je vais me dĂ©clarer. » Câest le moment pour Georges dâarrĂȘter Antone et de lui dire Je tâen supplie, ne tâenfonce pas, je te plains tant que je voudrais te sauver. » Tous deux sentent que lâinstant est critique et câest pourquoi tous deux ralentissent le pas. Ils sâattendent. Si seulement il se retournait ! » pense Georges, Si seulement il mâarrĂȘtait de la main ! » songe Antone. Et ils descendent toujours les voici au bas de la derniĂšre marche ; le petit Lyonnais traverse le vestibule, avec peine ouvre la porte de la galerie, hĂ©site un instant encore, puis passe ; Georges passe Ă son tour et referme le battant. Ni lâun, ni lâautre nâa Ă©tĂ© assez fort pour rompre le silence et maintenant quâils ont quittĂ© tous deux la pĂ©nombre de lâescalier, pour la clartĂ© du CloĂźtre, le regret de cette prĂ©cieuse minute perdue les tourmente. Est-il donc si difficile de reconnaĂźtre une faute dĂ©testĂ©e ? Est-il plus difficile de faire un geste gĂ©nĂ©reux ? CHAPITRE XIII â LE BAS FOND Au matin des Rameaux, aprĂšs avoir reçu les buis bĂ©nits, tous les Ă©lĂšves sortent de la chapelle et se rangent Ă droite et Ă gauche de la porte, sous les arceaux de la cour du CloĂźtre. Soutenus par Chamouin et Varageon, les deux barytons de la fanfare, ils chantent lâantienne Pueri Hebraeorum », rappelant que les enfants, les premiers, acclamĂšrent le Christ Ă son entrĂ©e triomphale. Dans la lumiĂšre jeune et fraĂźche de ce matin printanier, cette derniĂšre expression de la joie chrĂ©tienne semble plus vive encore avant les tristesses et les horreurs de la semaine du dĂ©icide. La gelĂ©e blanche achĂšve de fondre sur les herbes de la pelouse et, haut dans le ciel, invisible en plein soleil, une alouette mĂȘle Ă ces antiennes ses appels joyeusement Ă©perdus. La procession attend prĂšs de la chapelle silencieuse et fermĂ©e. Les petits impatients regardent deux papillons blancs se poursuivre. Le chant de lâantienne sâest tu. Et voici que derriĂšre la porte monte un autre chant dâabord confus et lointain. Câest un emprisonnĂ© qui appelle dans la nef close. Attentif, le collĂšge Ă©coute au dehors les modulations de la voix bientĂŽt Ă©teinte et reprend en chĆur lâhymne liturgique Gloire, louange, honneur Ă vous, Roi Christ RĂ©dempteur, Vous Ă qui la noble enfance chanta lâhosanna dâamour. » Et la voix de lâenfermĂ© recommence sa plainte assourdie. Ămu soudain de cette cĂ©rĂ©monie, Antone dĂ©tourne la tĂȘte. Il lui semble que la misĂ©rable voix Ă©touffĂ©e par les murs, abandonnĂ©e dans sa prison, implore du secours et que la foule attentive massĂ©e dehors rĂ©pond Ă son appel et lâencourage par un refrain de salut. Sâil comprend mal le sens de lâhymne, il devine une secrĂšte correspondance entre son Ăąme et cette Ăąme dĂ©sespĂ©rĂ©e. Dans lâisolement et le vide immense de son cĆur, lui aussi il appelle Au secours ! » Mais ce cri sonore en retentissant dans sa solitude intime lâeffraie lui-mĂȘme. Le diacre sâest approchĂ©, il a pris la grande croix dâargent et en frappe la porte alors les deux lourds battants sâouvrent et le chĆur entre dans la nef, mais câest pour retrouver lâautel nu, le prĂȘtre en deuil, et pour psalmodier le lugubre chant de la Passion. Pendant les premiers jours de la Semaine Sainte, Antone tombe dans une tristesse rĂȘveuse de plus en plus lourde. Chaque fois que Miagrin tente de lâapprocher, il le repousse. Celui-ci cherche pourtant Ă le relever, Ă lâĂ©clairer sur les dangers de son attitude dĂ©couragĂ©e. Antone ne veut rien entendre, il lui rĂ©pond par des sarcasmes, refuse ses consolations, lâĂ©vite le plus quâil peut. Le soir du Vendredi Saint, lâabbĂ© FramogĂ© prĂȘche sur la Passion. TrĂšs grand, la figure osseuse avec deux flammes au fond des orbites, la voix sĂšche et impĂ©rative, il Ă©tonne les enfants plus quâil ne les Ă©meut. Il insiste sur la figure de Judas il le montre, non comme les peintres et les romanciers, sous les traits dâun homme Ă la figure rĂ©pugnante et vile, respirant la faussetĂ© et la cupiditĂ©, mais au contraire sous lâaspect dâun jeune homme, ardent patriote, intelligent, beau de corps et de visage. Dans le groupe des disciples câest un des plus dĂ©terminĂ©s aprĂšs la multiplication des pains, il a tentĂ© de faire Ă©lire roi le Christ ; câest le plus habile, câest lui qui tient lâargent de la petite troupe, qui prĂ©pare les relais de leurs incessants voyages ; câest lui le plus intimement mĂȘlĂ© Ă la vie du Christ câest lui qui fait lâaumĂŽne au nom de son MaĂźtre ; câest lui, sa main droite, la main des pauvres. Aussi la confiance quâil inspire est telle quâau moment oĂč le Christ dĂ©clare Lâun de vous me trahira, » tous les disciples, loin de le soupçonner, prĂ©fĂšrent douter dâeux-mĂȘmes et demandent avec angoisse, non pas Seigneur, est-ce lui ? » mais Seigneur, est-ce moi ? » Sans transition, le sermonnaire dĂ©clare que des Ăąmes aussi viles peuvent se trouver mĂȘme dans un collĂšge chrĂ©tien, mĂȘme parmi des enfants de douze Ă dix-huit ans. Il insiste sur la simplicitĂ© du dĂ©icide. Le plus grand criminel que la terre ait vu nâa fait quâune action en soi peu sanguinaire, il nâa pas torturĂ© sa victime, il nâa eu ni les raffinements dâun NĂ©ron, ni la brutalitĂ© dâun DioclĂ©tien. Tout son crime consiste Ă avoir dit au Christ MaĂźtre, je vous salue », et Ă lâavoir embrassĂ© suivant la respectueuse habitude des disciples. Pourtant lâhumanitĂ© lâa jugĂ© lâĂȘtre le plus abject. Pourquoi ? Parce quâil a trahi le Fils de lâHomme par ce baiser. Toute la Passion, les exĂ©crations de CaĂŻphe, les soufflets des valets, la rage du sanhĂ©drin, Pilate et sa lĂąchetĂ©, HĂ©rode et ses ignominies, les crachats, la flagellation, la couronne dâĂ©pines, le portement de croix, le calvaire, tout, jusquâau dernier coup de lance au cĆur, est lâĆuvre de ce traĂźtre, car câest la consĂ©quence de cette salutation sacrilĂšge et de cet immonde baiser. Un silence de crainte plane sur les enfants et vraiment on peut se demander si lâorateur nâexagĂšre pas lorsquâil parle de ces enfants de nuit qui enseignent aux autres leur science tĂ©nĂ©breuse Nox nocti indicat scientiam » et qui donnent ensuite dans la communion le mĂȘme baiser de Judas, point de dĂ©part de toutes leurs trahisons, de tous leurs futurs reniements. Pourtant il y a une petite Ăąme en qui toutes ces paroles douloureusement rĂ©sonnent ; elle se rappelle un soir funĂšbre, le soir du livre de Lurel, et un autre plus funĂšbre encore, celui du prĂ©au plein dâombre oĂč elle sentit la nuit tomber sur elle. Erat autem nox. » En vain lâabbĂ© FramogĂ© parle de ces rĂ©veils merveilleux qui Ă©tonnent les incrĂ©dules eux-mĂȘmes. Il semble, dit-il, que ce sĂ©pulcre enferme Ă jamais le cadavre de la religion morte, le corps torturĂ© du Christ, mais autour de lui on prie, et, au matin de PĂąques, lâange du Seigneur descendra et renversera la pierre âEt revolvit lapidem.â Alors le Christ surgira et la pierre renversĂ©e, la pierre du sĂ©pulcre proclamera son triomphe ». Mais ces derniĂšres paroles dâespoir ne pĂ©nĂštrent pas le sombre chaos de pensĂ©es lourdes, de regrets amers, de dĂ©couragement et de craintes dâAntone Ramon, Ă jamais esclave. Le lendemain, Ă la rĂ©crĂ©ation de midi, il aborde Miagrin Tu sais, lui dit-il, je veux faire mes PĂąques. â Eh ! bien, fais-les, » rĂ©pond Miagrin. Antone le regarde il y a une telle dĂ©cision dans le ton de sa voix quâil nâarrive pas Ă comprendre, il pressent un abĂźme et nâose se pencher au-dessus. Il ne peut cependant rester sur cette rĂ©ponse pĂ©nible et hasarde Et toi, tu les fais tes PĂąques ? â Bien entendu. â Alors tu te confesses ? â Naturellement. » Cette aisance, ce calme dĂ©montent de plus en plus le petit Lyonnais. Il ne lâinterroge plus. Voyons, Antone, reprend brusquement Miagrin, ne fais pas lâimbĂ©cile. Tu comprends aussi bien que moi. Penses-tu que je vais ĂȘtre assez simple pour me cafarder moi-mĂȘme ? Penses-tu que je te conseille dâaller raconter Ă RibouldĆil que tu as lu le livre de Lurel, que tu as trichĂ©, que tu as menti au SupĂ©rieur ? Et le reste ? Non, mais on nâest pas idiot Ă ce point-lĂ ! Je croyais tâavoir Ă©clairĂ©. â Mais alorsâŠ, ose dire Antone effarĂ©. â Alors, mon cher, tĂąche de comprendre la vie. Maintenant tu nâes plus un niais. Il faut savoir se dĂ©fendre et ne pas aller soi-mĂȘme Ă lâabattoir. Te vois-tu leur disant âVous nâaviez rien vu, rien compris, je vous apporte la vĂ©ritĂ© ; câest clair, vous nâavez plus quâĂ me jeter Ă la porte !â â Mais alors ma confession⊠ma communion. â Ta confession. Et ton pĂšre, il se confesse ? â Oh ! papa⊠â Ăvidemment câest un homme. Eh ! bien, sois un homme, et dĂ©fends-toi ! AprĂšs tout tu nâas tuĂ© ni ton pĂšre, ni ta mĂšre, tu nâas volĂ© aucun porte-monnaie ? Alors ? Ne va donc pas te dĂ©noncer pour ĂȘtre, comme lâĂąne de la fable, le pelĂ©, le galeux, sur qui tout le monde se jette. Et puis vas-tu me cafarder aussi ? â Tu sais bien quâon ne doit pas donner de noms Ă confesse et que tout reste secret. â Penses-tu que Perrotot ne tâordonnera pas de rĂ©parer le tort fait Ă MorĂšre, de te dĂ©noncer immĂ©diatement, de rompre avec ce camarade anonyme et quâil ne dĂ©couvrira pas de qui tu lui parles ? â Ah ! je prĂ©fĂ©rerais ne pas faire mes pĂąques. â Ne les fais pas. â Câest vite dit ! Mais tout le monde sâen apercevra et ce sera comme si je disais âCâest moi qui ai trichĂ©.â â Ăa câest sĂ»r. Alors dis que tu es malade, va Ă lâinfirmerie. â Avec la sĆur Suzanne, ça ne servira de rien elle tournera toute la soirĂ©e autour de moi et demain matin sera trop heureuse de me faire communier Ă sa petite chapelle. â Que veux-tu ? câest bien malheureux que tu veuilles rester bĂ©bĂ© ! â Moi, je ne mâexplique pas comment tout le monde te prend pour un modĂšle⊠â Parce que je ne suis pas assez riche pour ĂȘtre libre ni assez bĂȘte pour me faire mettre Ă la porte. Je ne suis pas comme toi, mon cher Antone. Si on te renvoie, tu iras dans un autre collĂšge voilĂ tout. Mais moi⊠Ah ! si tu savais ce que je sais⊠tu ne dirais rien, tu ne te ferais pas tant de bile, et tu ferais tes PĂąques comme tout le monde. â Ăa, non, jamais, jamais, je ne peux pas⊠» Antone, acculĂ©, se rĂ©volte, il a trop de gĂ©nĂ©rositĂ© pour ne pas rĂ©pugner dâinstinct Ă toutes ces combinaisons dâesclave sournois et dĂ©pravĂ©. Soit ! dit Miagrin, viens, je vais te donner un moyen de tout concilier. Ăa nâest pas bien malin. Dâabord fais ton billet de confession Ă Perrotot et quand on te lâapportera, reste en Ă©tude⊠» Et il lâemmĂšne un peu Ă lâĂ©cart pour lui parler Ă voix basse. Il faut dire que du coup la joie remonte au visage dâAntone en mĂȘme temps que ses yeux expriment une grande admiration pour son camarade. Cette facilitĂ© de rĂ©soudre toutes les difficultĂ©s lâĂ©tonne. En le quittant il tombe sur Georges MorĂšre qui lâobservait de loin. Est-ce quâon peut causer un moment ? » lui dit son ancien ami. CâĂ©tait la premiĂšre fois depuis lâaffaire de la narration quâil lui adressait la parole en particulier. Que me veux-tu ? rĂ©pond Antone, la figure dĂ©fiante et lâattitude dĂ©jĂ batailleuse. â Tu crois que je te hais, rĂ©pond Georges, non, je te plains. » Antone hĂ©site, puis soudain murmure Ă voix basse Câest ta faute. » Ă ce moment accourt Miagrin qui depuis un mois nâabandonne jamais son esclave Viens voir, Antone. » Sa voix est brĂšve, impĂ©rieuse. Docile Antone le suit Que vas-tu faire avec MorĂšre ? lui dit-il, tu ne vois pas quâil va te tirer les vers du nez ? Tous ceux qui sont pour toi finiront par croire que câest lui qui a raison. » Georges reste surpris de ce brusque enlĂšvement. Ses soupçons se confirment Câest Miagrin qui le soutient. » CHAPITRE XIV â PĂQUES TRISTES Enfin câest le matin de PĂąques. Le gai rĂ©veil dans lâaube claire dâune belle journĂ©e, la joie des enfants envahis par les bonheurs multiples de la rĂ©surrection aprĂšs les tristesses de la semaine sainte, de la libĂ©ration des travaux scolaires, de lâarrivĂ©e des vacances printaniĂšres. PĂąques, câest la porte triomphale que tous, parents et maĂźtres, ouvrent devant eux. Aussi le recueillement de cette premiĂšre heure du jour nâa rien de monastique. Des prĂ©occupations de toilette se mĂȘlent, il faut lâavouer, aux sentiments religieux, et la vision du dĂ©jeuner plus copieux et plus fin aux splendeurs des grands souvenirs religieux. Beaucoup dâĂ©lĂšves sâhabillent en hĂąte pour descendre Ă la sacristie, revĂȘtir les soutanelles rouges et les aubes dâenfants de chĆur. Miagrin qui est pourtant maĂźtre des cĂ©rĂ©monies » est le moins fĂ©brile. Soudain on entend un Ă©clat de rire au lavabo oĂč les troisiĂšmes se bousculent. Quâest-ce que câest ? interroge le surveillant Ă qui lâabbĂ© Levrou demandait un enfant pour sa messe. â Ramon a failli sâĂ©trangler, rĂ©pond CĂ©zenne. â Comment cela ? â Monsieur, en me lavant la bouche, je me suis engorgĂ©. â Vous nâavez pas avalĂ© dâeau au moins. â Si, Monsieur, un peu. â Bah ! si peu que ça ne compte pas ! une goutte peut-ĂȘtre, nâest-ce pas ? » Antone ne rĂ©pond pas il craint de se dĂ©couvrir en affirmant trop vivement quâil a dĂ» absorber une bonne gorgĂ©e dâeau ; et en mĂȘme temps il a grand peur quâon lui dise Câest insignifiant, vous pouvez communier ! » Son embarras Ă©meut lâabbĂ© Levrou. Toujours aussi Ă©tourdi ! lui dit-il. Enfin ne vous troublez pas. Vous avez avalĂ© une gorgĂ©e dâeau, nâest-ce pas ? â Oui, Monsieur lâabbĂ©, je crois⊠â Eh bien ! vous communierez demain matin, Ă ma messe, voilĂ tout. TĂąchez de ne pas trop vous dissiper aujourdâhui. » Et il profite de la circonstance pour lâemmener immĂ©diatement comme servant. Antone le suit, tout interdit. Du moins il ne restera pas seul Ă son banc, alors que tous ses camarades iront Ă lâautel ; il ne verra pas communier Miagrin lâhypocrite, Miagrin le corrupteur. LâabbĂ© Levrou doit partir de bonne heure pour prĂȘcher Ă AmbĂ©rieu. Aussi dit-il sa messe Ă la chapelle de lâInfirmerie. Il nây a pas de malades, car câest la veille des vacances. De cette chambre solitaire et froide, Ă force de soins mĂ©ticuleux, Antone Ă©coute le chant lointain des cantiques et de lâorgue, comme une rumeur souterraine dont vibre toute la maison. Debout Ă la gauche de lâautel, triste de se voir isolĂ© comme une brebis contaminĂ©e, il entend lâabbĂ© Levrou lire dâun ton un peu trop dramatique lâĂ©vangile des Saintes Femmes. Et dicebant ad invicem Quis revolvet nobis lapidem⊠Et respicientes viderunt revolutum lapidem. » Il comprend mal cette page latine lue un peu vite. Pourtant cette pierre qui ferme lâentrĂ©e du sĂ©pulcre, cette pierre Ă rouler qui tourmente les trois femmes, lâabbĂ© FramogĂ© en parlait avant-hier le souvenir sâen rĂ©veille dans lâesprit dâAntone et lâapplication surtout sâimpose Ă lui. Ah ! sâil avait eu le courage de se confesser, en ce jour de PĂąques, la pierre qui lâĂ©crase aurait roulĂ© loin de lui ! Il voit alors lâabbĂ© qui le regarde et semble attendre. Câest vrai il faut quâil rĂ©ponde Laus tibi Christe ». Il ne sait plus, il se reprend et murmure nâimporte quoi Et cum spiritu tuo ». LâabbĂ© revient au milieu de lâautel avec un long soupir et un lĂ©ger haussement dâĂ©paules qui signifie clairement Quel Ă©tourdi ! » AprĂšs sa messe, tandis quâil descend au rĂ©fectoire, il demande Ă Antone dâaller lui chercher sa sacoche Ă sa chambre et de bien refermer la porte Ă clef. Ceux qui ont Ă©tĂ© au collĂšge, savent combien les Ă©lĂšves se rĂ©jouissent du moindre service que leur demande un professeur. Antone se hĂąte, il lui semble quâil a gagnĂ© un peu la confiance de lâabbĂ© Levrou. Vous ne vous ĂȘtes pas trompĂ©, lui crie ce dernier en lâapercevant, ce nâest pas ma malle, ni le seau Ă charbon que vous mâapportez ? Non, allons, un bon point. » LâabbĂ© voudrait bien lui parler de MorĂšre, mais il est trĂšs pressĂ©, et il craint de forcer la note cependant tout en avalant Ă la hĂąte son bol de cafĂ©, il lâinterpelle de son ton toujours un peu familier, un peu ironique Dites donc, mon petit, jâespĂšre que ça va finir aujourdâhui, cette histoire avec MorĂšre vous nâĂȘtes pas obligĂ© de vous embrasser, mais enfin il ne faudrait pas vous regarder comme deux chiens de faĂŻence. Vous nâĂȘtes pas un mauvais garçon, lui nâest pas un tigre. Allons, profitez de votre journĂ©e pour rejeter le mauvais pain fermentĂ©, moisi, comme dit saint Paul, et devenez bon comme du bon pain. Donnez-moi ma sacoche. Merci. » Et lâabbĂ© Levrou est dĂ©jĂ en route, laissant derriĂšre lui Antone effarĂ©. La journĂ©e est toute ensoleillĂ©e. Les marronniers de la cour commencent Ă dĂ©velopper leurs bourgeons qui, dans les rayons du matin, vibrent comme des essaims dâabeilles. Au loin le Revermont sâestompe dâune lĂ©gĂšre brume toute pĂ©nĂ©trĂ©e de lumiĂšre et, prĂšs de la Reyssouze, les peupliers et les trembles sont pleins de chamaillis dâoiseaux. Ă neuf heures lâorphĂ©on est Ă la tribune pour la grandâmesse solennelle, avec les flĂ»tes, les violons, et le piano qui remplace les harpes. LâabbĂ© ThiĂ©baut, claquant du pouce, fait entonner le Kyrie du pape Marcel, puis la sĂ©quence VictimĆ Paschali laudes », puis le Credo de la messe vraiment royale de Dumont, pendant que Jean Gallois, le meilleur pianiste, fait ricocher des arpĂšges, monte et descend des gammes chromatiques, saute dâaccord en accord ou Ă©parpille les longues tenues en trilles indĂ©finiment perlĂ©s ; enfin câest la vieille cantate HĂŠc est dies » dâun rythme un peu trop dansant, mais trĂšs populaire en ce traditionnel collĂšge. Toute cette joie ne rĂ©sonne pas dans lâĂąme dâAntone. Il ne sâest pas confessĂ© et il lui faut demain faire ses PĂąques. Ă midi, il assiste Ă la cĂ©rĂ©monie des poulets. Chaque table apporte le sien Ă un professeur qui gravement le dĂ©coupe ; et les Ă©lĂšves comparent malignement lâhabiletĂ© respective des divers couteaux. Puis paraissent les Ăźles flottantes », entremets sucrĂ©s, occasion de disputes et dâĂ©claboussures. Mais Antone ne participe guĂšre Ă cette dĂ©tente des corps, Ă cette reprise de la cuisine moins fade au lendemain du carĂȘme il songe quâil lui faut demain faire ses PĂąques. AprĂšs midi, il revient Ă la chapelle pour les vĂȘpres. Psaumes en faux-bourdon, Magnificat, en musique », Regina cĆli » de fantaisie, rappelant des airs de trompe, coup de soleil Ă travers les vitraux jetant des taches multicolores sur les tĂȘtes blondes des premiers bancs, rien ne rĂ©veille son attention. Cependant il a un sursaut lorsquâau Magnificat il voit le maĂźtre des cĂ©rĂ©monies » et le thurifĂ©raire, sâavancer dâun pas Ă©gal, flĂ©chir en mesure les genoux devant lâautel, ensemble incliner leur front devant le cĂ©lĂ©brant pour lâencenser, toujours unanimes saluer le SupĂ©rieur, puis revenir cĂŽte Ă cĂŽte face au collĂšge dans leur dĂ©marche grave et harmonieuse ; il sâirrite, car ces deux frĂšres jumeaux, ces deux archanges, semble-t-il, câest Georges MorĂšre et Modeste Miagrin. Dâun lĂ©ger mouvement de doigts Miagrin balance lâencensoir vers les Ă©lĂšves de droite, puis vers ceux de gauche, et Antone croit apercevoir derriĂšre les chaĂźnettes cliquetantes un demi-sourire et comprendre dans lâencensement prolongĂ© comme une flatterie mystĂ©rieuse et sacrilĂšge. Lâencensoir sâabaisse, dâune lente inflexion du cou les deux lĂ©vites saluent gravement, et sâen retournent Ă lâautel ; et nul nâoserait mettre de diffĂ©rence entre ces deux congrĂ©ganistes, si parfaits, si exemplaires, si intimement pĂ©nĂ©trĂ©s du respect de leurs fonctions sacrĂ©es ; nul, sauf Antone, qui sent un profond dĂ©goĂ»t lui monter aux lĂšvres et qui baisse son front, lourd de cette pensĂ©e il lui faut demain faire ses PĂąques. Les vĂȘpres chantĂ©es, on part pour la promenade, la derniĂšre promenade du trimestre. Quâimporte la route ! tous ces yeux dâenfants ne voient dĂ©jĂ plus le paysage oĂč ils se meuvent, mais dans leur imagination se dresse comme un théùtre magique. Pour Marcel Sorin, câest Saint-Ătienne-du-Bois et sa combe au souple tapis de prairies ; pour Leroux, la dĂ©licieuse vallĂ©e du Suran ; pour Gendrot, le clocher octogone de Saint-AndrĂ© de BagĂ© ; pour Aubert, une ferme isolĂ©e entourĂ©e de trognards et de bouleaux, prĂšs dâun Ă©tang oĂč les nuages viennent se regarder en rĂȘvant ; pour Tahuret, une maison bourgeoise adossĂ©e Ă la montagne de granit ; pour dâautres, un coin du Valromey oĂč tombe la poussiĂšre blanche dâune haute cascade, ou bien un plateau pelĂ© broutĂ© par des chĂšvres, mais dâoĂč lâon voit le soleil se lever derriĂšre le Grand-Colombier ; sites familiers, paysages des jeux de vacances, dĂ©cor qui charma les premiers regards, et toi, maison bĂ©nie de leur enfance, oĂč vivent les figures bien-aimĂ©es ! Seul Antone Ramon ne sent pas son cĆur bondir Ă la pensĂ©e de revoir les gracieuses tours de FourviĂšres et le profond appartement de la place Bellecour ; un souci le hante il lui faut demain faire ses PĂąques. Maintenant lâhabiletĂ© de Miagrin lui semble puĂ©rile et nulle ; car la vie scolaire est si rĂ©guliĂšre que toute infraction Ă la rĂšgle, toute dĂ©rogation aux usages, toute abstention des exercices communs se remarque, sâexplique et doit se rĂ©parer. Il est dans une impasse. Alors il se rappelle sa premiĂšre escapade, cette nuit oĂč Trophime Beurard lâa emmenĂ© dans le potager. Oui, mieux vaut se sauver ce soir, se laisser glisser de lâautre cĂŽtĂ© du mur, et rentrer Ă Lyon dĂšs cette nuit. Mais nâest-ce pas un aveu ? Comment sera-t-il reçu par ses parents ? Maintenant quâil a lâuniforme, le laissera-t-on passer Ă la gare ? Il devra accumuler mensonges sur mensonges, et il envie lâaisance de Monnot Ă se mouvoir dans ces perpĂ©tuelles difficultĂ©s. Vers six heures, le collĂšge rentre en Ă©tude ; les Ă©lĂšves doivent garder le silence, mais peuvent sâoccuper comme ils lâentendent la plupart lisent quelque volume empruntĂ© ou rangent leur bureau. Antone achĂšve dâempaqueter les livres quâil rapporta naguĂšre de Lyon. Il songeait moins Ă lui quâĂ Georges, alors⊠Depuis, que dâĂ©vĂ©nements ! que de changements ! Ah ! si lâabbĂ© Perrotot nâavait pas Ă©tĂ© si confiant ; si son pĂšre, sa mĂšre, ses tantes, si tout le monde ne lui avait pas criĂ© Tu es incapable de mentir, tu es un innocent ! » il aurait peut-ĂȘtre avouĂ©, et il ne serait pas ce soir emmurĂ© dans le cachot Ă©touffant de ses mensonges. CHAPITRE XV â QUIS REVOLVET LAPIDEM ? Ă la fin de cette journĂ©e de compression et dâangoisse monte en son Ăąme un vague dĂ©sir de sâĂ©vader de cette geĂŽle secrĂšte, de sâarracher de dessous cette lourde masse. TantĂŽt il sâirrite non, il ne fera pas des PĂąques sacrilĂšges il ira trouver le PĂšre Levrou et lui dira nettement, sans explication Je ne veux pas communier ; laissez-moi tranquille. » TantĂŽt il sâeffraie de cette dĂ©marche. Quâen pensera lâabbĂ© ? Ne va-t-il pas mâaccabler de questions ? » Alors il entrevoit la nĂ©cessitĂ© de tout lui avouer, et le voici arrĂȘtĂ©. Le poids Ă soulever est trop lourd. OĂč trouver le courage de reparaĂźtre devant ses camarades, aprĂšs avoir reconnu quâil les a tous trompĂ©s ? Que dire Ă ses partisans, Ă Henriet, Ă CĂ©zenne, Ă Gendrot, Ă Beurard, Ă Ămeril ? Bah ! on le mettra Ă la porte, il nâaura rien Ă leur dire. Câest vrai, mais comment supporter la colĂšre et les reproches de son pĂšre, de sa mĂšre, de ses tantes ? Il Ă©prouve une triste joie dans son abaissement Ă savoir son prĂ©cepteur disparu. Il nâaura pas Ă rougir devant lâabbĂ© Brillet, qui lâa formĂ©, qui fut sa conscience vivante, qui fondait sur lui tant dâespĂ©rances, qui est mort en prononçant son nom. Lâheure avance. Tout en rangeant, il flotte de lâhorreur du sacrilĂšge Ă la terreur de lâaveu. Ah ! si on ne lui demandait pas de se dĂ©noncer, de rĂ©parer, peut-ĂȘtre avouerait-il ? Il nâa pas lâair mĂ©chant, le PĂšre Levrou ! Et puis il ne sera pas Ă©tonnĂ©, il doit bien se douter de quelque chose. Oui, il se confesserait, il dirait tout⊠tout ! et sâen irait en vacances, le cĆur allĂ©gĂ©. » Encore une demi-heure, et lâĂ©tude sera finie ce sera trop tard. Non, il nâose pas, et son cĆur se tourmente. Il cherche un moyen terme forcer le PĂšre Levrou au silence et ne pas communier. Il a trouvĂ© ! Comment nây a-t-il pas pensĂ© plus tĂŽt ? il se confessera et lui dĂ©clarera aussitĂŽt aprĂšs, quâil ne veut pas se dĂ©noncer, par consĂ©quent quâil est inutile de lui donner lâabsolution et la communion. La voilĂ la solution ! Il ne lui faut plus quâun prĂ©texte pour sortir. Justement il ne mâa dit ni oĂč, ni quand il dit sa messe. Je vais lâavertir que je pars de bonne heure. » Maintenant que tout sâagence au grĂ© de son dĂ©sir, il hĂ©site, il nâa plus quâun quart dâheure et il atermoie. Brusquement il se rappelle que le PĂšre Levrou doit officier au salut, sâil veut le voir il ne lui reste que dix minutes. Alors il se lĂšve de son banc, court au bureau du surveillant, demande la permission et sort de lâĂ©tude. Le voici au premier Ă©tage, dans la galerie prĂšs de la chambre de lâabbĂ©. Son cĆur bat Ă se rompre. Pourtant sa visite nâa rien dâextraordinaire ; pourquoi avoir peur ? Il ouvre la premiĂšre porte, traverse une sorte de vestibule obscur et frappe discrĂštement Ă la seconde porte Entrez ! fait une grosse voix chantante. Câest vous, Antone Ramon, quâest-ce que vous avez encore oubliĂ© ? Votre tĂȘte ? Vos oreilles ? â En tout cas, ce nâest pas sa langue ! » riposte lâabbĂ© Russec. LâabbĂ© Russec est lĂ . Quelle dĂ©ception ! Antone espĂ©rait trouver le PĂšre Levrou seul ! La fatalitĂ© sâacharne sur lui. Tant pis, il sombrera ! Je venais vous demander, rĂ©pond-il en balbutiant, Ă quelle heure est votre messe ? â Ah ! vous avez peur que je vous fasse manquer le train ? sâĂ©crie lâabbĂ© dâun air railleur, tandis que son confrĂšre rit Ă gorge dĂ©ployĂ©e. â Eh bien, Ă quatre heures et demie, sera-ce assez tĂŽt ? » Et il continue de rire. Lâenfant se balance sur ses hanches, comme une barque agitĂ©e par un violent remous. Câest peut-ĂȘtre trop tĂŽt, poursuit la voix ironique. Ă six heures, ça vous convient-il ? Bon. Nous monterons Ă la chapelle de lâinfirmerie. Câest entendu. â Merci, Monsieur lâabbĂ©. » Antone intimidĂ© se retire gauchement en se redisant intĂ©rieurement Tant pis ! » DĂ©jĂ il a refermĂ© la porte derriĂšre lui et se retrouve dans le tĂ©nĂ©breux vestibule lorsque la voix de lâabbĂ© Levrou le rappelle Antone ! Antone ! » Il rentre aussitĂŽt et demande dâun ton accablĂ© Monsieur ?⊠â Est-ce que vous avez Ă©tĂ© sage aujourdâhui ? â Oui, Monsieur. â Vous ne dites pas cela dâun ton bien assurĂ©, » reprend le prĂȘtre plutĂŽt par lĂ©gĂšre taquinerie que par sĂ©rieuse enquĂȘte. Mais tandis quâil le regarde, il voit que lâenfant baisse le front et quoiquâil nâaperçoive pas ses yeux, il devine comme une larme Ă ses paupiĂšres ; dâun regard il fait signe Ă lâabbĂ© Russec qui se retire prĂ©cipitamment sous le prĂ©texte de se prĂ©parer au salut. Une fois seul en face de lâenfant Mon petit, dit lâabbĂ© Levrou, vous avez quelque chose qui vous gĂȘne. » Il lui a pris la main quâil sent trembler dans la sienne et devine plutĂŽt quâil nâentend la voix implorante lui avouer Je ne me suis pas confessĂ©. » Merveille unique Ă remplir dâĂ©tonnement les penseurs, quelle que soit leur religion, quâil puisse se trouver des hommes pour diriger les consciences, non pas de haut et de loin, mais penchĂ©s sur chacune dâelle, Ă©coutant leurs intimes confidences ! Mais prodige plus admirable encore, que cette fonction puisse sâexercer auprĂšs de lâenfant Ă lâĂąge oĂč justement se forme sa volontĂ©, et quâun prĂȘtre puisse recevoir ce que nâobtiendra jamais ni le pĂšre, ni la mĂšre. Quel levier pour lâĂ©ducation ! Et comment tous ceux qui rĂȘvent de former lâhumanitĂ© selon leur idĂ©al nâen seraient-ils pas jaloux ? LâabbĂ© Levrou tout Ă lâheure jovial et sarcastique laisse brusquement ses plaisanteries, son laisser-aller aprĂšs la fatigue de la journĂ©e, il redevient grave, attentif, amical, affectueux. Dans la chambre de tout prĂȘtre il y a un prie-Dieu pour les genoux repentants. Il y attire Antone, entre son bureau et sa bibliothĂšque, et murmure Restez lĂ , je vais chercher votre directeur. » Mais Antone lĂšve vers lui des yeux suppliants et brillants de larmes. ⊠à moins que vous ne prĂ©fĂ©riez ?⊠» Lâenfant fait un geste dâassentiment. Et le prĂȘtre sâasseoit sur sa chaise prĂšs du prie-Dieu. Ă ce moment un pas retentit dans la galerie. Dites le Confiteor, » lui ordonne-t-il, pendant quâil va demander au prĂ©fet de discipline de le faire remplacer pour le salut. LâabbĂ© Russec accepte sans une observation, tellement la chose lui semble naturelle. Maintenant le PĂšre Levrou est prĂšs dâAntone agenouillĂ©, il lui prend la tĂȘte dans son bras gauche Eh ! bien, mon enfant. â Mon pĂšre, jâai trichĂ©, murmure Antone. â Voyons pourquoi avez-vous trichĂ© ? » demande affectueusement le prĂȘtre. Antone est un peu Ă©tonnĂ©. Ătait-ce simplement pour la gloire de lire un devoir en public ? » Antone ne rĂ©pond pas. Je suis certain, reprend lâabbĂ©, que vous nâavez pas obĂ©i Ă ce sentiment de basse vanitĂ©. Voyons, il nây a pas un peu de rancune, de froissement ? » Antone se sent dĂ©couvert, pĂ©nĂ©trĂ© ; en mĂȘme temps il comprend si clairement le dĂ©sir du prĂȘtre de lui faire du bien quâil se laisse aller il avoue, il avoue sa dĂ©ception, sa jalousie furieuse, son amitiĂ© tournĂ©e en haine, puis ses conversations mauvaises, ses lectures, et alors, plein de trouble, sur de nouvelles questions, il reconnaĂźt quâil a rencontrĂ© de pires condisciples, quâil a cĂ©dĂ© Ă de mauvaises suggestions. Le tout est obscur, car il sait quâil ne doit pas mĂȘler de dĂ©nonciations Ă ses aveux personnels. Mais lâabbĂ© qui sent cette petite Ăąme toute frissonnante, se garde bien de lâinterrompre, il la laisse se vider, Ă©puiser pour ainsi dire toutes ces eaux qui lâĂ©touffaient, qui la noyaient et lâĂ©coute sans protester. Câest tout, mon pĂšre. » Bien, mon enfant. » Ce Bien » semble bizarre aprĂšs de tels aveux ; Antone a peur, il reprend. Mon pĂšre ?⊠â Vous avez encore quelque chose qui vous gĂȘne, mon enfant ? â Mon pĂšre, ne me donnez pas lâabsolution ! â Pourquoi, mon enfant ? â Parce que je ne peux pas me dĂ©noncer, mais je ne voulais pas faire un sacrilĂšge en communiant. » LâabbĂ© Levrou ne se trouble pas. Il serre davantage la tĂȘte dâAntone dans son bras et penchĂ© sur lui, murmure Vous ĂȘtes venu me trouver, mon cher enfant, vous vous ĂȘtes confessĂ© bien sincĂšrement, nâest-ce pas ? bien simplement ; savez-vous que vous avez Ă©tĂ© trĂšs courageux ? Oui, câest bien, et je remercie Dieu de vous avoir donnĂ© une telle force, une telle grĂące. Maintenant, voyons, voulez-vous recommencer toutes ces vilaines actions ? â Oh ! non. â Eh bien, alors ? â Mais je ne peux pas me dĂ©noncer, jâaime mieux partir demain et ne plus revenir ici. â Au moins seriez-vous dĂ©cidĂ© Ă laisser une lettre dâaveu et de repentir pour le SupĂ©rieur ? â Oh ! pourvu que je ne sois pas lĂ , ça mâest Ă©gal ! â Câest dĂ©jĂ une solution. Pourtant, Ă©coutez-moi, et ne vous troublez pas. Vous ne ferez que ce que vous voudrez, personne ne peut vous faire violence, et moi moins que personne. Jâexamine avec vous. Voyons, vous avez fait tort Ă Georges MorĂšre, lui en voulez-vous encore ? » Antone fond en larmes Non, dit-il, je suis trop malheureux. » LâabbĂ© sâarrĂȘte et le laisse pleurer, puis Ăcoutez-moi bien. Je suppose quâil vous dise âJe te pardonne tout le mal que tu mâas fait !â ; accepteriez-vous la rĂ©conciliation ? â Oh ! moi, je veux bien, mais lui ne voudra pas. â Mon petit, il le veut, il nâaurait pu faire ses PĂąques ce matin, sâil ne vous avait pardonnĂ© sincĂšrement. Tout serait donc rĂ©glĂ© de ce cĂŽtĂ©. Maintenant, vous avez montrĂ© une longue obstination, inexplicable si vous nâaviez Ă©tĂ© poussĂ© par un mauvais camarade. Ătes-vous dĂ©cidĂ© Ă rompre avec lui ? â Oui, mon pĂšre. â Ă ne plus jamais lâĂ©couter ? â Oui, mon pĂšre. â TrĂšs bien, mon petit Antone. Il ne reste plus quâun point Ă dĂ©cider. » LâabbĂ© se recueillit, il sentait quâil abordait le plus rude de la tĂąche. Comprenez-vous, poursuivit-il, que vous avez failli Ă lâĂ©gard de vos condisciples, de Monsieur le SupĂ©rieur, de vos parents, aussi bien quâĂ lâĂ©gard de Georges MorĂšre et de sa famille ? » Antone se prend Ă sangloter, câest Ă©videmment le poids quâil sent le plus lourd, le bloc qui lui semble impossible Ă soulever. Comprenez-vous, continue le prĂȘtre, que vous mĂ©ritez une punition ? â Oui ! murmure lâenfant. â Vous acceptez de ne plus revenir ici, je vous propose quelque chose de moins compliquĂ©. Si vous mâen donnez la permission, â vous mâentendez bien â jâenverrai Georges MorĂšre chez Monsieur le SupĂ©rieur⊠Ăcoutez-moi jusquâau bout il lui dira que vous ĂȘtes prĂȘt Ă avouer votre faute, il intercĂ©dera pour vous, et demandera quâon soit indulgent, et Monsieur le SupĂ©rieur ne vous infligera quâune retenue de vacances. » Antone ne pleurait plus, il Ă©coutait de toute son Ăąme, retenant presque son souffle, visiblement inquiet, attendant la suite. Alors, vous Ă©crirez Ă vos parents une lettre dâexcuses que je porterai moi-mĂȘme. Ne craignez rien, je les disposerai Ă vous recevoir comme lâenfant prodigue. â Mais, Monsieur le SupĂ©rieur ?⊠fit Antone repris par les sanglots et ne pouvant achever. â Ăvidemment, il fera part Ă vos camarades de votre aveu et de votre punition. â Ah ! » soupira lâenfant effrayĂ©. LâabbĂ© eut peur il voyait Antone se mordre les lĂšvres et garder le silence ; câĂ©tait lâinstant critique. Bah ! reprit-il, quâest-ce qui va se passer ? Dâabord, vous nây serez pas, puisque vous me servirez ma messe, et puis soyez sĂ»r que le SupĂ©rieur vous fĂ©licitera devant la classe de la franchise de vos aveux et de votre courage Ă rĂ©parer votre faute. LĂ -dessus, tout le monde sâen ira en vacances et tout sera oubliĂ©. Georges MorĂšre au retour, si je le lui dis, sera le premier Ă vous bien accueillir. Si vous acceptez, comme vous rĂ©parez ainsi le scandale, je vous donne la sainte absolution, vous redevenez le petit Antone de naguĂšre, et demain matin en communiant joyeusement, vous remercierez le Christ de vous avoir arrachĂ© Ă la puissance du dĂ©mon. » Antone est tout stupĂ©fait de voir avec quelle bonhomie, quelle simplicitĂ©, et quel dĂ©vouement ce bon abbĂ© Levrou le dĂ©gage du chaos de ruines qui lâaccablaient. Il accepte, il veut demander pardon Ă Georges MorĂšre. Il est si heureux dâĂȘtre dĂ©livrĂ©, quâil refuse le secours de MorĂšre, et veut aller lui-mĂȘme tout avouer au SupĂ©rieur. Enfin le prĂȘtre se recueille et lorsquâil a prononcĂ© les paroles de lâabsolution Pour pĂ©nitence, lui dit-il, vous rĂ©citerez la belle priĂšre Ă Saint-Michel âSancte Michael Archangele defende nos in praelioâ, et vous lui demanderez avec ferveur de refouler en enfer Satan et les autres Esprits mauvais qui rĂŽdent Ă travers lâunivers pour la perdition des Ăąmes âSatanam aliosque spiritus malignos qui ad perditionem animarum pervagantur in mundoâŠâ » Le lendemain matin, aussitĂŽt aprĂšs la messe, le SupĂ©rieur entrait dans lâĂ©tude des troisiĂšmes tout Ă©tonnĂ©s Mes chers enfants, leur dit-il, il sâest passĂ© naguĂšre un scandale trop grave, pour que je vous laisse partir sans vous en rĂ©vĂ©ler les suites. Un de vos camarades, Antone Ramon, aprĂšs avoir trichĂ© en composition, obstinĂ©ment a niĂ© sa faute, accusant Georges MorĂšre de dĂ©nonciation calomnieuse. Hier soir, cĂ©dant bien tard Ă de meilleurs sentiments, il est venu dans ma chambre sâavouer coupable. Son aveu volontaire, sa franche acceptation des plus sĂ©vĂšres punitions, la supplication de ses maĂźtres mâempĂȘchent de prononcer son renvoi. Antone Ramon sera privĂ© de deux jours de vacances. » Un murmure dâĂ©tonnement court sur tous les bancs. Le SupĂ©rieur poursuit Si grande que soit sa faute, jâespĂšre que vous comprenez tout le courage dont il a fait preuve en venant me lâavouer. Je lâespĂšre aussi, en bons camarades, vous Ă©viterez de divulguer cette pĂ©nible histoire, et saurez lui montrer par votre bienveillance, que, si vous avez lâhorreur du mensonge, vous lui savez grĂ© de son Ă©clatante rĂ©paration et lui rendez votre estime. » Tous les yeux se tournent vers la place de Ramon, elle est vide. Georges MorĂšre Ă©coute, stupĂ©fait ; de lâautre cĂŽtĂ© de lâĂ©tude, Modeste Miagrin dĂ©vore cet affront en silence et se demande comment a pu se produire une pareille rĂ©volution, Ă son insu, entre sept heures du soir et six heures du matin. La lutte dorĂ©navant est engagĂ©e entre lui et Georges MorĂšre ; lâun des deux certainement partira ; sera-t-il obligĂ©, dĂšs ce matin, dâuser de ses derniĂšres armes ? Antone lâa-t-il dĂ©noncĂ© ? Presque aussitĂŽt Georges est appelĂ© par lâabbĂ© Levrou. En entrant dans la chambre de son directeur, il aperçoit Antone la mine confuse qui se jette sur lui en murmurant Georges, je te demande pardon⊠â Câest bien, mon petit, interrompt lâabbĂ©, donnez-vous une poignĂ©e de main et que tout soit oubliĂ© ! â Oh ! moi jâoublie tout, rĂ©pond Georges MorĂšre, mais câest ma pauvre maman ! â Allons ! allons ! pas de restriction, riposte le prĂȘtre, le pardon doit ĂȘtre plein. Antone a rĂ©parĂ© sa faute, si vous ne voulez pas ĂȘtre amis comme jadis, au moins soyez bons camarades. » MalgrĂ© sa honte, Antone Ramon ose lever les yeux vers Georges ; cherche-t-il encore un reste dâamitiĂ© ? Moi, dit MorĂšre, je ne demande plus Ă ĂȘtre ton ami, je te demande seulement de ne plus accepter que Miagrin le soit ! » Antone froissĂ© de cette indiffĂ©rence et craignant des rĂ©vĂ©lations indiscrĂštes se hĂąte de riposter. Je nâai pas le droit dâoublier les services quâil mâa rendus. â Quels services ? » demande lâabbĂ© Levrou. Ă ce moment Luce Aubert vient prĂ©venir MorĂšre que lâappel pour Meximieux est fait. Antone continue Câest Miagrin qui en me prenant le roman de Lurel, mâa sauvĂ© du renvoi. â Lui, il a osĂ© te raconter cela ? Tu peux lui dire quâil est un rude menteur. â Qui est-ce alors ? demande Antone. â Mais, câest moi. â Voyons, Georges, hĂątez-vous de descendre, interrompt lâabbĂ© Levrou, vous allez manquer votre train. Dites Ă vos parents que je ne puis les voir Ă midi comme câĂ©tait convenu, mais seulement ce soir. â Ah ! si jâavais su, » murmure Antone avec dĂ©sespoir. CHAPITRE XVI â LâART DE DĂFORMER LES CONSCIENCES En descendant Ă la gare de Lyon, lâabbĂ© Levrou aperçut, au milieu des parents, deux grandes dames coiffĂ©es de capotes roses assez extravagantes. Elles se prĂ©cipitĂšrent aussitĂŽt vers lui. Et Tonio ? OĂč est Antone ? Quâavez-vous fait dâAntone ? â Il ne vient pas aujourdâhui, Mesdames. â Il ne vient pas ! Il est malade ? Ah ! le pauvre petit !⊠Câest grave ?⊠Pourquoi ne sommes-nous pas prĂ©venues ? Son pĂšre et sa mĂšre sont Ă Nice ! Quâallons-nous devenir, Mimi ?⊠Nous devions les rejoindre ce soir. Ah ! mon Dieu ! que faire ? Envoyer un tĂ©lĂ©gramme ? Ăa va en faire un coup Ă CĂ©leste ! Le pauvre petit ! Ă quelle heure le prochain train pour Bourg ? Câest cela, allons Ă Bourg ! » LâabbĂ© eut bien de la peine Ă les empĂȘcher de reprendre le train dâune heure 18, en leur affirmant quâAntone nâavait pas lâombre dâune indisposition. Comme il avait des choses assez confidentielles Ă leur dire, les deux tantes rentrĂšrent avec lui place Bellecour. Mais pourquoi nâest-il pas venu avec les autres ? â Vous connaissez sans doute, mesdames, lâhistoire de la composition française et cette affaire de tricherie ?⊠â Si nous la connaissons ! Quand je pense quâon a osĂ© mettre en doute la parole de Tonio ! Permettez, Monsieur lâabbĂ©, si câĂ©tait mon enfant Ă moi, vous mâentendez, il ne serait pas restĂ© dans votre maison une heure de plus, une minute de plus. â Soupçonner Antone, reprend tante Mimi, un enfant qui nâa jamais menti ! â Eh bien ! Madame, il aura menti une fois. â Comment mentir ! jamais un Ramon nâa menti. Ah ! Monsieur lâabbĂ© ! vous ne savez pas quel bonheur vous avez de ne pas avoir dit cela Ă mon frĂšre. â Il aurait fait un malheur ! dĂ©clare tante Mimi, la figure tragique. Antone mentir ? â Mais la preuve ? interroge tante Zaza. Monsieur lâabbĂ©, on ne porte pas une accusation aussi monstrueuse sans preuve ! â Ah ! le pauvre enfant, sâĂ©crie tante Mimi, comme il doit souffrir dâĂȘtre soupçonnĂ©, lui si bon, si loyal, si dĂ©licat⊠Oui, la preuve ? â La voici, dit lâabbĂ© nullement Ă©mu de ces dĂ©monstrations, et il prĂ©sente une enveloppe. â Quâest-ce que câest que ça ? â Câest la lettre dâAntone Ă ses parents pour leur demander pardon dâavoir menti car il a tout avouĂ©. » Il croyait les trop crĂ©dules demoiselles confondues et sâattendait Ă un silence douloureux sinon Ă des excuses ; mais immĂ©diatement tante Zaza repart Il demande pardon ! ah ! le pauvre petit ! â SĂ»rement, sa mĂšre lui pardonne, ajoute tante Mimi ; il nâa pas voulu venir avant dâavoir obtenu son pardon ! â Il faut lui Ă©crire de venir. Si vous nous lâaviez dit Ă la gare, on aurait tout de suite tĂ©lĂ©graphiĂ© âJe te pardonne, reviens.â â Non, Madame, interrompt lâabbĂ© un peu froissĂ©, il ne serait pas revenu⊠â Pourquoi cela ? â Parce quâil est privĂ© de deux jours de vacances, comme punition. â PrivĂ© de deux jours ! sâexclament les deux tantes dâun seul cri, dâun seul cĆur ! â Oui, Mesdames. â Deux jours pour une peccadille, un rien ! â Un rien, madame, un mensonge ! â Mais il nây a pas de quoi fouetter un chat ! repart impĂ©tueusement tante Zaza. â Sâil avait fallu punir de deux jours tous nos mensonges de petite fille, il nây aurait pas eu assez de jours dans lâannĂ©e ! â Chez un enfant ! Est-ce que ça compte ? â Mais, proclame tante Mimi, il y a dans le monde bien des honnĂȘtes gens qui ont fait pis et qui sont cependant de trĂšs honnĂȘtes gens. â Son pĂšre, ajoute tante Zaza, Ă son Ăąge en faisait bien dâautres. Jamais on ne lâa puni pour de pareilles niaiseries. â Oh ! Madame, interrompt le prĂȘtre⊠â Et câest aujourdâhui un trĂšs honnĂȘte homme. â Madame⊠â Je ne vous permettrai pas dâen douter, Monsieur lâabbĂ©. â Voulez-vous me⊠â Non, Monsieur lâabbĂ©, je respecte en vous le caractĂšre de prĂȘtre, mais vraiment câest trop fort, chez nous, douter de lâhonorabilitĂ© de mon frĂšre !⊠â Câest loin de ma pensĂ©e, Madame, mais⊠â Ă la bonne heure. â Mais Antone pendant un mois sâest obstiné⊠â Câest parce quâon nâa pas su le prendre, rĂ©plique tante Mimi dâune voix indignĂ©e et victorieuse. Ă nous, il a toujours dit la vĂ©ritĂ©. â Câest chez vous quâil a appris Ă mentir ! lance tante Zaza. â Permettez, Madame, Monsieur le SupĂ©rieur lâa pris⊠â Il lâa intimidĂ© avec ses grands airs. â Son professeur⊠insiste lâabbĂ© Levrou. â Quâest-ce quâil connaĂźt en dehors de son grec et de son latin ? â LâabbĂ© Perrotot, son directeur⊠â Madame de Saint-EstĂšphe le connaĂźt celui-lĂ . Elle a raison, il nâest pas fort. â Enfin, dit tante Zaza, se levant furieuse, nous ne pouvons pas discuter indĂ©finiment. Oui ou non, allez-vous nous le renvoyer ce soir ? â Ce nâest pas en mon pouvoir, Madame ; Monsieur le SupĂ©rieur seul⊠â Eh bien ! allons voir le SupĂ©rieur, Ă la fin. â Il est absent, Madame. â Alors quoi ! cet enfant est abandonnĂ© ! â Non, Madame, il sera aux mains de lâabbĂ© Russec aujourdâhui et de lâabbĂ© ThiĂ©baut demain jusquâĂ 5 heures. â Câest inouĂŻ. Eh bien ! nous irons le chercher quand mĂȘme. â Vous ne le verrez pas. â Si on nous le refuse, nous nous adresserons Ă la gendarmerie. â Il faudrait un mot des parents. â Nous lâaurons. En tous cas vous pouvez ĂȘtre sĂ»r quâil ne remettra plus jamais les pieds dans cette maison de malheur. » TrĂšs rouges, trĂšs droites, elle congĂ©diĂšrent lâabbĂ©, peu terrifiĂ© de ces grandiloquentes menaces. RestĂ©es seules, la situation leur parut moins simple. Elles regardaient la lettre avec embarras et curiositĂ©. Quâest-ce quâil pouvait y avoir lĂ -dedans ? Comment ce pauvre petit demandait-il pardon ? Et puis quel effet cela produirait-il sur ses parents ? Tu vas voir quâils vont nous gĂąter toutes nos vacances avec cette histoire ! » dit Mimi. Le lendemain, Antone revenait Ă Lyon, par le train de 4 h. 30. Seul, confus, il se demandait quel accueil lui feraient ses parents. Il savait en effet son pĂšre trĂšs bon, mais trĂšs emportĂ©, sa mĂšre trĂšs faible, mais trĂšs sensible, et, maintenant quâil approchait de Lyon, se rĂ©veillaient en lui la douleur, le repentir vrai, et tous ses bons sentiments endormis pendant ce trimestre ; il Ă©tait effrayĂ© des rĂ©percussions que sa conduite de collĂ©gien pouvait avoir sur ceux quâil aimait. LâabbĂ© Levrou lâavait aidĂ© Ă faire sa lettre dâexcuses et lâavait devancĂ©, mais il nâavait pu taire le fait brutal de son mensonge et de son obstination. Oui, comme lâenfant prodigue, il se jetterait aux genoux de ses parents, il leur demanderait pardon de cette grande peine. En arrivant Ă la gare, tandis que le train traversait lentement le quartier de la Croix-Rousse, il se pencha Ă la portiĂšre et aperçut sur le quai tante Mimi et tante Zaza. Ni son pĂšre, ni sa mĂšre, nâavaient voulu sans doute venir pour ce fils qui les couvrait de honte ! et, peinĂ© de cette absence, il se prĂ©parait Ă subir les justes reproches de ses tantes. Tiens ! le voilĂ , Mimi ! Mimi ! le voilĂ ! » Comme deux ibis roses effarouchĂ©s, les deux tantes se prĂ©cipitĂšrent sur Antone avant mĂȘme quâil ne fĂ»t sur le quai. Ah le pauvre petit, comme il est rouge ! Ne pleure pas ! Tonio, ne pleure pas. Faut-il quâils soient absurdes ! faire pleurer un enfant ! Ils sont peut-ĂȘtre intelligents, mais ils nâont pas de cĆur. Viens vite Ă la maison. » Et elles lâentraĂźnaient aveuglĂ© de caresses, ahuri de toutes ces consolations inattendues. Une fois dans la voiture, ce fut pis Tu sais, papa et maman ne sont pas lĂ ; ils reviendront de Nice dans trois jours. Mais nous repartirons demain matin pour Sermenaz⊠Ah ! ne nous dĂ©mens pas ! Jâai reçu ton abbĂ© Levrou, un homme sans tact. Il sâen souviendra de notre rĂ©ception. Mais laissons-le ! Tu comprends que nous nâavons pas envoyĂ© ta lettre Ă papa. â Ah ! » fit Antone terrifiĂ© Ă la pensĂ©e quâelle lui serait remise Ă son retour de Nice. Non, non, penses-tu, ton pĂšre qui a une maladie dâestomac, nous nâavons pas voulu lui faire un coup pareil au cĆur ! Nous lâavons dĂ©chirĂ©e, cette lettre. Il ne sera pas question de toutes ces fariboles ! Tu as Ă©tĂ© malade⊠Tire la langue justement tu as la langue un peu chargĂ©e. Nous avons tĂ©lĂ©graphiĂ© que tu avais un peu de bronchite et que le mĂ©decin nâavait pas voulu te laisser partir de peur de complications. VoilĂ , tout est arrangĂ©, embrasse-moi ! » Et câest ainsi que se dĂ©noue en famille la crise dâune conscience, Ă cet Ăąge terrible de la quatorziĂšme annĂ©e. Trois jours aprĂšs ses parents revinrent, lĂ©gĂšrement inquiets de sa santĂ©. Antone avait, en effet, la mine un peu fatiguĂ©e. Il craignait surtout les questions et tremblait que tout Ă la fin ne se dĂ©couvrĂźt. Mais dĂšs que la conversation se dirigeait vers ce terrain dangereux, avec un art profond, oĂč la rouerie se dissimulait sous les apparences de la plus naĂŻve simplicitĂ©, les deux tantes la ramenaient Ă des sujets plus sĂ»rs et Antone apprenait Ă leur Ă©cole tous les secrets de la plus fine diplomatie. Cependant, il Ă©tait sĂ©vĂšrement puni. Oui, il eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© avoir tout avouĂ© et avoir retrouvĂ©, dans la petite ville de lâavenue Gravier, sa chambre dâenfant oĂč lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, il travaillait prĂšs du bon abbĂ© Brillet il aurait aimĂ© prier sur sa tombe oĂč une grande couronne rappelait les regrets de son Ă©lĂšve affectionnĂ©, et lui demander pardon de cette conduite indigne, de cet oubli si rapide ; car il lâavait oubliĂ© en mĂȘme temps que ses derniers conseils il nâavait pas cherchĂ© Ă devenir un homme Ă©nergique et utile, un caractĂšre viril et chrĂ©tien ! Que devait penser le bon prĂ©cepteur de son Ă©lĂšve autrefois si pieux, si confiant, aujourdâhui enserrĂ© dans un tissu de mensonges qui se renouaient sans cesse autour de lui ? Et il rĂ©solut de tout rĂ©vĂ©ler Ă sa mĂšre, de lui demander pardon et de lui promettre une meilleure vie. Le jour mĂȘme, il chercha Ă la voir seule pour sâouvrir Ă elle mais on devait faire une promenade Ă Neuville ; dans le tumulte des prĂ©paratifs, lâĂ©tourdissement des appels, comment trouver cinq minutes de recueillement ? La promenade fut belle. Au retour, serrĂ© dans la victoria entre sa mĂšre et tante Zaza, il prit la main de sa maman et la porta Ă ses lĂšvres. Toute heureuse de cette splendide journĂ©e, elle lui tenait la tĂȘte dans ses bras comme sâil avait encore six ans et lâembrassait longuement. Et moi ! et moi ! » sâĂ©criĂšrent coup sur coup les deux tantes. Mais Antone refusa Ă©nergiquement, malgrĂ© leur irritation et elles furent obligĂ©es de dĂ©verser leur tendresse sur le bon KhĂ©m, un petit fox-terrier qui, depuis le dĂ©part dâAntone, Ă©tait leur occupation favorite. Le soir, avant dĂźner, au petit salon, il espĂ©ra retrouver sa maman seule, lâemmener dehors sur le perron, puis dans une allĂ©e du parc, mais elle dĂ©clara que le temps avait fraĂźchi câĂ©tait imprudent. Elle ne comprenait pas ce besoin de tendresse et dâexpansion, toute au souci dâune toilette pour le mariage prochain du jeune Bossarieu, un cousin. Toute la semaine il chercha, mais en vain, lâheure de ses confidences. DĂšs que sâapprochait la joie dâune conversation seul Ă seule, le pĂšre ou une tante survenait subitement, la mĂšre distraite et inconsciente se levait, proposait une promenade, se rappelait une visite Ă faire, ou tout simplement se mettait au piano. Le samedi, elle allait Ă Lyon pour des essayages de robe. Antone la supplia de lâemmener, mais elle se mit Ă rire Un grand garçon comme toi, voyons, je ne peux plus tâavoir toujours dans mes jupes, comme Ă sept ans ! » Malheureuse, craignez plutĂŽt le jour oĂč ce sera votre fils qui ne voudra plus rester dans vos jupes ! Lâincident de la composition Ă©tait clos comme par un traitĂ© secret ; personne nâen ouvrait la bouche. Antone, rebutĂ©, renonça. Il sâĂ©chappait parfois, mais avec difficultĂ©, pour faire des excursions Ă bicyclette. Son pĂšre, sa mĂšre, les tantes surtout, craignaient toujours un accident, et limitaient sĂ©vĂšrement ces heures de sortie. Il descendait la cĂŽte de Sermenaz puis se dirigeait vers Lyon ou Montluel. Dans ces promenades solitaires il songeait Ă Georges MorĂšre et Ă sa mĂšre. Il se rappelait cette femme en noir, si grave et si douce, telle quâil lâavait vue au parloir ; il revoyait Georges si affectueux pour elle et entendait encore ses derniĂšres paroles Oh ! moi jâoublierai tout, mais câest ma pauvre maman⊠» Il avait compris que dĂ©sormais, il nâaurait plus lâamitiĂ© de Georges, Ă moins que⊠mais il nâosait suivre sa pensĂ©e ou plutĂŽt son imagination lĂ oĂč elle le conduisait nĂ©cessairement. Et bientĂŽt il rentrait Ă Sermenaz tout attristĂ© par le souvenir de cette amitiĂ© brisĂ©e et qui ne pourrait plus se renouer. CHAPITRE XVII â ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIĂS AprĂšs avoir quittĂ© les demoiselles Ramon, lâabbĂ© Levrou reprenait le train et descendait Ă Meximieux, oĂč il Ă©tait reçu trĂšs cordialement par Georges. Une heure aprĂšs son arrivĂ©e, lâabbĂ© avait dĂ©jĂ conquis toute la famille MorĂšre par sa bonne humeur, ses plaisanteries Ă lâadresse de la petite Bridgette, la simplicitĂ© de ses maniĂšres. Dâailleurs il Ă©tait messager de joie, il venait rassurer les parents, confirmer la nouvelle des aveux dâAntone. LâabbĂ© Buxereux, le doyen de Meximieux, le retint longtemps Ă bavarder tout en fumant quelques cigares, heureux de pouvoir lui parler de Georges. LâabbĂ© Levrou ne tarissait pas dâĂ©loges. Cependant, disait le curĂ©, il y a un point qui mâinquiĂšte, câest cette raideur, cette duretĂ© de caractĂšre, cette fiertĂ©, sans jactance, mais qui nâen est que plus obstinĂ©e. â Et qui lui a fait bien du mal, ajouta lâabbĂ© Levrou. Certes sâil avait Ă©tĂ© plus souple, plus amical avec ce petit Antone, il eĂ»t Ă©vitĂ© tous ces ennuis et lâeĂ»t gardĂ© de bien mauvaises compagnies. â Câest vrai », rĂ©pondit le doyen. Il se rappelait, en effet, les fameuses promesses exigĂ©es aux vacances du jour de lâan, et trop bien tenues. Câest vrai mais Ă cet Ăąge ils ne sont pas encore assez formĂ©s eux-mĂȘmes, pour quâon les croie capables de former les autres. Jâai toujours suivi les principes des PĂšres JĂ©suites et de Mgr Dupanloup sur les amitiĂ©s particuliĂšres. Vous savez que ce dernier veut quâon les poursuive impitoyablement, quâon les rende impossibles par tous les moyens, mĂȘme par le ridicule, mĂȘme par le renvoi. â Sans doute, câest une matiĂšre trĂšs dĂ©licate, mais lorsquâon a affaire Ă deux Ăąmes dont lâune est trĂšs forte, trop dure mĂȘme, lâautre trĂšs mallĂ©able, nâest-ce pas exagĂ©rer que dâempĂȘcher toute amitiĂ© ? Or, câest le cas de Georges et Antone. Remarquez que câest ce petit nouveau qui le premier avait donnĂ© toute sa confiance Ă son condisciple plus ancien et quâil admirait naĂŻvement. Câest le plus jeune qui recherchait le plus ĂągĂ©, chose rare ! Brusquement au retour des vacances de janvier, Georges lui dĂ©clare quâil ne veut plus de confidences, plus de conversations particuliĂšres, plus dâamitiĂ© en un mot. Il lâa froissĂ©, lâautre sâest rejetĂ© sur les pires et mĂȘme a voulu se venger de ses dĂ©dains. CâĂ©tait fatal. JâĂ©tais de votre avis naguĂšre. Aujourdâhui je crois quâon ne peut poser aucune rĂšgle absolue. Certains enfants ont besoin de trĂšs bonne heure dâune Ă©ducation sentimentale, et un bon ami de collĂšge peut ĂȘtre pour eux le salut. Ă mon sens Georges fera bien de panser ces blessures et de tĂ©moigner un peu dâamitiĂ© Ă ce camarade sensible comme une petite fille, surtout lorsquâil le verra rentrer des vacances, effarĂ© de lâaccueil quâon lui rĂ©serve. Convenez avec moi que vous vous ĂȘtes trompĂ©. » Le curĂ© hochait la tĂȘte En Ă©ducation je suis pour la prĂ©servation Ă outrance. Georges est un bon enfant. Lâautre mâapparaĂźt au contraire comme trop dĂ©veloppĂ©, trop affinĂ© et capable dâassez mauvaises actions, si jâen crois lâhistoire de son obstinĂ© mensonge. Par consĂ©quent que Georges le tienne Ă distance ; sans malveillance, ni dĂ©dain Ă©videmment. â Et câest ce qui est impossible, reprit le professeur. Si Georges ne se montre pas un peu affectueux vis-Ă -vis dâAntone Ramon, celui-ci croira nĂ©cessairement Ă une rancune persistante. Je pense au contraire quâen le chargeant de former un peu cet enfant, on habituerait Georges Ă prendre de lâascendant sur ses amis, Ă faire de lâapostolat, Ă sâaffermir dans cette pensĂ©e que les bons ne doivent pas ĂȘtre bons seulement pour eux, mais surtout pour les autres. â On les pousse Ă lâorgueil. Le rayonnement de lâexemple est encore le meilleur apostolat. â Sans doute, mais la nature humaine est trop portĂ©e Ă dĂ©couvrir les petits cĂŽtĂ©s, les travers, les ridicules, pour se laisser entraĂźner dans la bonne voie par le seul exemple. Nous vivons Ă une Ă©poque oĂč je voudrais voir les bons enfants sâafficher dĂšs leurs premiĂšres annĂ©es comme les champions du bien. â Et si vos champions font des chutes et des scandales ? â Il y en aura toujours. Du moins les dĂ©faillances et les dĂ©fections apparaĂźtraient de bonne heure ce quâelles sont, câest-Ă -dire des oublis ou des lĂąchetĂ©s, et les autres concluraient Ă plus de dĂ©fiance dâeux-mĂȘmes, câest vrai, mais aussi Ă la nĂ©cessitĂ© dâune action plus virile et plus conquĂ©rante⊠» Longtemps les deux prĂȘtres discutĂšrent mais sans se convaincre. Le curĂ© de Meximieux rĂ©pĂ©tait sans cesse Dangereux ! dangereux ! » ; lâabbĂ© Levrou, sans nier le danger, montrait quelle sĂ©rie de gĂ©nĂ©rations de foi anĂ©miĂ©e on avait depuis soixante ans et rappelait non sans amertume les plaintes de Montalembert. Il partit le soir mĂȘme aprĂšs avoir souhaitĂ© de bonnes vacances Ă Georges et lui avoir fait entrevoir les difficultĂ©s dâun rĂŽle dĂ©licat mais utile auprĂšs dâAntone. CHAPITRE XVIII â UNE PROMENADE Ă BICYCLETTE On Ă©tait au mercredi 9 avril, veille de la rentrĂ©e, Antone vint trouver tante Mimi. Il voulait aller Ă Montluel Ă bicyclette. Quinze kilomĂštres, sâĂ©criait la tante, jamais ton papa ne voudra. â Si tu voulais, tu saurais bien le faire vouloir. » FlattĂ©e, la tante mit tout en Ćuvre pour arracher la permission. Monsieur Ramon objectait que câĂ©tait le dernier jour, le temps nâĂ©tait pas sĂ»r il faisait trop chaud, ça finirait par un orage, enfin le but Ă©tait un peu lointain. Une Ă une, elle leva toutes les difficultĂ©s. Il fallait lui laisser ce dernier plaisir de libertĂ© avant ses classes, la route Ă©tait coupĂ©e de villages et de fermes, sĂ»rs abris en cas de pluie ; enfin il reviendrait par le train sâil Ă©tait fatiguĂ©. Surtout, dit-elle Ă Antone, sois de retour pour six heures et demie, avant la nuit ; tu sais quâon mange Ă sept heures et demie, trĂšs exactement. â Oui, Mimi chĂ©rie. â Ne te fatigue pas trop ! Prends ton manteau⊠Veux-tu un peu de brioche ? â Ah ! â Avec un petit flacon de malaga ? â Encore ! Non⊠non. » Et sautant en selle, tant il avait peur dâĂȘtre retardĂ©, Antone sâenfuit Ă toute allure vers Neyron en criant Au revoir ». Pas si vite ! criait tante Mimi, prends garde aux voitures ! » Mais enfin libre, lancĂ©, tout Ă la joie du dĂ©part, Antone ne lâĂ©coutait pas, il chantait Ă©perdĂ»ment la romance chĂšre Ă sa famille Plus blanche que la blanche hermi-i-i-ine⊠» Et le vent remportait ces bouffĂ©es de musique joyeuse aux oreilles de la tante. Toutes les barriĂšres Ă©taient retirĂ©es, toutes les difficultĂ©s vaincues. Libre ! enfin libre ! AprĂšs avoir gagnĂ© la route de Lillieux â Mas Rillier, il avait brusquement tournĂ© Ă droite et par Petite CĂŽte descendait Ă toute vitesse les lacets rapides vers la grandâroute de Montluel. Ăpanoui dâindĂ©pendance, il courait, comme un jeune poulain qui sort dâĂ©curie, Ă la fin de lâhiver, et revoit devant lui les grands prĂ©s oĂč il va pouvoir sâĂ©battre en libertĂ©. En quelques minutes, il atteignit la route et fila sur Miribel, toujours chantant. Alors quâil passait devant lâHĂŽtel-de-ville, il entendit une haleine essoufflĂ©e derriĂšre lui. ĂtonnĂ© il se retourna et vit KhĂ©m, le malheureux KhĂ©m, qui, tirant la langue, les regards Ă terre, suivait sa roue dâarriĂšre. Allons bon ! il ne manquait plus que ça. Veux-tu tâen aller ? » Il sâarrĂȘta, menaça le pauvre fox qui, stupĂ©fait de cette colĂšre, se sauva, puis il remonta sur sa bicyclette et repartit. Ă la sortie de la grandârue, comme il doublait la vieille Ă©glise et son cimetiĂšre il aperçut devant lui, sur la route, une ombre inquiĂ©tante qui se mĂȘlait Ă la sienne. CâĂ©tait KhĂ©m, le bon KhĂ©m qui avait fait tranquillement le tour de Miribel et avait rattrapĂ© Antone hors du bourg. Sale bĂȘte ! sale animal ! veux-tu⊠veux-tu tâen aller ? » KhĂ©m sâenfuit, mais, Ă trente mĂštres, il sâarrĂȘte et regarde son bon maĂźtre. Alors Antone, furieux, lui lance des pierres KhĂ©m sâen va plus loin, mais non sans espoir de retour. Le bicycliste le comprend bien. Furieux, il remonte sur sa machine et se met Ă le poursuivre Ă toute vitesse, en lâagonisant dâinjures et de menaces Sauve-toi ou je te tue ! » KhĂ©m dĂ©tale, dĂ©tale, poursuivi par la roue vertigineuse. Alors le voyageur vire, et Ă fond de train sâĂ©lance vers Montluel pour mettre rapidement une trĂšs grande distance entre le fox et lui. Aux pieds des mamelons bordĂ©s de maisons et de vignes, la route large et sa colonnade de platanes sâouvre toute droite avec des ondulations souples de montagnes russes. Il file, malgrĂ© les ressauts, traverse Saint-Martin, puis Saint-Maurice Beynost, arrive Ă la Boisse. Soudain il entend derriĂšre lui une dispute de chiens, une mĂȘlĂ©e de grognements et dâaboiements, et reconnaĂźt Ă ses hurlements de douleur le pauvre KhĂ©m. Il lâaperçoit, en effet, se dĂ©battant derriĂšre lui contre deux Ă©normes danois. Ămu il sâarrĂȘte, jette des pierres aux bĂȘtes assaillantes et dĂ©livre le fox qui, lâoreille saignante, boitant quelque peu, vient se rĂ©fugier prĂšs de lui. Câest bien fait, ça tâapprendra ; tu ne pouvais pas rester Ă Sermenaz ? qui est-ce qui tâa dit de me suivre ? Hein ! câest intelligent de mâavoir suivi ! Tant pis pour toi, tu as voulu faire des kilomĂštres, fais-en. » Sans plus sâobstiner Ă chasser le fox-terrier, il se remet en selle et dĂ©passe Boisse. Ă quatre heures, il entre dans Montluel. Il nâest pas en retard, il nâa plus quâĂ revenir. Cependant dĂšs quâil entend sonner les quatre coups au clocher de lâĂ©glise, il presse lâallure. Ă la rue Saint-Ătienne, prĂšs de la place, il croit reconnaĂźtre un air de flĂ»te bien connu jouĂ© par deux artistes, mais le bruit dâun tombereau Ă©touffe la mĂ©lodie. Il se hĂąte, le voici sur la route de Pont dâAin. Il est clair que son but nâest pas Montluel, mais Meximieux. Qui va-t-il retrouver si loin ? Georges MorĂšre ? Peut-ĂȘtre. HĂ©las ! il connaĂźt sa faiblesse ; demain il rentrera comment se dĂ©fendra-t-il contre Miagrin, si Georges ne vient pas Ă son secours, ne lâaide pas Ă repousser les manĆuvres enveloppantes du mielleux sacriste ? Il est facile de rompre, mais se convertir exige un long labeur. La route devenait mauvaise. Toujours suivi du fidĂšle KhĂ©m, il avait passĂ© Dagneux, et apercevait les contreforts des Alpes, quand un grand vent le poussa par derriĂšre et subitement il vit fuir devant lui un nuage de poussiĂšre. Puis des grondements profonds et sourds comme une lointaine artillerie, croulĂšrent, et une clartĂ© blafarde succĂ©da bientĂŽt Ă la grande lumiĂšre du soleil. Ă quatorze ans on ne doute de rien Antone sâimagina gagner lâorage de vitesse, et le corps presque soulevĂ©, le front sur son guidon, il se reprit Ă filer de tous ses muscles entre les grands arbres alignĂ©s. Le vent lui Ă©tait favorable et la route descendait dâune façon sensible. Il atteignit la Valbonne, Pont Dangereux, puis la Grande Dangereuse, aux sinistres lĂ©gendes de malles-postes attaquĂ©es, et il apercevait au loin le clocher de PĂ©rouges, quand de grosses gouttes Ă©claboussĂšrent la route ; en mĂȘme temps au-dessus de lui, comme une armĂ©e en dĂ©route, de lourds nuages noirs, Ă©pouvantĂ©s, se sauvĂšrent, illuminĂ©s parfois dâun brusque Ă©clair ; les platanes rĂ©sistaient au vent, solides comme des athlĂštes. Antone prĂ©cipitait sa course fiĂ©vreuse, et, brusquement, comme une Ă©cluse qui sâouvre, la pluie et la grĂȘle sâabattirent en torrent sur les champs, la route et le maigre coureur. Il sâobstinait ; lâaverse rebondissait sur la chaussĂ©e, le piquait aux mollets, ruisselait sur son dos. La prudence commandait de sâarrĂȘter, de sâabriter dans la premiĂšre bicoque venue. MalgrĂ© la boue et les flaques dâeau il persĂ©vĂ©rait dans la fuite. Câest quâil venait de voir sur une borne Meximieux, 4 kilomĂštres. Cependant un coup de tonnerre retentit si prĂšs, un tel dĂ©luge sâeffondra sur lui quâil se dĂ©tourna vivement vers la route des Brosses, et sâarrĂȘta Ă la premiĂšre maison. Il frappa et entra plus ruisselant que sâil sortait du RhĂŽne. Trois fillettes pressĂ©es Ă la fenĂȘtre le regardĂšrent stupĂ©faites. LâaĂźnĂ©e avait onze ans, la plus jeune six. Leur papa, roulier, travaillait ; leur maman Ă©tait Ă PĂ©rouges. Elles lâexaminĂšrent en silence. Maintenant quâĂ lâabri, il entendait les rafales, le crĂ©pitement de la grĂȘle sur les vitres, le gargouillis de lâeau dans les gouttiĂšres, Antone se demandait comment il avait pu rester dehors par un temps pareil. Soudain la petite fille poussa une exclamation de surprise, les autres se retournĂšrent vers lâinconnu de ses pieds une mare dâeau sâĂ©largissait peu Ă peu dans la chambre et menaçait de sâĂ©tendre jusque sous le lit. LâaĂźnĂ©e se prĂ©cipita sur les torchons et en bonne petite mĂ©nagĂšre se mit Ă Ă©ponger le carreau. Antone tout honteux ne savait comment arrĂȘter ce dĂ©sastre. Il se rĂ©signait Ă son ruissellement et regardait avec impatience la pluie tomber, tomber toujours. Du ciel, dâabord noir dâencre, puis moins sombre, lâeau descendait en stries serrĂ©es, rĂ©guliĂšres, monotones. Une heure aprĂšs, la chute dâeau Ă©tait aussi abondante. Que faire ? Attendre la premiĂšre accalmie et reprendre au plus tĂŽt le train pour Lyon Ă la station de la Valbonne. De toute maniĂšre il ne serait pas rentrĂ© pour six heures et demie. Immobile Ă la fenĂȘtre, il regardait la forĂȘt de lances de lâorage peu Ă peu, lâeau de ses vĂȘtements le pĂ©nĂ©trait, son linge mouillĂ© se refroidissait, il frissonna. Ă ce moment la petite fille dit Ă mi-voix Il y a un chien qui se plaint Ă la porte. » Antone alors se rappela KhĂ©m, et ouvrit vivement au pauvre fox qui boueux, mouillĂ©, entra en se secouant et en toussant. Vers cinq heures et demie la pluie sâarrĂȘta. Antone songea Ă lâinquiĂ©tude maternelle, Ă la colĂšre de son pĂšre et malgrĂ© lui tournant le dos Ă Meximieux, il se dirigea vers la Valbonne. Au bout dâun kilomĂštre il interpella un paysan qui revenait la tĂȘte couverte dâun sac Ă blĂ©. Pourriez-vous me dire Ă quelle heure part un train pour Lyon ? â Pas avant sept heures et demie, » rĂ©pondit lâhomme. Sept heures et demie ! câĂ©tait lâheure Ă laquelle il devait ĂȘtre arrivĂ© ! Il ne pouvait plus espĂ©rer ĂȘtre chez lui avant huit heures et demie. Il rĂ©flĂ©chit, et, sans quâil sâen doutĂąt, se laissa entraĂźner Ă son caprice. Son plan Ă©tait simple il avait le temps dâaller chez Georges ; il pouvait donc reprendre la direction de Meximieux, envoyer de la poste une dĂ©pĂȘche pour tranquilliser ses parents et reprendre le train de sept heures et demie. Sans plus dĂ©libĂ©rer, il tourna le dos Ă la Valbonne, fila sur la route lavĂ©e, faisant jaillir des fusĂ©es de boue, Ă©vitant Ă peine les larges flaques dâeau oĂč les arbres renversĂ©s ondulaient comme des hydres. Ă six heures, Ă lâembranchement de PĂ©rouges, une queue dâorage le força de sâabriter encore sous un hangar, mais obstinĂ© comme un enfant gĂątĂ©, rĂ©solu dâaller jusquâau bout, sentant que le soir tombait, il repartit sous la pluie battante ; aux premiĂšres lampes, il entra dans Meximieux et traversa la place Vaugelas. CHAPITRE XIX â FIN DE PROMENADE La maison des MorĂšre sâĂ©levait au-delĂ de la ville, non loin dâune madone, au milieu dâun jardin ; une grille, entre deux acacias, la sĂ©parait de la route. Antone chercha longtemps enfin il remarqua des fers de lance Ă travers lesquels on apercevait une pelouse et deux corbeilles de primevĂšres ; derriĂšre, la coquette maison Ă©levait au-dessus de la porte du cellier sa masse blanchĂątre et son toit de tuiles qui brillaient aux clartĂ©s du couchant. Il sâarrĂȘta ; câĂ©tait lĂ ; son cĆur battait dâĂ©motion. Maintenant quâil nâavait plus quâĂ sonner, il nâosait. Il se regarda couvert de boue, trempĂ© de la tĂȘte aux pieds, serait-il assez hardi pour se prĂ©senter en cet Ă©tat ? De quel droit venait-il chez Monsieur MorĂšre ? Il aurait dĂ» prĂ©venir au moins son ami. Et il attendait dehors Ah ! si Georges sortait, entrait ou paraissait Ă une fenĂȘtre, il lâappellerait et tout sâarrangerait. » PrĂšs de lui KhĂ©m, tout boueux, se secouait avec frĂ©nĂ©sie, toussait, le regardait et bĂąillait Ă grand bruit. Les derniĂšres lueurs blanches sâĂ©teignirent derriĂšre la ville entre deux nuages noirs. Un vent frais sâĂ©leva, Ă©goutta les arbres de la route et les sureaux du jardin dĂ©jĂ en feuilles. Antone frissonna, mais il ne se dĂ©cidait pas, arrĂȘtĂ© par une crainte absurde et inattendue. Une lampe brilla derriĂšre les rideaux, puis apparut au premier Ă©tage. Une fenĂȘtre sâouvrit ; une jeune fille ferma les persiennes, puis les autres, puis les autres, et bientĂŽt toutes les fenĂȘtres furent closes. La maison semblait se dĂ©rober Ă lâindiscret et, dans la nuit de plus en plus sombre, gardait un silence hostile. Antone maintenant grelottait dans ses vĂȘtements. Une toux obstinĂ©e le piquait Ă la gorge. Mais la maison nâentendait pas. Une horloge sonna. Furieux, il se demanda si ce nâĂ©tait pas la demie ; il nâavait alors que le temps de retourner Ă la station, peut-ĂȘtre mĂȘme Ă©tait-il trop tard ? La rage dâĂȘtre venu jusque lĂ pour rien lui donna du courage. TrĂšs lĂ©gĂšrement il tira la sonnette, qui retentit Ă son grand effroi comme un appel aux armes. La porte sâouvrit, une voix de femme demanda du perron Qui est lĂ ? â Moi, rĂ©pondit Antone anĂ©anti. â Qui vous ?⊠â Un camarade de Georges. » Il nâosait dire son nom. Ah ! pardon ! fit la voix. Marthe ! apporte de la lumiĂšre. » Antone entendit chausser des galoches, puis les pas sâapprochĂšrent sur le gravier. CâĂ©tait Madame MorĂšre. Je vous demande pardon, Ă la nuit on craint toujours les rĂŽdeurs !⊠Mais, vous nâĂȘtes pas seul ? â Si, Madame, je suis venu Ă bicyclette. â Par ce temps affreux ! » Antone appuya sa bicyclette Ă la maison et entra dans le vestibule Ă©clairĂ© oĂč attendaient Bridgette, Marthe et Marie-ThĂ©rĂšse. Toutes les trois en le voyant poussĂšrent un cri de stupĂ©faction et Madame MorĂšre joignit les mains dans un geste dâhorreur. Ă ce cri, un grand Monsieur aux moustaches grises, sortit du salon oĂč flambait un grand feu de bois. CâĂ©tait Monsieur MorĂšre. Je suis un peu mouillĂ©, dit Antone tout honteux. â Mais dâoĂč venez-vous ? interrogea le pĂšre Ă©pouvantĂ©. â De Sermenaz, » rĂ©pondit Antone confus et aussitĂŽt il ajouta Georges va bien ? â Il est chez son oncle Ă Montluel. » M. MorĂšre ne comprit pas la dĂ©ception dâAntone. Lâenfant se rappelait maintenant le duo de flĂ»te entendu un instant, câĂ©tait Georges MorĂšre et son oncle ! comment ne lâavait-il pas devinĂ© ? Quelle fatalitĂ© ! Mais mon petit ami, poursuivit M. MorĂšre, vous avez reçu tout lâorage sur la tĂȘte ? â Oh ! pas tout, rĂ©pondit Antone secouĂ© soudain dâune quinte de toux. â Malheureux enfant, reprit la mĂšre, câest risquer la mort ! Vous ne pouvez pas rester ainsi il faut changer de linge tout de suite. Bridgette, dis Ă la cuisine quâon fasse un grog trĂšs chaud. Et vous, mon petit ami, montez bien vite avec moi Ă la chambre de Georges. Albert, donne-nous une flanelle. » Ce fut immĂ©diatement le branle-bas. Antone Ă©tait conduit au premier par Madame MorĂšre, tandis que Marie-ThĂ©rĂšse tirait les vĂȘtements de lâarmoire, que Bridgette sâĂ©lançait vers la cuisiniĂšre et que Monsieur MorĂšre chauffait une chemise devant le feu du salon. Mais vous ĂȘtes trempĂ© jusquâaux os ! Quelle imprudence ! Ne toussez pas ! » LĂ -dessus le mari rentra. Il fait froid ici, dit-il, il faut du feu. Le plus simple, continua-t-il, câest quâil se mette au lit. â Câest cela ! Mettez-vous au lit ! â Oh ! non ! je ne peux pas, Monsieur⊠â Pourquoi ? â Il faut que je reprenne tout de suite le train pour Lyon. â Le train de sept heures vingt-deux ? Mais il y a un quart dâheure quâil est parti, votre train. â Câest que papa mâattend. â Bah ! votre papa sait que vous veniez ici. AprĂšs cet orage, il se doutera bien quâon vous a retenu. » Mais Antone Ă demi dĂ©shabillĂ©, baisse la tĂȘte et avoue Non, il ne sait rien. » Madame MorĂšre laisse tomber ses bras. Comment ils ne savent rien ! Ah ! dans quelle inquiĂ©tude ils doivent ĂȘtre. » Antone grelotte⊠et bĂ©gaie Je ne pensais pas arriver si tard. â Voyons, reprend M. MorĂšre, vous frissonnez et vous toussez, mettez-vous dâabord au lit. Nous allons aviser. Hop ! » Lâenfant obĂ©it et bientĂŽt se glisse entre les draps. Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse ! crie Madame MorĂšre du haut de lâescalier, apportez du bois. â Maintenant, conclut le pĂšre, je vais tĂ©lĂ©phoner Ă votre papa. Comment vous appelez-vous donc ? â Antone Ramon. » Antone Ramon. Ă ce nom les deux Ă©poux se regardent sans une parole, les yeux dans les yeux. Quelle est lâadresse de vos parents ? demande M. MorĂšre avec vivacitĂ©. â ChĂąteau de Sermenaz par Miribel. » Marthe est rentrĂ©e dans la chambre avec Marie-ThĂ©rĂšse, tandis que le papa descend rapidement lâescalier. Antone tousse sans discontinuer. On allume le feu, on va chercher une boule dâeau chaude pour les pieds. Enfin Bridgette elle-mĂȘme remonte de la cuisine avec le grog, en Ă©quilibre sur un plateau. RelevĂ© sur un coude, Antone boit Ă petits coups, harcelĂ© par la maman qui insiste pour quâil avale le plus chaud possible. De temps en temps, lorsquâil est secouĂ© par une quinte, Madame MorĂšre se hĂąte de le dĂ©barrasser et lui rend la tasse aprĂšs lâaccĂšs. Elle fronce les sourcils et contemple avec une Ă©motion douloureuse cet enfant qui lui semble bien dĂ©licat. Elle songe Ă lâinquiĂ©tude de son pĂšre et de sa mĂšre, et, certes, pardonne Ă Monsieur Ramon ses aigres paroles dans le cabinet du SupĂ©rieur. Elle nâose parler, car le petit malade est lui-mĂȘme trĂšs songeur Sans doute, croit-elle, il pense Ă la colĂšre de ses parents et Ă la rĂ©primande trop justement mĂ©ritĂ©e. » Des craintes passent et repassent visiblement sur le front dâAntone qui regarde avec ennui Marthe attiser le feu, comme sâil attendait son dĂ©part. Il demande enfin Est-ce que Georges revient ce soir ? » Madame MorĂšre Ă©tonnĂ©e dâune pareille prĂ©occupation rĂ©pond doucement Non, mon petit ami, demain matin. â Ah ! rĂ©pond Antone trĂšs contrariĂ©, Ă quelle heure ? â Je ne sais, mais vous feriez mieux de songer Ă la peine que fait Ă vos parents votre escapade. » Le petit Lyonnais comprend la leçon, il se tait ; le feu prend et une lumiĂšre joyeuse danse sur tous les meubles. Bridgette apporte une boule dâeau chaude. Tenez, mettez le moine sous vos pieds. â Ce nâest pas trĂšs catholique, remarque lâenfant en souriant. â Ce lâest encore moins, riposte Madame MorĂšre, de faire une course pareille Ă lâinsu de son papa et de sa maman. Maintenant couvrez-vous bien les Ă©paules, nâayez pas peur de la transpiration, mais ne parlez plus nous allons vous laisser reposer. Je reviendrai tout Ă lâheure. » Elle emporte la tasse, met la lampe en veilleuse et sort avec ses filles. Antone est irritĂ©, il eĂ»t voulu se trouver seul avec Madame MorĂšre, et ne lâa pas Ă©tĂ© un instant. Puis, curieux, il examine la chambre de Georges. Ni gravures anglaises, ni rĂątelier dâarmes, ni tĂȘte de cerf, ni loriot empaillĂ©, ni meubles de marqueterie, mais les photographies de ses parents encadrĂ©es, trois rayons surchargĂ©s de livres de prix et de livres de classe et deux gravures Ă la maniĂšre noire, reprĂ©sentant lâune Notre-Dame de FourviĂšres, lâautre le chien du RĂ©giment dont deux soldats bandent la patte blessĂ©e, pendant que leurs camarades continuent de fusiller lâennemi. Tandis quâil contemple ces simples objets, ses idĂ©es se brouillent, les images se succĂšdent dans son esprit malgrĂ© lui, et lentement il glisse au sommeil. Lorsquâil sâĂ©veille en toussant, une pĂąle veilleuse de porcelaine blanche a remplacĂ© la lampe. Il doit ĂȘtre tard. Une forme noire se meut doucement dans la pĂ©nombre une main fluette prend sur la table une potion et lui fait absorber une cuillerĂ©e sirupeuse dâun calmant. Câest vous, Madame ? demande-t-il. â Chut ! rĂ©pond la voix basse, Ă peine distincte, ne parlez pas renfoncez-vous et dormez. » En mĂȘme temps on lui palpe le poignet ; il doit avoir la fiĂšvre, sa bouche est sĂšche et sa respiration difficile il tousse encore, mais comme il a pris la main de Madame MorĂšre, il ne la lĂąche pas, et, quand lâaccĂšs est passĂ©, il la porte Ă ses lĂšvres et murmure Je vous demande pardon de vous avoir fait de la peine. » Madame MorĂšre troublĂ©e, lâinterrompt. Chut ! mon petit ami, ne vous agitez pas, dormez bien ! » Mais il insiste Est-ce que vous me pardonnez ? â Oui, mon enfant, je vous pardonne. » Elle sâapproche de lui et le baise au front. Oh ! alors, demandez Ă Georges de rester mon ami. â Nous verrons ; ne parlez plus, vous vous fatiguez, dormez. » Elle est plus touchĂ©e quâelle ne veut lâavouer de cette dĂ©marche dâAntone, de cette confiance en son fils, et de cette naĂŻvetĂ© conservĂ©e mĂȘme aprĂšs des fautes qui semblaient prouver une rouerie prĂ©coce. Tandis quâAntone se rendort, elle songe Ă cette histoire de composition et ne peut croire que ce soit ce maigre enfant qui ait causĂ© tant de troubles depuis le commencement de lâannĂ©e scolaire. FatiguĂ©e, peu Ă peu elle sâassoupit elle-mĂȘme dans le fauteuil prĂšs du lit de Georges, oĂč dort maintenant, dâun sommeil plus tranquille, Antone Ramon. CHAPITRE XX â LâĂGE INGRAT JusquâĂ quatre heures et demie, Ă Sermenaz on fut sans inquiĂ©tude. Seule, tante Mimi Ă©tait ennuyĂ©e de ne plus retrouver KhĂ©m. DĂšs que lâorage gronda les deux tantes sâaffolĂšrent ; Zaza impitoyable accablait sa sĆur de reproches. Mais toutes deux pensaient quâAntone Ă©tait arrivĂ© Ă Montluel. Ă six heures, malgrĂ© lâĂ©claircie, Antone ne revint pas. LâinquiĂ©tude gagnait les parents et M. Ramon dĂ©clarait quâil ne lui permettrait plus jamais de sortir Ă bicyclette. Ă sept heures, avec la nuit les angoisses redoublĂšrent. Lorsquâune voiture entra dans la propriĂ©tĂ©, ce fut une flamme de joie. Le voilĂ ! le voilĂ ! câest lui ! » criĂšrent les deux tantes. Mais, au premier tournant de lâallĂ©e montante elles reconnurent le landau de lâoncle Brice. LâinquiĂ©tude devint de lâĂ©pouvante. On parlait de tĂ©lĂ©graphier Ă la gendarmerie, de lancer Firmin Ă la recherche dâAntone. M. Ramon sonna de la trompe pour rappeler lâenfant. Bah ! dit lâoncle, ne vous frappez donc pas, que diable ! Ă quatorze ans, on est capable de se dĂ©brouiller, on nâest plus au maillot. Je parie que ce gamin va nous faire manger un poulet brĂ»lĂ©. â Une poularde, sâil te plaĂźt, rectifia M. Ramon. â Une poularde de Bresse ! câest sacrĂ© on nâa pas droit Ă une minute de retard ; Ă table ! » Et il entraĂźna tout le monde au salon. On servit. Mais toutes les oreilles Ă©taient attentives aux bruits du dehors ; tous les visages guettaient la porte et la conversation manquait dâentrain, malgrĂ© les efforts de lâoncle Brice. Brusquement, la sonnerie du tĂ©lĂ©phone se mit Ă appeler. M. Ramon, qui affectait le plus grand calme et la plus ferme assurance, courut Ă lâappareil, suivi de sa femme et de ses sĆurs. Allo ! Comment ? Meximieux⊠Vous vous trompez, Monsieur⊠Câest Ă M. Ramon que vous parlez ?⊠Lui-mĂȘme⊠Ah ! Comment ! mon fils est chez vous ?⊠CouchĂ© !⊠Il est malade ?⊠Un peu de rhume⊠Ce nâest pas grave ?⊠SĂ»rement ?⊠Pourquoi alors ne pas revenir par le train de dix heures ?⊠Il a reçu toute lâaverse !⊠Ah ! le petit misĂ©rable ! comme je suis confus, Monsieur⊠Si, si, vraiment ; il a agi avec un sans-gĂȘne⊠Jâen suis honteux⊠Si⊠allo ! si je ne craignais de vous troubler⊠allo ! allo !⊠je partirais immĂ©diatement⊠Ce nâest pas la peine⊠Bien⊠Dites-lui combien je suis irrité⊠Vraiment, il nây a pas lieu dâĂȘtre inquiet ?⊠Merci⊠DĂšs demain, Ă la premiĂšre heure, je serai chez vous⊠Je vous fais toutes mes excuses, Monsieur et croyez⊠allo !⊠allo !⊠Pardon voulez-vous me rappelez votre nom, je crains dâavoir mal entendu⊠Monsieur MorĂšre, câest bien Monsieur MorĂšre ?⊠Encore une fois, Monsieur, je suis confus et vous fais tous mes remerciements pour vos soins si bons⊠et toutes mes excuses⊠Si vous pouviez tĂ©lĂ©phoner demain matin⊠Jâabuse vraiment, mais vous comprenez les inquiĂ©tudes dâun pĂšre⊠Merci bien, Monsieur⊠Merci ! » La mĂšre, lâoncle, les deux tantes, tout le monde Ă©coutait cette moitiĂ© de conversation. Eh ! bien, dit CĂ©leste Ramon, que sâest-il passĂ© ? â Antone est allĂ© non pas Ă Montluel, mais Ă Meximieux. â Ă Meximieux ! â Oui, chez un Monsieur MorĂšre. â Comment ! Ce monsieur MorĂšre dont le fils lâa accusĂ© de tricherie ? â Mais non, tu te trompes, CĂ©leste. Ce nâest pas MorĂšre. â Je tâaffirme que câest MorĂšre. â Câest absurde, câest idiot, câest impossible ! â Jâen suis sĂ»re. â Tu confonds, je tâen prie, ne tâobstine pas. â Si, si, relis la lettre du SupĂ©rieur. » M. Ramon cherche sur son bureau et retrouve la fameuse lettre Câest bien MorĂšre⊠et son fils Georges. Si jây comprends quelque chose je veux ĂȘtre pendu. Et ce papa qui nâavait pas lâair de savoir Ă qui il parlait ! Eh bien ! je vais en faire une tĂȘte dâimbĂ©cile, demain matin !⊠» Mais la mĂšre interrompt Enfin, comment se trouve-t-il chez eux ? Quelle idĂ©e dâaller chez ces gens-lĂ ? â Monsieur MorĂšre vient de me dire quâAntone est venu voir son fils Georges. Comme il est arrivĂ© mouillĂ©, ce monsieur a craint quâil nâattrapĂąt une bronchite et a jugĂ© plus prudent de le faire coucher avec un bon grog et dâattendre demain, pour nous le renvoyer. â Il nâest pas malade ? â Non ; franchement, il tousse un peu, dit-il, mais ce nâest pas sĂ©rieux⊠VoilĂ ! Pour une Ă©quipĂ©e, câest une Ă©quipĂ©e. Qui diable mâexpliquera cette idĂ©e dâAntone ? â Et KhĂ©m ! demande tante Zaza. â Ah ! KhĂ©m, laissez-nous la paix avec votre KhĂ©m. â Quarante kilomĂštres, il y a de quoi le tuer, mon pauvre fox ! â Mais pourquoi sâen est-il allĂ© chez ce MorĂšre ? Vraiment je crois quâen effet, vers quatorze ans, les enfants deviennent crĂ©tins. Ă quoi rime ce voyage ? â Bah ! ton gamin se dĂ©niaise un peu, rĂ©pond lâoncle Brice. Ă son Ăąge nous en faisions bien dâautres. Te rappelles-tu, en 1875 ? Un jour⊠» Et il raconte pour la centiĂšme fois quâĂ douze ans, il Ă©tait parti sans rien dire pour la pĂȘche Ă six heures du matin et nâĂ©tait rentrĂ© chez lui quâĂ sept heures du soir. Ă peine le dĂźner est-il fini que les deux tantes disparaissent. Dans la chambre de Zaza recommence une discussion passionnĂ©e. Tu avais bien besoin de le laisser partir Ă bicyclette ! â CâĂ©tait bien utile de dĂ©chirer la lettre Ă son pĂšre ! â Si tu ne lâavais pas poussĂ© Ă cette promenade, la lettre Ă©tait enterrĂ©e. â Si tu nâavais pas dĂ©chirĂ© la lettre lâaffaire sâexpliquerait toute seule. » Survient CĂ©leste Ramon, inquiĂšte de cette longue absence. Quây a-t-il encore ? On me cache quelque chose ? â Ah ! câest bien simple, il vaut mieux tout tâexpliquer. » Et tante Mimi raconte la rĂ©ception de lâabbĂ© Levrou, la suppression de la lettre dâAntone, et lâimpasse oĂč les a mises Zaza, car câest Zaza qui est cause de tout. Mon Dieu ! pourquoi vous mĂȘlez-vous toujours de ce qui ne vous regarde pas ? » sâexclame Madame Ramon irritĂ©e. Que je suis malheureuse dâaimer ton enfant ! sâĂ©crie tante Zaza. â Nous sommes bien avancĂ©es ! Quâest-ce que va dire Armand ? » reprend CĂ©leste en se promenant tout agitĂ©e. Au bout dâune heure Armand apparaĂźt. Brice sâen va ! il voudrait bien vous prĂ©senter ses hommages. Vous nâavez pas fait grands frais pour lui ce soir. â Quâil est assommant, celui-lĂ ! » sâĂ©crie CĂ©leste, et elle descend rapidement. Comment ! dĂ©jĂ , vous partez ? â Oui, parce quâArmand prend le train de bonne heure ! â Ah ! quelle corvĂ©e, mon pauvre ami ! rĂ©pond Armand, et on parle des familles nombreuses. Je te fĂ©licite dâĂȘtre cĂ©libataire ! â Merci, mon ami, observe CĂ©leste froissĂ©e. â Bah ! câest lâĂąge ingrat, » rĂ©pond lâoncle Brice avec un Ă©goĂŻsme tranquille et souriant. Oui, mais ça commence de bonne heure, cet Ăąge lĂ , et personne nâa jamais su quand ça finissait. » Enfin lâoncle est parti. Monsieur Ramon rentre au salon et, changeant subitement de ton Maintenant, dit-il Ă sa femme et Ă ses sĆurs, jâespĂšre que vous allez mâexpliquer ce mystĂšre car il y a trop longtemps que je vous sens au courant de lâentreprise de mon garnement. » CĂ©leste rĂ©vĂšle toute lâaffaire, interrompue, rectifiĂ©e, complĂ©tĂ©e perpĂ©tuellement par les deux tantes. Alors câest Antone qui avait trichĂ©, et vous me laissez faire un pareil pas de clerc ? Non, mais câest inouĂŻ, câest inimaginable ! Me voyez-vous demain matin, devant ce Monsieur ! Si vous trouvez cela drĂŽle, vous nâĂȘtes pas difficiles. Et quel besoin a-t-il eu dâaller chez ces gens quâil a embĂȘtĂ©s pendant tout un trimestre ? Ma parole, il y a des moments oĂč je me demande sâil ne devient pas idiot. Il nous prĂ©pare dâheureux jours, ce gaillard-lĂ . Aussi je mâen vais le secouer dâimportance. â Armand ! Armand ! supplie Madame Ramon. â Il nây a pas dâArmand qui tienne. Je ne le laisserai pas galvauder mon nom. Dâabord je vais y aller demain matin et puisquâil sâest moquĂ© de nous et dâeux il faudra quâil se mette Ă genoux, quâil leur demande pardon devant moi, ou je donne ma parole dâhonneur que je lâenferme dans une maison de correction, je lâenvoie Ă Mettray labourer la terre. â Armand ! â Oui, oui, il la-bou-re-ra-la-terre ! » reprend Armand dâune voix saccadĂ©e, tandis que Madame Ramon se jette Ă ses genoux et que les deux sĆurs, Ă cette tragique menace, se serrent Ă©pouvantĂ©es lâune contre lâautre. AprĂšs cette scĂšne, Monsieur Ramon rentre dans sa chambre, endosse un pyjama, allume une cigarette, et, renversĂ© dans son fauteuil, examine la question avec moins de frĂ©nĂ©sie son opinion se rĂ©sume en ces exclamations Quelle sale corvĂ©e ! Quelle tĂȘte vais-je faire devant ce Monsieur ! Si jâenvoyais CĂ©leste ?⊠Mais non, elle ferait encore des sottises. » Le lendemain, il monta dans le train de sept heures trente, un train omnibus. Ă neuf heures il arrivait enfin Ă Meximieux. Lâair trĂšs digne, il pĂ©nĂ©tra dans le vestibule de Monsieur MorĂšre Avant tout, Monsieur, lui dit-il, je tiens Ă vous rĂ©vĂ©ler que par suite de la faiblesse de mes sĆurs, je nâai appris quâhier soir la conduite inqualifiable dâAntone Ă votre Ă©gard et Ă lâĂ©gard de votre fils Georges. Jâentends quâil vous demande pardon⊠â Mais câest dĂ©jĂ fait, câest pour cela quâil Ă©tait venu, le pauvre petit ! Ne vous troublez pas, Monsieur⊠» Heureux de ce dĂ©but, Monsieur Ramon respire. Vous avez dĂ» le bien gronder, continue M. MorĂšre, pour lâamener Ă une si pĂ©nible dĂ©marche. » Monsieur Ramon ne proteste pas, il se rengorge mĂȘme, son attitude signifie clairement Ah ! vous savez chez nous, ça ne fait pas un pli, lâenfant doit marcher droit, ou sans cela⊠» Je regrette, continue Monsieur MorĂšre, de ne pouvoir vous donner des nouvelles aussi rassurantes quâhier soir. â Il est malade ? sâĂ©crie Monsieur Ramon. â Il a de la fiĂšvre, et Madame MorĂšre, qui lâa veillĂ© toute la nuit, lâa trouvĂ© trĂšs agitĂ©. Le mĂ©decin, venu il y a deux heures, ne nous cache pas que nous sommes en prĂ©sence dâune bronchite. » Monsieur Ramon nâĂ©coute plus, il cherche des yeux la chambre oĂč se trouve son fils. Monsieur MorĂšre lây conduit aussitĂŽt en le suppliant de ne pas ĂȘtre sĂ©vĂšre. PrĂ©caution bien inutile. Ah ! mon Antone, comment te trouves-tu ? â Bien, rĂ©pond lâenfant tout Ă©mu de cette douceur inaccoutumĂ©e. â Remercie Monsieur MorĂšre de tâavoir reçu aussi cordialement au lieu de te mettre Ă la porte comme un vagabond. » Les yeux dâAntone se remplissent de larmes, et tandis que Monsieur MorĂšre intervient pour attĂ©nuer les reproches Nous rĂ©glerons cela quand tu seras debout, dit le pĂšre, tire la langue. » La langue est chargĂ©e, le pouls trĂšs vif, le front brĂ»lant. Monsieur Ramon descend aussitĂŽt pour tĂ©lĂ©phoner Ă sa femme et au docteur Bradu, doyen de la FacultĂ© de MĂ©decine de Lyon, un ami de la famille Pourvu que nous nâayons pas de pneumonie, » murmure-t-il en allant Ă la poste. Ă dix heures Georges revient de Montluel ; il est tout Ă©tonnĂ© de la figure de ses sĆurs. Une surprise, dit Bridgette, il y a une surprise pour toi, viens. » Et elle le prĂ©cĂšde dans lâescalier jusquâĂ sa chambre. Il entre et reste stupĂ©fait, tandis que Bridgette Ă©clate de rire. Ah ! bien, celle-lĂ est bonne ! » dĂ©clare-t-il les yeux fixĂ©s sur Antone. AussitĂŽt ses traits se contractent et dâune voix altĂ©rĂ©e Tu nâes pas malade au moins ? » Dans la surprise les premiĂšres paroles, moins que cela mĂȘme, les premiĂšres expressions de physionomie rĂ©vĂšlent le fond de notre cĆur. Antone a senti du coup tout lâintĂ©rĂȘt affectueux de son ami. Il veut rĂ©pondre, mais la grande Marthe est lĂ Le docteur lui a dĂ©fendu de parler, dit-elle ; voilĂ , il a un peu de rhume, mais avec de bons soins ça sâen ira comme par enchantement. » Et elle lui raconte lâarrivĂ©e dâAntone sous lâorage. Et pourquoi es-tu venu ? â Ăa, rĂ©pond Marie-ThĂ©rĂšse, câest le secret de maman, elle a refusĂ© de nous le dire. Ă toi on le dira peut-ĂȘtre ! â Je peux le demander ? » interroge Georges. Antone fait un signe de tĂȘte affirmatif, et Georges va sortir lorsque rentre Monsieur MorĂšre suivi de Monsieur Ramon. Mon ami, lui dit ce dernier, je tiens Ă ce quâAntone vous demande pardon devant moi de son abominable conduite Ă votre Ă©gard. â Mais il mâa dĂ©jĂ demandĂ© pardon Ă Bourg. â Ăa ne fait rien, jâai jurĂ© Ă sa mĂšre quâil vous demanderait pardon Ă vous et Ă votre pĂšre devant moi. » Antone nâa nulle envie de rĂ©sister, et câest bien pour cela que Monsieur Ramon insiste tant. Il se tourne vers eux et prononce Ă mi-voix Je vous demande pardon dâavoir⊠» Une toux involontaire lâarrĂȘte ; aussitĂŽt M. Ramon, les trois jeunes filles, Georges et Monsieur MorĂšre se prĂ©cipitent sur la potion, et lui offrent la cuillerĂ©e tout en lui dĂ©fendant de parler. Ă midi et quart arriva le docteur Bradu avec Madame Ramon, et les deux belles-sĆurs naturellement. Lâentrevue, grĂące Ă lâautoritĂ© du docteur, fut courte. Antone avait en effet une forte bronchite, il ne fallait pas songer Ă le ramener Ă Sermenaz avant une huitaine de jours, ni le renvoyer au collĂšge avant trois semaines. Dâailleurs tout danger grave Ă©tait Ă©cartĂ© grĂące aux bons soins de Madame MorĂšre et du premier mĂ©decin. La reconnaissance de la famille Ramon sâexprima aussitĂŽt en phrases dĂ©bordantes. Ah ! Madame, câest vous qui lâavez sauvĂ©, comment vous remercier ! JâespĂšre quâaux grandes vacances vous nous enverrez vos enfants, et votre grand fils Georges. Nous serions si heureux quâAntone rĂ©parĂąt un peu sa sottise. Au moins avec votre fils, il ne risquera plus de si folles Ă©quipĂ©es. » Antone Ă©coute toutes ces paroles avec dĂ©lices. Devant lui sâouvre une vie nouvelle. Ainsi, par son acte de franchise il a tout rĂ©parĂ© au lieu de tout confondre ses parents sont rĂ©conciliĂ©s avec les parents de MorĂšre. Mais Georges voudra-t-il reprendre avec lui lâamitiĂ© dâautrefois ? Câest lĂ son inquiĂ©tude secrĂšte. AprĂšs dĂ©jeuner il le voit revenir pour faire ses derniers prĂ©paratifs de dĂ©part, car câest le jour de la rentrĂ©e. Mon petit Antone, dit Georges, tu vois, je nâai pas trouvĂ© ce nouveau moyen de prolonger mes vacances, il faut que je parte. Je suis bien content de tâavoir revu, car jâai rĂ©flĂ©chi pendant les vacances ; oui, tout ce qui est arrivĂ©, câest un peu de ma faute. Ne parle pas tous les docteurs te le dĂ©fendent. Je pars en avant, mais tu nous rejoindras bientĂŽt, nâest-ce pas ? » Et sâasseyant prĂšs de lui sur le lit Promets-moi, continue-t-il, de ne plus jamais voir Miagrin, mais jamais câest un trop sale type. â Jamais, rĂ©pond fermement Antone, les prunelles dilatĂ©es. â Alors nous reprendrons comme avant le premier de lâan. Tant pis pour ceux qui sâoffusqueront. » Une vive Ă©motion empourpre soudain les joues dâAntone, il voudrait parler, mais Georges lui impose silence. Seulement, il faudra prouver quâavec moi, ça va mieux quâavec les autres. Il est peut-ĂȘtre un peu tard, cependant tu peux encore donner un vigoureux coup de collier. Tu verras quâon peut rattraper le temps perdu. Allons au revoir, laisse-toi soigner surtout ! » Et il ajoute Câest le SupĂ©rieur qui va ĂȘtre Ă©tonnĂ© en apprenant tout cela ! Et la classe donc ! » Antone se tait, le visage illuminĂ© dâun bon sourire il recueille toutes ces paroles, les renferme dans son cĆur et contemple son ami avec une joie entiĂšre. Enfin, câest lâheure de la sĂ©paration. Ils se serrent longtemps la main, Georges promet de lui Ă©crire bientĂŽt. Ă peine est-il parti que Bridgette rentre dans la chambre. CâĂ©tait donc Ă vous le petit chien blanc quâon a retrouvĂ© ce matin. â KhĂ©m ! rĂ©pond Antone qui avait complĂštement oubliĂ© son compagnon de voyage. â Il ne faudra pas dire que je vous lâai dit, reprend Bridgette, dâun ton important et mystĂ©rieux il a passĂ© la nuit dehors, et on lâa trouvĂ© ce matin mort. » Antone sâassombrit, câest un nuage sur sa joie reconquise. Il est cause de la mort de KhĂ©m. TROISIĂME PARTIE â LA CLOCHE CHAPITRE I â CONVALESCENCE Depuis trois semaines Georges attend le retour dâAntone. Sa mĂšre dâabord lui a envoyĂ© des nouvelles. Il va mieux. Il a conquis la famille par son obĂ©issance, son repentir, sa gentillesse. LâabbĂ© Buxereux sâĂ©tait promis de le gronder, mais devant sa grĂące et sa naĂŻvetĂ©, il a dĂ©sarmĂ©. Puis on lâa ramenĂ© Ă Sermenaz et depuis, la maison semble plus triste. Bridgette le regrette beaucoup. Câest ensuite Antone lui-mĂȘme qui met son ami au courant de sa vie de convalescent une imprudence retarde lâheure de son retour et le docteur Bradu lâa envoyĂ© Ă Nice. Il proteste de son amitiĂ©, aspire Ă le revoir, et lui raconte ses espiĂšgleries avec Bridgette Maman tâaime beaucoup ; il est convenu que tu passeras les grandes vacances avec moi ; mais comme câest loin ! » Et câest une avalanche de cartes postales signĂ©es Ton ami. Georges voudrait lui rĂ©pondre affectueusement ; il nâose ses lettres seront lues en effet par le SupĂ©rieur ; sâil demandait au PĂšre Levrou de les envoyer comme naguĂšre celles quâil adressait Ă sa mĂšre Ă lâĂ©poque de sa premiĂšre communion. Mais non, ce nâest plus la mĂȘme chose. Il est sur la limite indĂ©cise oĂč lâon ne sait si lâon agit par honte ou par pudeur ; il se contente dans sa lettre Ă Antone de reproches sur son imprudence, de dĂ©tails scolaires, de conseils de grandâpĂšre. Et voici quâen se relisant il sâaperçoit quâil lâa tutoyĂ©. Que pensera le SupĂ©rieur qui malgrĂ© lâhabitude gĂ©nĂ©rale proteste toujours contre cette familiaritĂ© de mauvaise Ă©ducation ? Il nâa ni le temps ni le courage de recommencer. Alors il corrige les tu en vous. Parfois il oublie des retouches et les phrases deviennent bizarres Vous me dites sur ta derniĂšre carte⊠Soigne-vous bien. » La lettre partie il est bourrelĂ© de remords Comme il va me trouver glacial ! » Et il attend la rĂ©ponse avec inquiĂ©tude. Enfin elle arrive Mon cher Georges, tu ne peux savoir le plaisir que tu mâas fait. Câest bien toi, ton courage, ton amitiĂ© dĂ©vouĂ©e. » Georges a peur. Ăvidemment, câest de lâironie. Mais non, jusquâau bout, jusquâĂ lâau revoir la lettre est toujours aussi joyeuse, aussi confiante. Georges sâĂ©tonne, car il ne sait pas que les mots ont exactement la valeur sentimentale que nous leur donnons. Il nâa pas eu dâexplication avec Miagrin. Ă quoi bon ? Il a percĂ© Ă jour la faussetĂ© de cet Ă©lĂšve modĂšle. Il sait bien quâĂ lâarrivĂ©e dâAntone, ce sera la lutte entre eux deux, mais il ne le craint pas, il lâattend, dĂ©cidĂ© Ă dĂ©fendre son ami de toutes ses forces. Dâailleurs Miagrin affecte lâindiffĂ©rence la plus complĂšte. On croirait que vraiment les vacances ont tout effacĂ©, pourtant une crainte terrible hante lâesprit du sacriste. Ah ! sâil pouvait empĂȘcher le retour dâAntone ou faire renvoyer Georges, puisquâil nâa pu rĂ©aliser ses plans et que ses espĂ©rances, il le voit, sont dĂ©sormais brisĂ©es ! Lui aussi pressent la lutte ! Enfin un soir de mai lâĂ©tude des moyens est brusquement agitĂ©e, comme la cime des forĂȘts par le vent. MalgrĂ© les coups de rĂšgle du surveillant, la mĂȘme exclamation se rĂ©pĂšte et se propage de banc en banc Ramon ! câest Ramon ! Ramon ? » Tout heureux et souriant, bronzĂ© comme un jeune Napolitain, les yeux vifs, la dĂ©marche sautillante, Antone est rentrĂ© et, rapide, monte Ă la chaire, ainsi quâun chamois sur un roc. De cette position Ă©levĂ©e, il tourne aussitĂŽt les yeux vers lâangle dâoĂč Georges MorĂšre le contemple ravi. Il lui fait des signes dâintelligence, en Ă©coutant le surveillant qui le sermonne et le renvoie Ă sa place. Mais hardiment il demande la permission dâaller parler Ă MorĂšre, il affirme que sa mĂšre lui a donnĂ© quelque chose de trĂšs important et de trĂšs pressĂ© Ă lui remettre. Soit ! mais faites vite. » Antone bondit, se dĂ©gage de ses condisciples qui lâarrĂȘtent, brave les hum ! narquois des Beurard et Patraugeat, et prolonge tellement ce premier bonjour que le surveillant le rappelle discrĂštement par quelques coups de crayon sur sa table. Tiens, de la part de maman. » Il est retournĂ© Ă sa place en riant, et Ă peine assis, examine la figure de son ami. Georges dĂ©noue mĂ©ticuleusement les ficelles, et dans une boĂźte dĂ©couvre un porte-carte de cuir vert ornĂ© de son chiffre en argent. Sa surprise rĂ©jouit fort Antone. Son regard dit clairement Ta mĂšre est trop bonne ! Pourquoi ce cadeau ? » Mais Antone continue de lâexaminer avec une impatience fĂ©brile. Georges ouvre le portefeuille, rougit de plaisir, et le referme prĂ©cipitamment ; il contient la photographie dâAntone. Si quelque Beurard indiscret lâapercevait ! quel dĂ©goĂ»t Ă la pensĂ©e de son sourire railleur et idiot. Le soir au rĂ©fectoire et surtout le lendemain Ă la rĂ©crĂ©ation, Antone est entourĂ© et fĂȘtĂ©. Câest une chose charmante que cet intĂ©rĂȘt des collĂ©giens pour un camarade enfin de retour. Leur babil dâoiseaux est intarissable. Il faut bien lui donner les nouvelles. On nâa plus quâune semaine Ă gagner pour avoir la promenade de classe. â Tu sais quâon joue Britannicus Ă la fĂȘte du SupĂ©rieur. Il y aura, paraĂźt-il, de trĂšs jolis costumes. â MorĂšre a Ă©tĂ© vainqueur Ă la course Ă pieds. » Et des compliments ! Trente kilomĂštres sous la pluie, tu nâas pas peur ! â Et pour aller voir MorĂšre ! dit une voix aigre. â Il nâen valait pas la peine ! » appuie lourdement Patraugeat. Antone est heureux. Il ne reconnaĂźt plus la maison. Sa grande façade lourde avec son fronton ornĂ© dâun blason sculptĂ©, resplendit toute blanche en cette belle matinĂ©e de mai. Les sureaux et les fusains se sont ennuagĂ©s dâune fine et lĂ©gĂšre verdure, les marronniers de la cour soutiennent lâopulence de leur royal feuillage oĂč les grappes blanches, les pains de hanneton, pointent comme des aigrettes persanes. Le Revermont a perdu ses brumes tristes et grises ; dans la lumiĂšre frissonnent ses champs de maĂŻs, et sa vieille tour de Jasseron Ă demi Ă©croulĂ©e se dore comme la tant vieille tour du More de la romance. Et puis Georges est lĂ . Antone lui raconte les soins que sa mĂšre lui a donnĂ©s et il ne tarit pas de souvenirs sur ses sĆurs et surtout sur les malices de Bridgette. Il est de la famille. Le soir, câest la surprise du mois de Marie. On sâen va en procession Ă la chapelle, on passe Ă cĂŽtĂ© des rouges corbeilles de pivoines, tandis que, dans le jardin cher au SupĂ©rieur, Vulcain le jardinier sĂ©vĂšre et boiteux rafraĂźchit de sa pompe les rosiers et les plates-bandes de giroflĂ©es. On Ă©coute une brĂšve louange des vertus de la Sainte-Vierge, heureux quand il arrive quelque accident, comme lâavant-veille Ă lâexcellent Perrotot. Il exaltait la bontĂ© de la Sainte Vierge Marie qui, disait-il, a pitiĂ© des plus mauvais prĂȘcheurs ». Ce lapsus avait excitĂ© les rires et les rires dĂ©sarçonnaient le sermonnaire qui, malgrĂ© ses terribles regards Ă droite et Ă gauche, nâavait pu retrouver la suite de sa phrase. Pour couper court Ă son silence prolongĂ© lâabbĂ© FramogĂ© avait commandĂ© Prenez le cantique Ă la page 35 Au secours, Vierge Marie, Au secours, viens sauver mes jours. » Alors Feydart toujours malin avait introduit une variante que rĂ©pĂ©taient aussitĂŽt ses voisins Au secours, finis mon discours. » Lâexercice terminĂ©, on restait en rĂ©crĂ©ation tant que durait le jour. Mais il fallait jouer. Recommandation bien superflue ! AprĂšs des journĂ©es si chaudes cette douceur du soir ranimait les enfants et au premier signal ils sâĂ©grenaient dans la cour comme un sac de perles. Une partie de chat coupĂ© sâorganisait spontanĂ©ment. Avec des cris dâhirondelles qui rasent la terre et entremĂȘlent les lignes fantasques de leur vol, ils couraient les uns aprĂšs les autres, filaient comme des flĂšches entre le poursuivi et le poursuivant, obligeant le limier Ă prendre le change, se grisaient dâaudace et de mouvement. Ce jeu trop puĂ©ril, qui le jour les eĂ»t rebutĂ©s, alors les soulevait de plaisir. Lâair Ă©tait souple comme un bain tiĂšde, les poitrines, haletantes de la course, aspiraient les senteurs des sureaux, des seringats et des proches lilas. Peu Ă peu la lumiĂšre se faisait plus mauve et plus mystĂ©rieuse. Antone sâen donnait Ă cĆur joie, tout entier Ă la crainte enfantine de se laisser atteindre, et dans les mille dĂ©tours de la poursuite, content de retrouver lâĂ©lasticitĂ© de ses membres, heureux de la bonne camaraderie dâĂmeril, de CĂ©zenne, dâAubert, de tous. Il sâĂ©lançait Ă©perdĂ»ment, sâefforçait de toucher Georges et soudain se voyait obligĂ© de courir aprĂšs Miagrin qui sâĂ©tait glissĂ© entre eux deux. DĂ©jĂ les carreaux de lâĂ©tude sâĂ©clairaient de la lueur des lampes [que] les rĂ©glementaires allumaient dans les galeries. Implacable la cloche sonnait. Alors la claquette de lâabbĂ© Russec avertissait les plus acharnĂ©s, ceux qui ne veulent pas se laisser prendre, mĂȘme aprĂšs le signal, mĂȘme quand ça ne compte plus. » Le visage rouge, le front en sueur, la gorge encore toute palpitante, Antone reprenait sa place. Ah ! cette cloche qui rappelle Ă chaque instant, comme il lui en veut dâinterrompre le jeu du soir. En vrai gamin, il lui montre le poing, au milieu des rires de ses camarades. Vous courez trop, vous ĂȘtes tout en sueur vos parents vous ont pourtant bien recommandĂ© de faire attention. » Câest lâabbĂ© Russec qui passe sa main dans le col dâAntone et le gronde. Il a raison. Mais allez donc forcer un enfant Ă lâimmobilitĂ©, quand les autres jouent, quand il nâa pas jouĂ© lui-mĂȘme depuis un mois. On rentre. DerriĂšre eux, dans les cours larges et vides le calme sâĂ©tend comme une nappe ; les lourds feuillages sâassombrissent et dans le crĂ©puscule sâagitent les blanches aigrettes des marronniers, heurtĂ©es par les Ă©lytres bruissantes des hannetons rĂŽdeurs. CHAPITRE II â ANTONE SâĂPANOUIT, GEORGES SâINQUIĂTE Le lendemain Antone sâest levĂ© avec un point de cĂŽtĂ©. Il a dĂ» voir le docteur Thanate Ă la visite. DĂ©cidĂ©ment il nâest pas tout Ă fait guĂ©ri puisquâon lâoblige Ă garder lâinfirmerie pendant les rĂ©crĂ©ations. AussitĂŽt Miagrin en a profitĂ© pour essayer de le relancer. Mais dĂšs les premiers mots, son ancien esclave lui a brutalement signifiĂ© Non, câest fini, laisse-moi la paix. â Alors câest le lĂąchage ; tu tâen repentiras. â Assez. â Tu sais quand je le voudrai, ton Georges sera mis Ă la porte. » Mais Antone sourit et rĂ©pond FlĂ»te. » Miagrin comprend lâallusion ; il riposte Tu nâas aucune preuve en main, rien moi ce nâest pas la mĂȘme chose, aussi je te conseille de garder cela pour toi. » Ă ce moment rentre Charles Cathelin, Ă©lĂšve de seconde qui devait tenir le rĂŽle de Britannicus, et qui est tombĂ© malade ; Monsieur Berbiguet sâinforme de sa santĂ© ; impossible de le prendre avant quinze jours. Homme de dĂ©cision brusque, le professeur se tourne vers Antone, tandis que Miagrin disparaĂźt. Vous, quâest-ce que vous avez appris au dernier trimestre ?⊠Andromaque ? bon, rĂ©citez le commencement. » Antone obĂ©it et dâune voix rapide, incolore et mĂ©canique, il dĂ©coupe ainsi les premiers vers Oui-puis-je-retrouver, un ami-si-fidĂšle. Ma-fortune-va-prendre, une face-nouvelle. Et dĂ©jĂ -son-courroux, semble-sâĂȘtre-adouci. Depuis-quâelle-a-pris-soin, de-nous-rejoindre-ici. Voyons, dĂ©clare M. Berbiguet, vous avez pourtant lâair intelligent. Quâest-ce que cette rĂ©citation ! Oreste et Pylade sont deux amis qui se revoient aprĂšs six mois de sĂ©paration, et vous croyez quâils se parleront sur ce rythme de manivelle ? » Et il explique âOuiâ, dit Oreste, â avec certitude et ravissement, â âpuisque je retrouve un amiâ, â trĂšs lent, cela sâimpose, et un arrĂȘt pour dĂ©tacher avec tendresse les deux derniers mots âsi fidĂšleâ. Sentez-vous quâĂ ce moment il doit lui serrer la main pour le remercier. âMa fortune va prendre une face nouvelleâ, â il le croit et par consĂ©quent, câest un vers plein dâespĂ©rance qui doit sonner joyeusement. âEt dĂ©jĂ son courrouxâ, dâun ton plus sombre ; ce courroux, câest la fatalitĂ© antique, câest lâoracle qui lui a ordonnĂ© de tuer sa mĂšre ! Cependant la confiance lâemporte et il murmure harmonieusement avec abandon la fin âsemble sâĂȘtre adouci, Depuis quâelle a pris soin, comme une mĂšre, de nous rejoindre iciâ. Et il lâembrasse, Ă©videmment. Comprenez-vous un peu ? â Oui, Monsieur. â Eh ! bien, rĂ©pĂ©tez maintenant. » Un peu intimidĂ© et en sâappliquant, Antone reprend les autres vers. Il dĂ©taille lâami si fidĂšle » avec un peu dâexagĂ©ration et module le dernier vers de sa voix la plus caressante. Vous y ĂȘtes, sâĂ©crie M. Berbiguet. Avec du travail, ça sera parfait. » Et le voici qui sâasseoit prĂšs dâAntone, ouvre son Racine, le commente. Lâenfant charmĂ© dĂ©couvre tout un trĂ©sor de beautĂ©s quâil ne soupçonnait pas. Il faut quâil apprenne quatre scĂšnes en dix jours. Cela ne lâeffraie pas. Il est si heureux dâavoir Ă©tĂ© distinguĂ©, choisi, initiĂ© par M. Berbiguet. Il brĂ»le de lui montrer combien il le comprend. Et puis quelle gloire de jouer devant tous les Ă©lĂšves et leurs parents ! Tout de suite, il Ă©crit Ă sa mĂšre. DĂšs le lendemain il peut rĂ©citer les deux premiĂšres scĂšnes sans dĂ©faillance de mĂ©moire. De temps en temps, M. Berbiguet rĂ©unit les acteurs dans sa chambre ; quand la rĂ©pĂ©tition a bien marchĂ©, pour les rĂ©compenser, il les laisse se percher sur tous les meubles et lui-mĂȘme, renversĂ© dans un fauteuil, leur lit quelques pages de la LĂ©gende des SiĂšcles, des PoĂšmes Barbares, de Sagesse ou des Jeux Rustiques et divins. Et voici la FĂȘte-Dieu. Le chanoine Raynouard a voulu rĂ©compenser la conduite dâAntone pendant les vacances de PĂąques, il lâa dĂ©signĂ© pour faire partie de lâescorte dâhonneur Ă la procession. Il portera une de ces jolies lanternes dorĂ©es, mobiles sur une hampe. Ă droite et Ă gauche les Ă©lĂšves font la haie et chantent sous la direction de lâabbĂ© ThiĂ©baut au milieu, resplendissent les cuivres de la fanfare, puis viennent les tout petits couronnĂ©s de roses, en soutanelles rouges avec des corbeilles pleines de pĂ©tales quâils jettent au coup de claquette du cĂ©rĂ©moniaire. Ensuite sâavancent les thurifĂ©raires et, enfin, le dais de drap dâor dont les bĂątons sont portĂ©s par les Ă©lĂšves de philosophie et les cordons tenus par les Premiers Communiants. Au chant des cantiques, sous les marronniers ensoleillĂ©s, Antone Ramon accompagne lâostensoir vermeil que porte lâarchiprĂȘtre de la cathĂ©drale, le vĂ©nĂ©rable Monsieur Destailles. Il mĂȘle sa voix aux voix des petits communiants, son souffle au souffle embaumĂ© des encensoirs, son Ăąme aux roses que les menottes enfantines jettent gauchement avec la crainte de nâen plus avoir pour la fin. Il sâĂ©panouit, il sâoffre comme les hauts reposoirs multicolores qui surgissent parmi les ombrages avec leurs fleurs et leurs flammes dansantes, au dĂ©tour de la VallĂ©e Suisse, au fond de la grande allĂ©e des tilleuls, Ă lâentrĂ©e des jardins ou sous les quinconces qui bordent la Reyssouze. Sa foi sâexalte au contact de toutes ces fois. Est-ce la prĂ©sence de Georges dirigeant les mouvements des thurifĂ©raires ? est-ce lâapproche du vieux prĂȘtre chargĂ© de sa lourde chape dorĂ©e quittant parfois le dais pour poser lâostensoir sur la tĂȘte des petits frĂšres et des petites sĆurs ? est-ce cette fĂȘte du printemps dont les verdures sâharmonisent avec tous ces ors, toutes ces pourpres, toutes ces blancheurs ? Il ne saurait le dire, il ne sâanalyse pas, mais sâabandonne Ă ce flux dâadorations et de priĂšres. Des dĂ©sirs de vie plus pure montent de son cĆur. Il rĂȘve dâĂȘtre un chef, un hĂ©ros, qui dĂ©fend les siens, donne sa vie, sauve les innocents, brave les Ă©chafauds. Tandis quâagenouillĂ©, au moment de la bĂ©nĂ©diction, les yeux suivent quelque sauterelle errante parmi les brins dâherbe, son imagination, surexcitĂ©e par son cĆur, invente des scĂšnes tragiques oĂč sâaffirment son courage et sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Puis les tambours battent, on se relĂšve, et, dĂ©veloppant sa longue thĂ©orie, la procession revient Ă la chapelle par les cours et le perron. De la cour du cloĂźtre, Antone aperçoit, par la porte grande ouverte, dans une pĂ©nombre profonde et fauve, le maĂźtre autel, magnifique brasier de cierges. La foule chante le Te Deum et les Ă©lĂšves se hĂątent pour faire retentir sous les voĂ»tes de la nef la rafale de joie du Per singulos dies » Aujourdâhui, tous les jours, Seigneur, nous te bĂ©nissons. » La cloche lĂ -haut sâunit Ă cette allĂ©gresse et sonne Ă toute volĂ©e la rentrĂ©e du cortĂšge. Antone chante Ă plein gosier, soutenu par les grandes ondes de lâorgue, et mĂȘlant sa voix Ă la clameur triomphale des enfants, Ă la sonnerie de la cloche. Car cette fois les portes ne sont pas fermĂ©es, lâautel nâest plus endeuillĂ© de violet, ni les prĂȘtres de noir comme aux Rameaux ; la voĂ»te nâa plus le retentissement lugubre des caves ni des prisons non, câest la chapelle de lâallĂ©gresse exultante, de lâĂ©panouissement, de la joie parfaite ; aujourdâhui encore, câest vraiment la chapelle de son Ăąme. Pourtant, Ă cette mĂȘme heure, par ces mĂȘmes chemins enivrĂ©s, Georges est envahi de nouveaux scrupules. Tout en rĂ©glant les mouvements des thurifĂ©raires, il a vu son ami radieux prĂšs du dais ; il nâa pas perdu une note de ses cantiques et Ă mesure que cette voix montait, il sâinquiĂ©tait lui-mĂȘme de la douce voluptĂ© quâil goĂ»tait Ă lâentendre, de ces regards qui se posaient naĂŻvement sur lui avec tant dâinsistance. Ce concert de parfums, de chants, et de regards nâest pas simplement pieux. Antone sâignore peut-ĂȘtre, mais Georges se demande si ce nâest pas sa prĂ©sence qui le fait vibrer ainsi et une crainte religieuse le saisit. Est-ce quâil attirerait Ă lui cette ferveur ? Est-ce quâil Ă©tendrait le crĂ©puscule de son amitiĂ© entre cette Ăąme et le soleil de justice ? VoilĂ pourquoi Georges MorĂšre est si grave, pourquoi parfois, il ferme les yeux afin de ne pas rencontrer les yeux dâAntone. Il craint de trop sâabandonner Ă cet attrait. Le samedi suivant, la classe de troisiĂšme triomphe. Elle a obtenu son troisiĂšme Ă©loge de classe et, solennellement, le SupĂ©rieur dĂ©clare quâelle a droit Ă une promenade pendant une journĂ©e de travail. Les applaudissements ont Ă©clatĂ© sur tous les bancs. Antone songe Ce sera une bonne journĂ©e avec Georges ! » Le mĂȘme soir Georges va trouver le PĂšre Levrou ; il lui raconte son trouble ; Antone lâinquiĂšte, il le voudrait moins exagĂ©rĂ© il le craint. Il est ce quâil est, rĂ©pond lâabbĂ© ; mais prenez garde. Si vous lui battez froid vous le relancez dans les aventures. La premiĂšre expĂ©rience suffit, ne recommençons pas. Quâil soit trĂšs expansif et par suite dangereux, vous le sentez vous-mĂȘme. Alors, que vous dirai-je ? Consultez-vous. Si son amitiĂ© vous domine et vous alanguit, coupez court. â Je ne veux pas lâabandonner. â Si vous vous croyez capable de rĂ©sister Ă cet enveloppement, continuez. Vous pouvez en effet avoir une trĂšs grande et trĂšs heureuse influence sur lui, mais Ă une condition. â Laquelle ? â Câest de vous mĂ©fier de son imagination et de sa sensibilitĂ© et de lâamener Ă une vue plus sĂ©rieuse de la vie. â Mais le moyen ? â Nâallez pas trop vite, restez dâabord lâami un peu grave et le guide patient. Si votre camaraderie peut subsister ainsi simple et loyale jusquâĂ lâannĂ©e prochaine, elle deviendra alors une solide amitiĂ©, car il nây a pas de vĂ©ritable amitiĂ© avant quinze ans. Voyons, est-ce que cela ne mĂ©rite pas quelques efforts ? Vous nâĂȘtes plus un enfant, vous ? â Jâai peur de moi. â Tant mieux on nâest jamais trop humble, mais ayez confiance en Dieu, et quel meilleur moyen de vous affermir dans le bien que de travailler Ă y affermir les autres ? Au lieu dâĂȘtre un suiveur servile, ne voulez-vous pas ĂȘtre un entraĂźneur dâĂąmes ? Eh ! bien, commencez dĂšs maintenant. » CHAPITRE III â DANS LES COULISSES La tradition dans cette vieille maison veut que la fĂȘte du SupĂ©rieur soit une surprise, bien que, huit jours avant, la Cour des Pluies retentisse sous les coups de marteau des ouvriers installant le théùtre. Le vendredi 6 juin les deux plus jeunes enfants vont prĂ©venir le bon chanoine quâon le demande Ă la salle des exercices. La tradition exige encore que juste Ă ce moment, chapeau en tĂȘte, parapluie en main, il sâapprĂȘte Ă sortir. Aussi refuse-t-il. Les deux benjamins insistent ; il leur demande leur raison, mais ceux-ci minaudent et ne veulent pas livrer le secret. Enfin le chanoine suit ses deux messagers qui se rĂ©jouissent de sa figure effarĂ©e lorsquâĂ son entrĂ©e le collĂšge Ă©clate en applaudissements. Et aussitĂŽt commence le dĂ©filĂ© des compliments français, grecs, latins, allemands, anglais, que le SupĂ©rieur absorbe avec bienveillance et auxquels il rĂ©pond aimablement, du mieux quâil peut, dans les langues quâil sait. Mais le grand attrait de cette fĂȘte, câest la reprĂ©sentation dramatique du lendemain soir. Cette fois Monsieur Huchois fait jouer Le MĂ©decin malgrĂ© lui », mais M. Berbiguet tente lâĂ©preuve dâune tragĂ©die classique avec rĂŽles de femmes. Britannicus doit ĂȘtre reprĂ©sentĂ© sans retouches et intĂ©gralement Ă quelques vers prĂšs. Ă 7 heures, les acteurs montent sâhabiller Ă la salle de musique, sous la surveillance des deux professeurs. On se dispute les costumes multicolores, robes de pourpre, blouses de paysan, pourpoints, cuirasses, toges blanches. On rit de Dubled qui sâefforce dâendosser la cuirasse de Burrhus sens devant derriĂšre. On sâexclame devant les figures grimĂ©es devenues mĂ©connaissables, devant GrĂ©tat, comique cĂ©lĂšbre dans tout le collĂšge, en Sganarelle, sa bouteille Ă la main. Antone revĂȘt son costume de Britannicus, maillot, cuirasse de cuir, avec appliques dâor, tunique violette brodĂ©e de clinquant. Les grands lâentourent. Chamouin croise les ganses de ses sandales, Varageon lui tend un verre de punch, Dubled drape son manteau Ă lâantique. Antone habituĂ© aux cĂąlineries de ses tantes sâabandonne Ă leurs soins. Monsieur Berbiguet ne laisse pas le coiffeur lâenlaidir de fards Ă©pais et de perruques. MalgrĂ© les protestations dâAntone qui voudrait barbe et moustache, il se contente de faire accentuer les sourcils, ombrer les paupiĂšres, carminer les lĂšvres. La reprĂ©sentation du MĂ©decin commence. Antone, restĂ© avec deux ou trois tragĂ©diens, Ă©prouve des apprĂ©hensions nouvelles Pourvu quâil se rappelle son rĂŽle ! » Chamouin dĂ©clare quâil faut ĂȘtre un peu parti » pour bien jouer. Il lâemmĂšne au rĂ©fectoire oĂč les autres acteurs boivent le grog, et lui en fait avaler deux grands verres. Le premier acte de la comĂ©die est fini, les artistes reviennent. GrĂ©tat furieux sâexclame Comment jouer proprement avec cet imbĂ©cile de Chouroux qui rĂ©cite une leçon et fait rater tous les effets ! » Antone sâeffraie Nâaura-t-il pas lâair de rĂ©citer sa leçon ? » Dubled a devinĂ© ses craintes Ăa ne va pas, lui dit-il, viens donc Ă la cuisine ; » et il lâentraĂźne vers le sous-sol par le large escalier de pierre. La grosse sĆur Archangel bougonne et les chasse Allez-vous en, vous savez bien que vous ne devez pas venir ici. » Dubled tient bon Ma sĆur, câest Monsieur Berbiguet qui mâenvoie. Le petit Ramon est un peu fatiguĂ©, il va jouer, vous nâauriez pas un peu de grog pour le remonter ? â Il nây en a plus, » rĂ©pond sĂšchement la sĆur. Mais Dubled insiste. Tout en remettant sur le fourneau sa vaste marmite, la sĆur a tournĂ© un Ćil vers Antone. Câest vrai quâil est gentil dans son costume de jeune Imperator, avec son manteau agrafĂ© Ă lâĂ©paule, ses bras nus, ses jambes fines enrubannĂ©es. La bonne sĆur oublie un peu ses casseroles et ses chaudiĂšres, elle sâexcuse, elle regrette. Rien quâun peu de grog, ma sĆur, » supplie Antone, de sa voix cĂąline et timorĂ©e. Et cette canaille de Dubled insiste encore, plaide toujours. La vieille sĆur se sent prise aux entrailles quand mĂȘme par cette grĂące gamine que rajeunit le travesti. Elle le regarde en vraie grand-mĂšre. Comment vous appelez-vous donc ? â Antone Ramon. â Jâaurais dĂ» le deviner ! comme vous ressemblez Ă votre papa ! » Câest sa manie de reconnaĂźtre dans les Ă©lĂšves actuels les enfants des Ă©lĂšves dâautrefois. Monsieur Ramon nâa jamais mis le pied dans les classes du collĂšge, mais elle se le rappelle trĂšs bien. Câest son pĂšre trait pour trait. Il Ă©tait si gentil ! » Et toute attendrie elle lui offre bientĂŽt une tasse de cafĂ© brĂ»lant, vivement moulu et Ă©chaudĂ© par Bresson et Laurent. Antone les remercie et remonte avec Dubled, suivi des regards maternels de la bonne sĆur. Hein ! jâai Ă©tĂ© gentil, » fait remarquer Dubled, et il sâapproche de lâenfant sous prĂ©texte de remettre une agrafe. Antone se laisse faire, et le vertueux Burrhus lui murmure Tu sais que tu es gentil Ă croquer ? » Mais Antone le voit venir et se hĂąte de regagner les coulissesâŠ[3] Le rideau tombe sur la fin du MĂ©decin malgrĂ© lui. Les applaudissements cessent. Et le théùtre est livrĂ© aux machinistes pour le changement de dĂ©cors. Les comiques redescendent au rĂ©fectoire avec des cris, des exclamations et des rires Ah mon vieux, sâĂ©crie GrĂ©tat dâun air important, je ne savais pas un mot de mon rĂŽle ; tu vois, ça a Ă©tĂ© tout de mĂȘme ! Et Brizot qui se trompe et rentre dans mon dos, pendant que je dis âAh ! je te vois venir !â La salle se roulait. » Monsieur Huchois se roule un peu moins. Vieil entraĂźneur, il sent que, par suite de ces fautes, la piĂšce nâa pas eu le dixiĂšme du succĂšs des autres fois. Ă son tour, M. Berbiguet se dĂ©mĂšne, passe la revue de la troupe, donne les derniers conseils Approchez-vous de la rampe, et parlez dis-tinc-te-ment. » Les nouveaux acteurs remontent sur le plateau, se dissimulent derriĂšre les portants. On frappe les trois coups, et aussitĂŽt lâorchestre attaque une ouverture grave composĂ©e par lâabbĂ© ThiĂ©baut. Allez. » Lentement le rideau se lĂšve sur une scĂšne Ă demi plongĂ©e dans lâobscuritĂ©. Agrippine attend immobile et muette, les yeux fixĂ©s sur la porte de NĂ©ron. Lâorchestre interprĂšte les mouvements tumultueux de son Ăąme, tandis que le jour peu Ă peu grandit et fait sortir de lâombre les colonnes de porphyre de lâatrium et les blanches statues des empereurs. Survient Albine, inquiĂšte, et lorsque la derniĂšre note de musique se meurt, la grave tragĂ©die commence. Quoi ! tandis que NĂ©ron sâabandonne au sommeil⊠» Antone dĂ©sirerait voir lâauditoire mais il a peur dâĂȘtre aperçu ; bientĂŽt lâimmobilitĂ© lui pĂšse, il sâagite, il voudrait remuer, marcher, tromper son inquiĂ©tude. De la coulisse opposĂ©e le professeur impose le calme, arrĂȘte les bruits. La salle Ă©coute avec cette froideur attentive qui semble dâabord ne pas comprendre et menace Ă chaque instant de se dĂ©courager. Agrippine-Varageon cependant a de la prestance, un organe sonore, et dĂ©taille bien le rĂ©cit de sa disgrĂące. Dubled attention ! » Câest le tour de Burrhus. Il entre un peu gauchement, sa voix de basse dissimule mal sa timiditĂ©. Quâadviendra-t-il dâAntone si Dubled a le trac ! Pourtant la scĂšne sâanime, Agrippine sâirrite PrĂ©tendez-vous longtemps me cacher lâempereur ? » Sans souci des effets futurs, Varageon donne tout ce quâil peut ; la salle sâĂ©branle. Enfin Ă©clatent les premiers applaudissements ; les jeunes acteurs sentent un poids sâĂ©vanouir. Monsieur Berbiguet sourit et donne des ordres plus nets Ă la rampe, Ă la rampe. » Maintenant ses yeux cherchent Antone PrĂ©parez-vous. » BientĂŽt Burrhus se tourne vers le fond et sâĂ©crie Voici Britannicus, je lui cĂšde ma place. » Il faut bien que Britannicus paraisse. Va donc, » lui crie Brizot, et Antone sâavance les yeux Ă©garĂ©s, la dĂ©marche incertaine Approchez, crie Monsieur Berbiguet⊠encore⊠à la rampe. » Mais une terreur folle le prend. La rangĂ©e des becs de gaz lâĂ©blouit. Le cadre lumineux de la scĂšne forme comme lâouverture dâun vaste tunnel entĂ©nĂ©brĂ©, une brume bleue flotte au-delĂ de cette ligne de feu et dans cette brume il devine plutĂŽt quâil nâaperçoit une foule moutonnante, une multitude de fronts luisants qui lui semblent hostiles. Il nâose regarder, il se demande avec angoisse sâil va pouvoir parler, se rappeler. Agrippine lâinterpelle Prince, oĂč courez-vous ? Que venez-vous chercher ? » Ce que je cherche ? Ah ! dieux ! » a-t-il rĂ©pondu dâun ton tremblotant. Mais câest la note exacte de la scĂšne. Le voilĂ parti. Il entend la voix de M. Berbiguet Bien ! moins vite⊠» Et docile, il dĂ©clame les vers, Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme de se rappeler les indications tant de fois rĂ©pĂ©tĂ©es. Agrippine se retire, il est seul avec Narcisse Ă la rampe ! » Il sâapproche, il ose enfin regarder devant lui. Aux premiers rangs, il distingue Monsieur le CurĂ© de Bourg, Monsieur le SupĂ©rieur, et entre eux, un prĂ©lat au visage Ă©maciĂ©, aux mains blanches, câest Monseigneur Foritte, Ă©vĂȘque in partibus » de Lalice. AuprĂšs dâeux, le colonel de Saint-EstĂšphe, la colonelle, le docteur Thanate, dâautres prĂȘtres aux yeux rĂ©jouis. Tous le contemplent avec de bonnes figures souriantes ; il nâose pourtant soutenir leur regard et plonge plus loin. Et tout de suite, il aperçoit trois tĂȘtes de femmes, trois chapeaux en perpĂ©tuel mouvement, des yeux qui lâaspirent câest maman, câest tante Mimi, câest tante Zaza. Parties par le train de quatre heures 59, elles sont arrivĂ©es juste Ă temps pour la reprĂ©sentation. Antone nâose se tourner vers elles, il craint quâelles ne cherchent Ă se faire reconnaĂźtre, ne le troublent et ne le rendent ridicule. Vivement il lĂšve les paupiĂšres vers le fond, se repose dans cette obscuritĂ© de plus en plus opaque oĂč sont pressĂ©s tous ses condisciples, oĂč se trouve MorĂšre, Georges MorĂšre ! Quelles Ă©motions le secouent Ă ce souvenir ! il module la douce plainte du jeune prince Que vois-je autour de moi, que des amis vendus, Qui sont de tous mes pas les tĂ©moins assidus, Qui, choisis par NĂ©ron pour ce commerce infĂąme, Trafiquent avec lui des secrets de mon Ăąme !⊠Comme toi, dans mon cĆur, il sait ce qui se passe. Et la musique en est si suave, si harmonieuse, si pĂ©nĂ©trante quâon nâapplaudit pas, mais que le silence se fait soudain plus profond, plus attentif, plus Ă©mu le charme de Racine opĂšre. Le premier acte est achevĂ©, les applaudissements bondissent, le rideau tombe. Dubled, Chamouin, Varageon se prĂ©cipitent vers Antone Tu y es ! câest tout Ă fait cela. » Monsieur Berbiguet passe TrĂšs bien ! trĂšs bien ! » Il fait venir de la cuisine un broc dâeau chaude et renouvelle ses observations, tout en dĂ©bouchant une bouteille de rhum pour prĂ©parer de nouvelles rations de grog. Maintenant le trac sâest dissipĂ©. Antone Ramon est sĂ»r de lui. Au second acte, la salle est plus vibrante. Junie, câest-Ă -dire RĂ©villou, enlĂšve tous les suffrages, et rien nâest charmant et terrible Ă la fois, comme la scĂšne des deux fiancĂ©s, de Britannicus plein dâespoir, et de Junie terrifiĂ©e tandis quâon voit sâagiter la tapisserie derriĂšre laquelle NĂ©ron les Ă©pie. Antone sâest piquĂ© au jeu, il veut attirer les regards, enlever les applaudissements. Enfin le voici Ă lâacte troisiĂšme. Il se plaint Ă son confident, au traĂźtre Narcisse, quand soudain survient Junie. On a un peu Ă©courtĂ© cette scĂšne dâamour, sa scĂšne, mais il lui en reste assez pour faire valoir sa voix chaude et gĂ©nĂ©reuse, sa grĂące vraiment impĂ©riale, la souplesse de son jeune corps et la tendresse de sa voix ardente. Il se jette aux pieds de Junie et NĂ©ron apparaĂźt. Alors commence le duel des deux frĂšres, alors se dĂ©chaĂźne la colĂšre du monstre tout puissant, devant la rĂ©volte fiĂšre et ironique de lâadolescent, ses ripostes cinglantes, ses gestes provocateurs, toute lâeffervescence imprudente de son cĆur blessĂ© qui ne veut plus se contenir ; puis câest la brutale frĂ©nĂ©sie du despote, lâappel aux gardes, lâarrestation de Britannicus, les reproches Ă Burrhus et la menace Ă Agrippine. Ah ! cette fois Antone a bien conquis la salle elle applaudit, elle se lĂšve, le vieux colonel Ă©mu de son courage crie Bravo » ; sa maman et ses tantes pleurent en riant, le fond de la salle Ă©clate avec fracas, et le rideau tombĂ©, les Ă©chos un peu assourdis continuent longtemps, longtemps. La partie est gagnĂ©e, » sâĂ©crie Monsieur Berbiguet dans lâenivrement de la victoire, et GrĂ©tat lui-mĂȘme, lâĂ©goĂŻste GrĂ©tat, vient trouver Chamouin et Ramon Vrai, vous Ă©tiez merveilleux tous les deux. » Câest la gloire, câest la joie ; Antone a les yeux brillants, les ailes fines de son nez se dilatent, ses joues rougissent de bonheur, il boit les louanges de tous les pores de son ĂȘtre encore, encore, vous ne lui en donnerez pas assez. Il les reçoit de tous ; de Dubled quâil aurait souffletĂ© tout Ă lâheure, de Laurent qui nâa rien compris, mais qui a regardĂ© par un trou de la toile de fond, de la bonne sĆur Archangel qui, elle, nâa rien vu et est remontĂ©e de sa cuisine pour remporter son broc. Antone absorbe tout ; cette cour, ces adulations lui semblent dues. Le colonel viendrait le fĂ©liciter, Monseigneur Foritte entrerait quâil nâen serait nullement Ă©tonnĂ©. Il est tombĂ© dans ce hideux cabotinage dont la vue chez les autres nous inspire un si profond dĂ©goĂ»t ! DĂ©jĂ il possĂšde tous les secrets de raviver lâĂ©loge, et il en use ! Alors, je nâĂ©tais pas ridicule ? Vraiment, ça nâa pas Ă©tĂ© trop mal ? » Et il se baigne dans les compliments emphatiques ; il se fait redire et rĂ©pĂ©ter Ă satiĂ©tĂ© Non, le mieux, câest quand tu disais⊠» Il ne peut se douter que ce qui a Ă©mu le colonel, lâĂ©vĂȘque, ses tantes, toutes les mĂšres, tous les hommes et mĂȘme inconsciemment ses camarades, câest le timbre de sa voix, la beautĂ© de sa jeune tĂȘte au profil antique, les lignes fiĂšres et souples de son corps vibrant dâadolescent ; et que cette voix, cette beautĂ©, ont fait accepter les gaucheries et les inexpĂ©riences de son jeu. Mais voici lâĂ©preuve. Pendant tout le quatriĂšme acte il ne paraĂźt pas. Maintenant quâon sâoccupe des autres, quâon applaudit les autres, il sent une dĂ©tresse infinie, la souffrance aiguĂ« de lâabandon soudain, de lâisolement. Il rentre dans les coulisses, il suit ses condisciples ; un peu plus, il se montrerait nĂ©gligemment, pour rien, pour se faire voir, pour rappeler lâattention. Toutes les fois quâon rĂ©pĂšte le nom de Britannicus il Ă©prouve un soulagement on complote de le tuer, Burrhus cherche Ă le dĂ©fendre, Narcisse pousse Ă lâempoisonner. Sâil nâest plus en scĂšne, on parle de lui, toujours de lui, rien que de lui câest un peu de baume sur sa blessure, câest ce qui lâempĂȘche de sâaigrir contre Dubled et les autres acteurs. Et soudain, dans les coulisses, il entend derriĂšre lui une voix le fĂ©liciter timidement. Il tressaille. Câest Miagrin, Miagrin qui sâest Ă©chappĂ© de la salle. Il lâĂ©coute, il accepte ses fĂ©licitations, il le suit et revient avec lui au rĂ©fectoire. LĂ , lâonctueux paysan renouvelle tous ses compliments, lui apporte lâĂ©cho de la salle, lâadmiration de ses condisciples Tu as eu des attitudes superbes, des regards surtout ! Tu es bien supĂ©rieur Ă NĂ©ron. Ămeril, qui ne tâaime pas beaucoup applaudissait Ă tout rompre. Et moi, je nâĂ©tais pas en reste avec lui. » Antone sourit, Antone lâĂ©coute ; il oublie son antipathie, il oublie sa promesse Ă MorĂšre, il oublie MorĂšre, tellement il est enivrĂ©. La voix du sacriste se fait plus humble, plus mĂ©lancolique, plus implorante et glisse vers le rappel des souvenirs, vers une catastrophe, peut-ĂȘtre. Les applaudissements annoncent brusquement la chute du rideau et rompent ce dangereux tĂȘte-Ă -tĂȘte. Enfin, câest le dernier acte. Antone reparaĂźt dans une scĂšne douce, de confiance lĂ©gĂšre et dâamour chevaleresque. Mais pourquoi M. Berbiguet a-t-il supprimĂ© deux vers ici, quatre vers lĂ ? Pourquoi Racine nâa-t-il pas montrĂ© le fatal banquet ? Dubled a raison contre M. Berbiguet, çâeĂ»t Ă©tĂ© bien mieux. Quel effet nâaurait pas produit Ramon-Britannicus en tombant tout Ă coup, pĂąle, inanimĂ©, aprĂšs avoir bu le poison ! Tout le monde aurait pleurĂ© ! Si seulement on le rapportait mort sur la scĂšne. Quel dommage quâil nây ait pas pensĂ© plus tĂŽt ! Cela aurait fait un trĂšs beau tableau final, sans quâon fĂ»t obligĂ© de toucher au texte de Racine que M. Berbiguet dĂ©clare sacré⊠La tragĂ©die est terminĂ©e. On baisse le rideau, puis tous les acteurs se pressent sur la scĂšne. Britannicus et Junie en occupent le milieu. On applaudit encore. Monseigneur se lĂšve et remercie les artistes, puis son Ă©loge va aux maĂźtres dĂ©vouĂ©s, Ă cette maison qui sait, tout en dĂ©veloppant les jeunes intelligences, en les ouvrant aux beautĂ©s de nos grands gĂ©nies, former les cĆurs et les volontĂ©s. Antone sourit Ă tous les Ă©loges et il espĂšre quâen finissant le prĂ©lat va revenir Ă lui. Mais non, câest sur la patrie et lâĂglise que sâachĂšve cette allocution. Les rangs se dĂ©font ; les parents sâapprochent. Antone est dĂ©jĂ dans les bras de sa mĂšre, et de ses tantes. Le colonel de Saint-EstĂšphe et sa femme le fĂ©licitent ; les autres mĂšres regardent jalousement Madame Ramon et son fils. Et lâĂ©vĂȘque, avant de sortir, leur donne sa bĂ©nĂ©diction. Quel triomphe maternel, triplement maternel, car on ne pourrait deviner quelle est la mĂšre parmi ces trois femmes, jeunes, Ă©lĂ©gantes, et dont la joie fait rayonner la beautĂ©. Soudain, comme elles vont le quitter, les Ă©clats vainqueurs des cuivres retentissent dans la cour. Tu viens, Ramon, dit Ămeril en passant. â OĂč cela ? â Sous les quinconces au feu dâartifice. » La fanfare, en effet, sâest rassemblĂ©e et entraĂźne tout le monde acteurs, spectateurs, enfants et parents, Ă travers les galeries et les cours jusquâaux grands arbres du parc quâĂ©clairent des feux de Bengale. Antone, dit M. Berbiguet, allez vite, et prenez un flambeau. â Couvre-toi bien, lui crie la maman. â Ah ! je nâai pas froid. » Il sâĂ©chappe tant il a peur quâune des tantes lui mette un manteau sur son beau costume. En cercle sous les arbres, la fanfare attaque la troisiĂšme marche aux flambeaux de Meyerbeer, tandis que les feux rouges succĂšdent aux feux verts. Câest un spectacle inattendu et dĂ©fiant toutes les fantaisies nĂ©roniennes. Agrippine, une joue plissĂ©e, lâautre gonflĂ©e, claironne dans un petit bugle et se penche sur GĂ©ronte pour suivre sa partie, Narcisse sâĂ©puise dans une contrebasse, Burrhus et Sganarelle, cĂŽte Ă cĂŽte, poussent avec ensemble la coulisse de leur trombone. PrĂšs dâeux Junie, Martin, Lucas, Britannicus les Ă©clairent avec des ballons oranges. Et au milieu, la haute silhouette fantomatique de lâabbĂ© ThiĂ©baut se baisse, se relĂšve, se dĂ©mĂšne, surveille les Ă©clats des trombones, marque la mesure aux altos, appelle vigoureusement les barytons et les basses, et modĂšre les ra » et les fla » de NĂ©ron, premier tambour. CHAPITRE IV â RIEN NE SE PERD Au coup de cloche du matin, Antone sâest rĂ©veillĂ© trĂšs fatiguĂ© et, comme il est naturel, aprĂšs les grandes exaltations, dĂ©couragĂ©, plein dâamertume. Ainsi câest fini il faut se remettre au travail, aux versions, aux thĂšmes, aux problĂšmes. Il revient sur son triomphe, comme on Ă©carte des cendres pour retrouver quelque Ă©tincelle. Il se rappelle quâil nâa pas vu Georges MorĂšre. Dans cette fĂȘte, Ă aucun moment son ami ne lui a serrĂ© la main, ne lâa fĂ©licitĂ© ; Ămeril est venu, CĂ©zenne est venu, Miagrin mĂȘme est venu mais lui, pourquoi sâest-il abstenu ? Pourquoi ? Enfin, il a honte de lui-mĂȘme Ă la pensĂ©e quâil sâest laissĂ© approcher par Miagrin, quâil a Ă©coutĂ© Miagrin, quâil nâa pas tenu sa promesse. Il espĂšre revoir son ami Ă la rĂ©crĂ©ation de midi, car le matin il se complaĂźt dans le babil gĂ©nĂ©ral, oĂč dĂ©jĂ pourtant des apprĂ©ciations le blessent ; les uns lui prĂ©fĂšrent Junie, ou Narcisse, dâautres trouvent cette tragĂ©die assommante et exaltent le MĂ©decin malgrĂ© lui » un homme qui boit, qui est battu et qui dit du mauvais latin, câest plus quâil nâen faut pour leur faire affirmer la supĂ©rioritĂ© de MoliĂšre sur Racine. Georges grondĂ© gentiment lâassure quâil lâa applaudi et quâil est toujours le mĂȘme. Mais quoi ? lâamitiĂ© nâest-elle pas une confiance absolue de deux amis dans leurs sentiments mutuels ? » Il a raison, mais Antone est un peu froissĂ© de son peu dâempressement. Georges voudrait bien lui dire quâil y a quelque chose de plus important dans la vie que les succĂšs de théùtre, mais il a le bon sens de comprendre que ce nâest pas le jour. Trois fois dans la journĂ©e, Miagrin a tentĂ© de lâaborder en souriant, pour reprendre la conversation des coulisses, mais trois fois Antone lâa laissĂ© brusquement pour retrouver Georges MorĂšre. Câest Ă©tonnant, remarque CĂ©zenne, quâon ferme les yeux sur eux. Ah ! si câĂ©tait moi ! » Nâaie pas peur, a rĂ©pondu Miagrin, il faudra bien quâon les ouvre. » Et il ajoute de vagues menaces. Si la jalousie fielleuse nâĂ©tait pas une passion, elle saurait attendre, mais il arrive un moment oĂč le poids est trop lourd, lâattente insupportable. Un adolescent de quinze ans peut avoir le caractĂšre et les instincts dâIago ou de Tartuffe, il nâen possĂšde pas encore la patience scĂ©lĂ©rate, ni la fourbe dextĂ©ritĂ©. Miagrin est Ă bout de rage. La promenade de classe devait avoir lieu le 18 juin. Les grandes fĂȘtes Ă©taient passĂ©es et les troisiĂšmes aspiraient ardemment Ă ce jour de libertĂ©. Quatre jours avant, un nouvel incident Ă©mut le SupĂ©rieur. En sortant de la sacristie, aprĂšs la messe, il aperçut Ă terre un papier pliĂ©. Son Ă©tonnement fut grand dây lire ce fragment de lettre de lâĂ©criture trop reconnaissable de MorĂšre Dâabord ne te soucie pas de Patraugeat ; comment peux-tu ravaler notre amitiĂ© Ă sâoccuper de cet imbĂ©cile. Et dâailleurs que nous importe lâopinion des autres. Je connais tes sentiments, cher Antone, tu nâignores pas les miens. Il faut que notre amitiĂ© dĂ©daigne ces railleries bĂȘtes et ces manĆuvres dâidiots. MĂȘme si nous retrouvons encore les mĂȘmes yeux jaloux et mĂ©fiants, il faut rĂ©sister au dĂ©goĂ»t et au dĂ©couragement⊠» La suite manquait, mais au verso des bribes de phrase de mĂȘme nature confirmaient le SupĂ©rieur dans ses soupçons Aie confiance en moi, laisse-moi te conduire, ne crains rien, quoi quâon te dise, cher Tonio, et ne te laisse pas abattre⊠» Le Chanoine, homme de principes sĂ©vĂšres, fit immĂ©diatement venir Georges et sans lui donner le temps de se reconnaĂźtre lâaccabla de ses rĂ©primandes. Georges eut beaucoup de peine Ă Ă©claircir cette accusation, il reconnut la lettre du premier de lâan. Antone, appelĂ© Ă son tour en prĂ©sence de Georges fut Ă©tonnĂ© de revoir la lettre quâil avait crue dĂ©chirĂ©e par Miagrin. TransportĂ© de fureur et comprenant ce coup dont le sacriste lâavait menacĂ©, il Ă©clata en injures contre lui. En vain le SupĂ©rieur voulut lâarrĂȘter. Antone poursuivit ses rĂ©vĂ©lations, raconta les roueries de Miagrin. Comme le SupĂ©rieur restait incrĂ©dule il sâexaspĂ©ra Câest un hypocrite, criait-il, et si vous voulez savoir celui qui a bouchĂ© la flĂ»te de Georges MorĂšre Ă la Sainte CĂ©cile, eh ! bien, câest lui, il me lâa dit. » Le chanoine eut un fugitif sourire. Lâaccusation Ă©tait tellement extravagante et inattendue quâelle en devenait drĂŽle. Il se reprit aussitĂŽt et, dâun ton sĂ©vĂšre, lui rappela quâil ne lui appartenait pas dâaccuser les autres de mensonge, quâil voulait bien oublier ces paroles de colĂšre, mais quâil lui demandait de se rappeler ses promesses du jour de PĂąques, promesses de travail et de conduite exemplaires, et il les renvoya aprĂšs les avoir avertis quâil se ferait renseigner sur leur attitude. Une fois dans lâescalier Tu sais, dĂ©clara Antone Ă Georges, câest vrai tout ce que jâai dit au SupĂ©rieur. Et il lui rĂ©vĂ©la les menaces de Miagrin. â Alors, soyons prudents, rĂ©pondit Georges, car Miagrin a toute la confiance du SupĂ©rieur, et il est capable de tout. » CHAPITRE V â MIAGRIN SE VENGE Mardi 18 juin ! Câest le grand jour, le jour de la Promenade de classe. Sous la conduite de M. Pujol et de M. Perrotot, car le rĂšglement exige au moins deux professeurs, les troisiĂšmes se dirigent vers la gare de Bourg pour prendre le train de Nantua. On leur a bien recommandĂ© de garder le silence en passant prĂšs des Ă©tudes oĂč leurs condisciples apprennent leurs leçons, mais allez faire comprendre ce dĂ©licat sentiment Ă Ămeril, Ă CĂ©zenne, Ă dâOrlia, Ă Patraugeat ! Leur premiĂšre joie fut au contraire de crier sous leurs fenĂȘtres Ah ! quel beau temps pour une promenade. » Le train arrive ils prennent dâassaut les voitures, se disputent fĂ©rocement les coins des compartiments, trĂ©pignent de joie au coup de sifflet du dĂ©part. Cette fois, ça y est ! » Comme dit le vieux dâAubignĂ© Lâaise leur saute au cĆur et sâĂ©pand au visage. Patraugeat fait dâironiques adieux au collĂšge, et soudain toute la classe attaque la marche aux Flambeaux de Meyerbeer⊠Antone sâest fait envoyer sa lorgnette et Rousselot son appareil photographique. Mais Rousselot sâoccupe Ă couper un morceau de la courroie de la portiĂšre, comme souvenir, et Antone, juste en face de Georges, nâa cure du paysage. Dans le compartiment voisin M. Pujol se moque de CĂ©zenne qui avoue nâavoir jamais visitĂ© lâĂglise de Brou depuis quatre ans quâil est Ă Saint-François-de-Sales. Et, plus loin, Feydart Ă©coute M. Perrotot expliquant que lâacide prussique est un poison si violent quâune goutte sur la langue dâun chien, ça tue un homme ! » Le train dĂ©passe CeyzĂ©riat, contourne le Mont July, descend dans la vallĂ©e du Suran, dĂ©passe Simandre Rousselot, ton appareil ? » Rousselot se prĂ©cipite. Tiens ! prends ce coin-là ⊠non, attends, celui-là ⊠Non, par ici. » Rousselot dĂ©blaie le passage, Ă©crase des pieds, hĂ©site dâune portiĂšre Ă lâautre, se prĂ©pare et au moment prĂ©cis oĂč il va faire jouer le dĂ©clic, le train disparaĂźt dans un tunnel. Toute la classe Ă©clate de rire. Rousselot se fĂąche et menace ses camarades Allons, du calme ! » Soudain la dispute sâarrĂȘte. Le train vient de sortir de terre. Comme sâil avait peur de troubler la splendeur du paysage quâil dĂ©couvre, de le faire Ă©vanouir par la laideur de son apparition et la brutalitĂ© de ses bruits de ferraille, lentement il traverse la profonde vallĂ©e de lâAin, en plein ciel, sur un pont de rĂȘve. Les enfants courent dâune portiĂšre Ă lâautre ; ils regardent au fond de lâabĂźme le torrent fuyant vers Cize, les roches boisĂ©es de Jarbonnet, puis, Ă leur droite, les Ă©normes masses calcaires qui se dressent en murs triomphants avec leurs reliefs baignĂ©s de lumiĂšre, leurs blancheurs attĂ©nuĂ©es de mille irisations, grĂące aux fines buĂ©es, au voile impalpable qui monte sans cesse de la riviĂšre. Antone, soulevĂ© de joie Ă chaque instant, attire Georges pour lui faire partager ses admirations. De Nurieux, le train file en droite ligne sur la Cluse et bientĂŽt ils aperçoivent le lac de Nantua reflĂ©tant dans son large miroir un cirque de montagnes blanches et de montagnes boisĂ©es, et, de lâautre cĂŽtĂ©, la bordure dentelĂ©e de la ville. Ă la Cluse, ils sâembarquent sur la Ville de Nantua » et passent la matinĂ©e Ă faire le tour du lac. Lorgnette en main, Feydart sâefforce de dĂ©couvrir la fameuse roche de la Maria Matre, tandis quâAntone raconte Ă Georges son voyage sur mer, de Nice Ă la Spezzia. CĂ©zenne sâintĂ©ressait Ă un pĂȘcheur, cormoran immobile Ă la pointe dâun tablier sur pilotis, un tiens-toi bien » ou tintĂ©ben » comme disent les gens du pays, quand une clameur retentit. Pierre Leroux a conçu, ainsi que le poĂšte Pour lâeau bleue et profonde un indicible amour, et, en se penchant trop sur le bastingage, a fait tomber sa casquette. Cet incident paraĂźt tellement extraordinaire, que la joie devient du dĂ©lire. La beautĂ© du lac, les ombrages merveilleux, lâĂ©tagement des bandes calcaires, la voluptĂ© mĂȘme du souple mouvement du bateau, tout disparaĂźt devant lâintĂ©rĂȘt quâoffre la casquette de Pierre Leroux, minuscule bouĂ©e qui flotte Ă la surface de lâonde et diminue de plus en plus. Ămeril, CĂ©zenne, Beurard oublieront tout de la promenade, tout, sauf la casquette de Leroux. AprĂšs avoir visitĂ© Nantua, ses rues, sa vieille Ă©glise, ils entrent Ă lâhĂŽtel du Lac, chez Jeantet, oĂč les attend un somptueux banquet commandĂ© de Bourg. La table est installĂ©e sous les arbres de la terrasse. Chacun se place suivant ses affinitĂ©s Ă©lectives, Feydart prĂšs de lâabbĂ© Perrotot et, naturellement, Antone prĂšs de Georges. Depuis le matin il marche vivant dans son rĂȘve Ă©toilĂ© » ; ils ne sont plus au collĂšge, il leur semble quâils ont reconquis la libertĂ©. LâappĂ©tit aiguisĂ© par cette promenade matinale, ils font honneur aux mets Ă©chattous du lac, quenelles de Nantua, gigot, charlotte russe, crĂšme, ananas au kirsch et desserts variĂ©s, le tout arrosĂ© dâun petit vin gris qui met lâesprit en verve, puis dâun champagne pĂ©tillant sinon authentique. Au dessert on fait chanter dâOrlia, Ămeril et Beurard qui risque une romance provençale. Alors CĂ©zenne Ă©moustillĂ© dĂ©clare quâil va rĂ©citer une poĂ©sie. On lâencourage. Debout, bien campĂ©, aprĂšs sâĂȘtre essuyĂ© la bouche, Paul CĂ©zenne lance le titre dâune voix sonore La GrĂšve des Forgerons, par François CoppĂ©e. » Un silence recueilli lâĂ©coute. Dâune voix emphatique il commence Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. VoilĂ . » Il sâarrĂȘte, regarde devant lui, porte sa main droite Ă sa bouche, puis les sourcils contractĂ©s, cherche la suite dans les nuages. DĂ©jĂ quelques applaudissements ironiques de ses camarades se prĂ©parent. Mais il les arrĂȘte du geste Je suis mal parti, dit-il, je recommence La GrĂšve des Forgerons, de François CoppĂ©e Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. Voilà ⊠» LâarrĂȘt fatal se reproduit exactement aprĂšs le mĂȘme mot et cette fois les rires Ă©clatent avec fracas. Gendrot, Leroux, Henriet, Rousselot sâĂ©crient Bis ! Bis ! » Mais CĂ©zenne Ă qui le champagne et le cafĂ© ont enlevĂ© toute timiditĂ© rĂ©pond, sans se dĂ©concerter Je ne me rappelle plus le milieu. En tous cas, voici le dernier vers Et si vous mâenvoyez Ă lâĂ©chafaud, merci ! » Des bravos ironiques accueillent cette finale. On rĂ©pĂšte Merci, merci ! » Pour un bavard comme vous, votre histoire est Ă©tonnamment brĂšve, conclut en riant Monsieur Pujol. Allons, en route pour le lac de Sylans. â Est-ce quâon peut fumer ? demande Ămeril. â DĂ©fense absolue, il nous faudrait un service de porteurs pour ramener les malades. » Mis en gaĂźtĂ© par le banquet, le champagne et le soleil, les groupes se resserrent et montent vers les Neyrolles en chantant le chĆur de charbonniers dâOffenbach, souvenir de la Sainte CĂ©cile, et la Marche aux Flambeaux de Meyerbeer⊠Aux Neyrolles la gorge se resserre, on hĂąte le pas. Les groupes sâespacent de plus en plus, les conversations succĂšdent aux chants. De temps en temps, Feydart, Ămeril, dâOrlia, mĂȘme le sage Aubert et le grave Boucher se retournent vers CĂ©zenne et lancent dâune voix aiguĂ« Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. Voilà ⊠» Antone marche Ă cĂŽtĂ© de Georges et lui raconte en dĂ©tails toute lâaventure de sa lettre aux mains de Miagrin ; il lui avoue quâil lâa revu le soir de Britannicus, et lui redit les menaces du sacriste. Georges comprend tout ce quâil y a de sensibilitĂ© et dâimagination exaltĂ©e dans lâĂąme de son camarade. Il se rappelle les indications prĂ©cises du PĂšre Levrou et sâefforce de lâentraĂźner sur un sujet moins irritant Tu prends trop les choses Ă cĆur, lui dit-il, laisse donc Miagrin de cĂŽtĂ©. â Câest plus fort que moi, rĂ©pond Antone, quand je pense quâil est congrĂ©ganiste de la Sainte Vierge ! Tu sais, moi je nâaime pas beaucoup ce groupe-là ⊠â Tu as tort, interrompt Georges, si en effet tu Ă©tais plus pieux⊠» Mais Antone proteste violemment, dĂ©clare quâil a un culte dâamour pour lâImmaculĂ©e, quâil lâaime plus que toute la CongrĂ©gation. Je suis allĂ© lâannĂ©e derniĂšre Ă Lourdes avec le bon abbĂ© Brillet. Si tu savais comme câest beau, comme on prie⊠Je me souviens quâun soir⊠» et il tire de ses secrets trĂ©sors les souvenirs les plus prĂ©cieux, il lui dĂ©voile tranquillement ses enthousiasmes dâenfant et ses joies intimes. Georges Ă©coute, ravi. Il voudrait bien aller Ă Lourdres. Nous irons, je veux y retourner cette annĂ©e avec toi », sâĂ©crie lâimpĂ©tueux Antone. Dans la joie de ces confidences ils oublient la route, les rochers et leurs camarades. Comme ils sont bien seuls dans cette bande dâenfants tapageurs ! Enfin on dĂ©bouche prĂšs de vastes hangars de bois ce sont les glaciĂšres de Sylans. Le lac apparaĂźt dans sa vasque de montagnes. Mais lâheure est mal choisie. Sous le jour aveuglant le lac en feu miroite comme un bouclier dâor. Câest ça Sylans ! sâĂ©crie Rousselot déçu, je prĂ©fĂšre la Dombe ; » mais songeant Ă lâhiver, CĂ©zenne interprĂšte de la pensĂ©e gĂ©nĂ©rale dĂ©clare Ăa doit faire une fameuse patinoire. » Au pied de la haute cascade de la Planchette, sâengage une longue discussion sur les mĂ©rites respectifs des chutes dâeau de lâAin et de la Savoie. M. Pujol interrompt Maintenant, il est trop tard pour aller au lac Genin. Nous allons grimper Ă bonne allure de la gare de Charix Ă Lalleyriat ; il y a un joli chemin sous bois ; nous gagnerons ainsi Nantua par les Neyrolles et le train de cinq heures onze nous ramĂšnera pour dĂźner Ă Bourg Ă sept heures et demie. â DĂ©jĂ ! sâĂ©crient CĂ©zenne et Ămeril. â Allons, les entraĂźneurs, entraĂźnez, car nous avons juste le temps. » Quâest-ce quâune montagne pour des enfants, sinon une occasion de grimper ? Georges MorĂšre prend la tĂȘte avec Rousselot, Leroux, Pradier, les meilleurs coureurs, et Antone. Pas si vite ! » implorent CĂ©zenne, Ămeril et ceux dont lâidĂ©e de retour alourdit les jambes. On traverse la voie ferrĂ©e, on gravit des cĂŽtes un peu raides, mais oĂč, du moins, lâon est Ă lâabri du soleil sous les sapins. Une fois sur les crĂȘtes, le groupe se dirige vers les Neyrolles. M. Pujol laisse les enfants sâespacer Ă leur guise, il demande seulement quâon ne sâĂ©carte pas du chemin et que les premiers arrivĂ©s Ă la route des Neyrolles attendent les autres. Georges est reparti en tĂȘte avec Antone pour reprendre leur conversation interrompue Ă Sylans. Antone lâĂ©coute si docilement quâil veut en profiter pour lâĂ©clairer et lâassouplir. Par un instinct de secrĂšte pudeur, ils ont pris un peu dâavance sur leurs camarades. Miagrin a bien essayĂ© tout dâabord de les dĂ©ranger, puis il sâest ravisĂ© et maintenant les laisse distancer de plus en plus le groupe. Nul ne les trouble, ni ne les Ă©coute. Le pĂšre Levrou nâa-t-il pas raison, dit Georges, de te trouver trop petite fille. Tu vas avoir quatorze ans et tu tâirrites du moindre obstacle, tu tâabats au moindre Ă©chec. â Câest vrai, reconnaĂźt Antone, je voudrais ĂȘtre comme toi. â Oh ! moi je ne suis pas un modĂšle, mais il me semble quâĂ ta place, je laisserais lĂ ces maniĂšres dâenfant cĂąlin et que je songerais davantage Ă lâavenir. » Et il ose lui rappeler des paroles trop doucereuses, des miĂšvreries agaçantes. Antone rougit et donne ses excuses Câest vrai, mais tu sais, au fond, je tâaime beaucoup. » Quâest-ce que tu penses faire plus tard ? interroge Georges. â Et toi ? demande Antone. â Moi ? si je peux, jâentrerai Ă St-Cyr. Je veux ĂȘtre officier, mais, tu sais, pas un officier de garnison, jâirai oĂč lâon se bat, en Afrique, Ă Madagascar, nâimporte oĂč. â Eh ! bien, moi aussi, dĂ©clare Antone, je trouve quâil nây a rien de plus beau que dâĂȘtre officier de cavalerie. » Georges rit Tu es toujours le mĂȘme, tu vois ton cheval, ton uniforme, mais il faut dâabord passer des examens. Câest plus sĂ©rieux. â Nâaie pas peur, je les passerai je passerai tout avec toi ; nous travaillerons ensemble, nous entrerons dans le mĂȘme rĂ©giment. Quel dommage que je nâaie pas de sĆur ! Tu lâaurais Ă©pousĂ©e et moi jâĂ©pouserais Bridgette elle est trĂšs gentille et nous nous entendions trĂšs bien. AprĂšs nous partirions pour lâAfrique tous les deux. » Antone sâexalte. Il se voit dĂ©jĂ avec Georges, comme Marchand avec Baratier. Il reprend Fachoda aux Anglais, soumet tout le continent noir, conquiert le Tchad, plante partout le drapeau français. Surtout il se rĂ©jouit Ă lâidĂ©e quâil vivra dĂ©sormais avec Georges, quâil sera toujours son ami, son seul ami. Georges de son cĂŽtĂ© nâa pu se dĂ©fendre dâune grande joie devant cette perspective. LâabbĂ© Levrou a raison. Plus tard cette amitiĂ© sera leur force Ă tous deux, elle les soutiendra, Ă Saint-Cyr, dans lâarmĂ©e, dans la vie. Et il part de lĂ pour donner de nouveaux conseils Ă Antone. Oui, mais dâabord il faudra se montrer des hommes rĂ©solus. Ă Saint-Cyr ce nâest pas comme ici. Câest alors que nous aurons besoin de nous serrer lâun contre lâautre⊠» Pendant ce temps, la colonne avançait lentement derriĂšre eux. Une fois dĂ©jĂ M. Pujol lâavait arrĂȘtĂ©e et fait des reproches Ă Ămeril et Ă Beurard quâil avait surpris sâattardant en arriĂšre pour fumer. Plus loin, au cri de Rousselot, tous les Ă©lĂšves Ă©taient accourus pour contempler prĂšs dâune flaque dâeau deux espĂšces de petits lĂ©zards de velours noir coupĂ© de raies orangĂ©es Ce sont des salamandres », dĂ©clarait lâabbĂ© Perrotot. De grandes disputes sâĂ©taient engagĂ©es. Arthur Feydart voulait les mettre sur un feu de bois pour voir si vraiment les salamandres vivaient dans les flammes, CĂ©zenne voulait au contraire les emporter pour voir si la nuit elles nâĂ©taient pas phosphorescentes, en rĂ©alitĂ© pour les glisser dans le lit de son ami Ămeril. Miagrin ne cessait de demander de nouvelles explications sur les transformations des tĂȘtards, si bien quâau moment de repartir, il fit remarquer Ă M. Pujol quâil Ă©tait dĂ©jĂ trĂšs tard. Ce fut lâoccasion dâune scie nouvelle Il est tard, il est tĂȘtard. » Tout en devisant, Georges et Antone avaient pris une longue avance sur la classe. Ils avaient rencontrĂ© la route des Neyrolles et selon les prescriptions de M. Pujol attendaient, sous les derniers sapins, la classe attardĂ©e. Antone dĂ©bordait de reconnaissance ; il lui rappelait quels camarades il avait rencontrĂ©s Patraugeat, Beurard, ces goinfres, Lurel et Monnot, ces menteurs, Miagrin, cet hypocrite. Enfin il possĂ©dait un vĂ©ritable ami, franc, loyal. DĂ©sormais il allait travailler vaillamment, il voyait un but, il se prĂ©parerait Ă cette vie hĂ©roĂŻque, ambition et rĂȘve de toutes les Ăąmes de treize ans. Des souvenirs dâhistoire et de lĂ©gende, de chevalerie et de camaraderie guerriĂšre tressaillaient en lui. Nous serons deux frĂšres dâarmes, disait-il, comme Roland et Olivier. â Oui, rĂ©pondait Georges, mais nâoublie pas que câĂ©taient de robustes soldats ; il faut devenir virils comme eux. â Tu as raison, il faut que je change, que je devienne un homme ; je te promets dâĂȘtre viril. » Dans la forĂȘt lâatmosphĂšre est chaude, lâarome des sapins rĂŽde autour dâeux, la solitude les enveloppe. Un ressaut du sentier les empĂȘche de voir le long chemin quâils viennent de parcourir. Au loin, Ă travers les sapins, ils aperçoivent vaguement lâautre cĂŽtĂ© du lac. Vois-tu, poursuit Antone, le bras sur lâĂ©paule de Georges, je nâai ni sĆur, ni frĂšre. Eh ! bien, câest toi qui seras mon frĂšre, mon vrai frĂšre. Tu mâavertiras, tu me conseilleras, tu me soutiendras. Tu veux bien, nâest-ce pas ? Tu ne peux pas savoir comme je tâaime, ajoute-t-il, dans une exaltation de tendresse croissante. Maintenant, câest Ă la vie Ă la mort. Oui, je voudrais donner ma vie pour toi. Jâai chez moi un tableau dâun peintre italien, il reprĂ©sente Tobie conduit par RaphaĂ«l, je lâaime beaucoup, sais-tu pourquoi ? parce que RaphaĂ«l te ressemble. Tu seras mon RaphaĂ«l. â Tu exagĂšres, Antone, interrompt Georges, soyons simplement, comme tu le dis, deux frĂšres ayant les mĂȘmes espĂ©rances. â Le mĂȘme cĆur, chante Antone. â Oui, le mĂȘme cĆur et le mĂȘme idĂ©al, rĂ©pond Georges, celui des chevaliers Dieu et patrie. » Alors Antone saisit Georges au cou, lâĂ©treint avec une joie enfantine et le baise Ă pleines joues. Georges surpris hĂ©site un instant, puis conquis par tant de confiance, de naĂŻvetĂ© et dâaffection vraie, il pose Ă son tour ses lĂšvres sur la joue vermeille dâAntone ravi. Presque aussitĂŽt ils entendent un pas lourd, un paysan paraĂźt dans le chemin. Quelle heure est-il donc ? se demande Georges. â Quatre heures et demie, rĂ©pond Antone tirant sa montre. â Mais le train part dans une demi-heure, jamais nous nâarriverons pour cinq heures Ă Nantua. On ne les entend plus. â Pardon, Monsieur, fait Antone, qui salue le paysan, vous nâavez pas rencontrĂ© nos camarades ? â Que si, reprend lâhomme, voilĂ dĂ©jĂ une demi-heure quâils sont descendus vers Charix, en chantant. Si vous voulez les rattraper pour le train, vous nâavez que le temps, câest Ă cinq heures moins dix. Tenez, prenez donc lĂ -bas, voyez-vous, Ă travers les sapins, cette coursiĂšre ; elle vous ramĂšnera juste Ă la station quand vous aurez coupĂ© deux sentiers, mais dĂ©pĂȘchez-vous. â Combien y a-t-il ? interroge Georges avec angoisse. â Trois Ă quatre kilomĂštres, mais ça descend Ă peu prĂšs toujours. â Pas gymnastique ! crie Georges Ă Antone. â Non ! dit Antone, mieux vaut aller Ă Nantua, câest plus prĂšs. â Mais on nous attend Ă Charix et lâon ne partira pas sans nous. â Alors tant mieux. â Tant mieux ! et si nous leur faisions manquer le train ! Non, non, pas gymnastique sur Charix ! » Et les voici courant Ă travers les sapins vers le sentier entrevu, coupant les chemins, dĂ©valant vers le lac, les coudes au corps, la tĂȘte levĂ©e ; ils vont Ă toute vitesse, au mĂ©pris du principe quâune longue course doit ĂȘtre faite Ă une allure modĂ©rĂ©e et rĂ©guliĂšre. Ă chaque tournant Georges se demande sâil ne va pas apercevoir les Ă©lĂšves, mais rien. Alors il se retourne, appelle Antone, lâexcite, lâĂ©peronne, malgrĂ© la chaleur Ă©touffante, malgrĂ© lâair lourd de la sapiniĂšre. Georges se sent hors de la rĂšgle, contre la rĂšgle, il nâa plus sa raison, il sâaffole, il est incapable des rĂ©flexions quâune certaine insouciance permet encore Ă son ami. Soudain il sâarrĂȘte, il arrive Ă une carriĂšre, câest une impasse. Ils ont dĂ» se tromper, vite il revient sur ses pas, enlĂšve Antone, cherche sa voie, la retrouve enfin et sây lance Ă une allure de plus en plus accĂ©lĂ©rĂ©e, tourne les sapins, saute de rocher en rocher. Sais-tu que nous risquons dâĂȘtre renvoyĂ©s ? » Cette terreur obscurcit son Ăąme. Il songe au SupĂ©rieur. Il ne voit ni le visage rouge de son ami, ni sa poitrine haletante, ni ses vains efforts pour se maintenir Ă son pas. Plus vite ! commande-t-il, plus vite ! » Mais Antone commence Ă sâessouffler, le lĂąche petit Ă petit et soudain sâĂ©crie Je nâen peux plus. » Georges le regarde dĂ©solĂ©. Il entend le sifflet strident dâune locomotive. Encore un effort, implore-t-il, voyons Antone, nous devons ĂȘtre tout prĂšs. » Docile, Antone reprend le pas gymnastique la sueur inonde son visage, ruisselle sur son cou, colle sa chemise Ă son corps ; ses oreilles bourdonnent ; sa gorge est en feu. Ferme la bouche et lĂšve la tĂȘte », lui rĂ©pĂšte Georges, qui accĂ©lĂšre lâallure Ă mesure que la descente devient plus rapide. Depuis prĂšs dâun quart dâheure, Antone court ainsi, horriblement oppressĂ©, sâobstinant parce que Georges est effarĂ©, perd la tĂȘte et redoute ce retard comme une catastrophe. Enfin la douleur est trop vive. Je ne peux plus, lui dit-il, jâai un point de cĂŽtĂ©. » Il sâest remis au pas de route, et, tout soufflant, serre sa hanche de sa main droite. Georges le regarde. Doit-il prendre les devants pour prĂ©venir le groupe ou se mettre au pas dâAntone ? Soudain il entend des appels et aperçoit bientĂŽt Rousselot qui remonte vers lui, et lui fait de grands gestes. Par ici, dĂ©pĂȘchez-vous donc ! » Georges montre Antone Ă©puisĂ©. Le train va partir, allez, hop ! nous allons le manquer ! â Quand on ne peut plus, on ne peut plus, dit Antone. â Mon vieux, tu sais, Pujol est furieux ! dĂ©pĂȘche-toi. Ăa va en faire une histoire ! » Georges est repris de terreur Allons, Antone, un effort ! sois viril ! â Si tu veux ! » rĂ©pond Antone fouettĂ© par ce rappel de leur conversation. Et il se remet avec eux au pas gymnastique. Il y a encore 800 mĂštres avant dâarriver Ă la ligne. Rousselot leur explique que câest Miagrin qui a demandĂ© de revenir Ă Charix parce quâon Ă©tait en retard. M. Pujol voulait rassembler tout le monde, mais Miagrin a dĂ©clarĂ© bĂȘtement ainsi quâĂmeril que vous Ă©tiez repartis tout de suite avec Perrotot. â Miagrin a dit cela ? sâĂ©crie Antone. â Oui, câest une farce quâil a voulu vous jouer, allons, pressons. » Antone a compris. Miagrin a voulu les faire prendre en faute, et cette fois il a rĂ©ussi. La rage, lui donne des forces. Il faut quâil arrive. Miagrin serait trop content sâil manquait le train, si Georges Ă©tait puni. Mais il court depuis si longtemps dĂ©jĂ , il faiblit, et lĂąche peu Ă peu. Donne-moi la main, dit Rousselot ; MorĂšre, prends-lui lâautre. Nous suivrons le ballast en bas. » Les deux plus fort coureurs de la classe lâentraĂźnent ; Antone sâabandonne les yeux fermĂ©s, tant sa douleur de cĂŽtĂ© est poignante. Ils nâont plus que cent mĂštres, ils arrivent, lorsquâils entendent un coup de sifflet suivi dâun halĂštement lent dâabord, puis prĂ©cipitĂ© et la lourde masse de la locomotive se met Ă glisser sous un long panache de fumĂ©e entre le lac et les pentes raides de la montagne. Les trois coureurs dĂ©bouchent sur la voie juste pour voir de loin leurs camarades leur faire des gestes ironiques, agiter leurs mouchoirs et les appeler de toutes leurs forces MorĂšre ! Ramon ! Rousselot ! » Trop tard ! CHAPITRE VI â LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS Sur le conseil de M. Pujol lâabbĂ© Perrotot est restĂ© Ă Charix pour rapatrier les trois retardataires. Il les emmĂšne hors de la gare en les accablant de ses rĂ©primandes. Eh ! bien, câest du joli ! Vous vous conduisez bien, mes enfants. Georges MorĂšre ! un des premiers de la classe ! Vous nâavez pas voulu mâĂ©couter, Antone, je vous lâavais bien dit que ça finirait mal ! Mais vous vous croyez plus savant que tout le monde. » Et sa mercuriale se dĂ©veloppe, indĂ©finie. Ah ! Monsieur, il faut ĂȘtre indulgent, dit Rousselot, qui se sent hors de cause. â Indulgent ! câest une affaire trĂšs grave, il nây a que Monsieur le SupĂ©rieur qui puisse dĂ©cider. » Et il accumule les rappels du rĂšglement, les exemples dâĂ©lĂšves qui ont Ă©tĂ© renvoyĂ©s pour la dix-millioniĂšme partie de ce que vous avez fait. » Georges MorĂšre ne cherche mĂȘme pas Ă se disculper il entrevoit, au retour, la figure froide et sĂ©vĂšre du SupĂ©rieur. Il sent combien câest grave, pour lui qui a Ă©tĂ© dĂ»ment averti. Il ne regarde pas mĂȘme Antone qui, essoufflĂ©, debout prĂšs de lui, essaie de reprendre haleine et sâessuie la figure avec un minuscule mouchoir tout trempĂ© de sueur. Monsieur Perrotot sâest arrĂȘtĂ©. Il nây a pas de train avant 8 heures 22 et ils nâarriveront Ă Bourg quâaprĂšs dix heures. Ils sont sur la route qui ramĂšne Ă Nantua, et longe les alluvions marĂ©cageuses oĂč viennent se perdre deux ruisseaux aux eaux claires. Il est cinq heures et demie ; le soleil baisse, brusquement la brise descend de la montagne et passe invisible Ă travers les roseaux dont les quenouilles sâentrechoquent avec un bruit sec. Au loin le lac se plisse comme si un invisible filet traĂźnait ses mille mailles Ă sa surface, il prend les teintes du plomb qui refroidit, tandis que sur le soleil passe lentement un nuage perdu. Dans lâair limpide, le nuage poursuit au-delĂ du soleil sa course nonchalante et son ombre qui ternissait le lac sâenfuit rapide Ă lâautre bout vers les GlaciĂšres. Ce nâest rien quâun coup de brise et un assombrissement momentanĂ©. Antone a frissonnĂ©, mais Monsieur Perrotot ne lâa mĂȘme pas vu ; il sâĂ©tait arrĂȘtĂ©, il reprend sa marche, et continue de gourmander Georges MorĂšre. Rousselot intercĂšde. Ses camarades sont essoufflĂ©s. Est-ce quâon ne pourrait pas se reposer un peu ? PrĂ©cisĂ©ment ils arrivent Ă lâhĂŽtel des Moulins ; un escalier conduit Ă un balcon tout ombragĂ© de vigne vierge dominant la route. LâhĂŽtel est trĂšs propre. LâabbĂ© consent ; ils montent au balcon oĂč on leur sert quelques sirops. Vers six heures et demie, ils se lĂšvent pour se remettre en route. Antone sâĂ©tait Ă©loignĂ©. Quelques instants aprĂšs, le garçon de lâhĂŽtel accourt et prĂ©vient lâabbĂ© que le petit Monsieur » est malade. Georges inquiet se prĂ©cipite et ramĂšne Antone pĂąle, dĂ©fait, claquant des dents. LâhĂŽtesse offre aimablement une chambre oĂč il pourra se coucher jusquâau dĂ©part. Rousselot, pendant quâon le conduit, raconte Ă lâabbĂ© ahuri la course folle quâils ont faite depuis le chemin des Neyrolles. Il est interrompu par la patronne Lâenfant a refusĂ© sa tasse de thĂ©, mais il demande Ă dormir tout habillĂ© sur son lit. » Câest au mieux. Le professeur et les deux Ă©lĂšves restent sur le balcon attendant le dĂźner. De quart dâheure en quart dâheure on sâinforme de lâĂ©tat dâAntone. Il dort bon signe. Le soleil a disparu, mais le jour ne veut pas le suivre, et sâattarde longuement. Une course pareille, murmure lâabbĂ©, câest une course Ă la mort ! » Georges troublĂ©, le cĆur lourd de remords, contemple en silence le lac lointain et tranquille. Dans le crĂ©puscule un vent plus frais et plus fort sâest Ă©levĂ© de nouveau. Il couche et froisse les hautes herbes qui semblent courbĂ©es par le passage subit dâun ĂȘtre invisible, dâun ĂȘtre qui achĂšve de briser les roseaux Ă demi rompus et fuit mystĂ©rieusement Ă lâOuest vers Nantua, vers Bourg. Une lĂ©gĂšre brume monte du lac. Dans le ciel clair, une Ă une les Ă©toiles apparaissent. Les flancs des montagnes sâassombrissent ; dans la nuit uniforme les teintes des arbres sâĂ©teignent sapins dâabord, puis mĂ©lĂšzes, charmes verts, Ă©piceas et bouleaux argentĂ©s. Des Ă©charpes serpentent Ă mi-cĂŽte comme les robes traĂźnantes des fĂ©es dans les lĂ©gendes. Georges se sent encore plus triste. Ă lâheure du dĂ©part, Antone sâest levĂ© harassĂ©, fiĂ©vreux ; il se plaint toujours dâun point de cĂŽtĂ©. ArrivĂ© Ă la gare, Georges lâenveloppe dans une couverture prĂȘtĂ©e par la patronne de lâhĂŽtel et le couche aussitĂŽt sur la banquette du compartiment. Le voyage dure trois longues et mornes heures. Antone ferme les yeux de fatigue, mais il ne dort pas. Bourg ! Dans le tumulte de la gare et les lumiĂšres aveuglantes, Georges et Rousselot descendent lâenfant qui souffre dâune courbature et dâune migraine atroce. On le hisse dans lâomnibus qui les ramĂšne rapidement au collĂšge. Puis par le grand escalier du SupĂ©rieur, Ă©clairĂ©s par lâabbĂ© Perrotot, ses deux camarades avec Bresson le transportent Ă lâinfirmerie. Enfin le voici dans la salle bien cirĂ©e, couchĂ© non loin de la fenĂȘtre, dans lâun de ces lits si blancs, si doux. Tu as de la chance, dit Rousselot, on va te dorloter. » Bresson reborde sa couverture, la sĆur Suzanne, levĂ©e en hĂąte, prĂ©pare sur le gaz une boisson chaude. Bonsoir, Antone, dit Georges en serrant sa main brĂ»lante, repose-toi bien. â Bonsoir, Georges, » murmure Antone, rĂ©pondant par une longue pression des doigts Ă sa poignĂ©e de main. Tandis quâil rentre au dortoir avec Rousselot, Georges lui demande Crois-tu quâil ait attrapĂ© quelque chose de grave ? â Bah ! une courbature, une migraine ! câest de la fatigue, riposte lâathlĂšte des troisiĂšmes, un bon somme et demain, il sera plus gaillard quâavant. » CHAPITRE VII â CĆURS TROUBLĂS Il semble certains matins que les soucis guettent votre rĂ©veil pour vous assaillir tous Ă la fois. Au coup de cloche, Georges a Ă©tĂ© envahi par tous les Ă©vĂ©nements de la veille, la conversation dans la forĂȘt de Sylans, la course Ă©perdue Ă travers la sapiniĂšre, les menaces de lâabbĂ© Perrotot, la fureur de Monsieur Pujol, la santĂ© dâAntone, la crainte du SupĂ©rieur. DĂšs la premiĂšre rĂ©crĂ©ation on lâentoure, il raconte lâaventure, aidĂ© de Rousselot. Câest ta faute, Miagrin, dit Rousselot. â Moi, rĂ©pond le sacriste rouge de peur, je ne savais pas quâils Ă©taient en arriĂšre ! â Ce nâest pas vrai tu lâas dit Ă Ămeril ; tu le savais. â Tout ça ne serait pas arrivĂ©, dit lâimpitoyable Beurard, si Ramon et MorĂšre nâĂ©taient pas toujours ensemble. » Pendant la classe, Monsieur Pujol garde un air morose il est plus sĂ©vĂšre que dâhabitude. Pourtant la pression des Ă©vĂ©nements est trop forte et cinq minutes avant la fin de la classe il dĂ©clare avec une sourde irritation Câest toujours la mĂȘme chose, plus on se donne de mal pour vous faire plaisir, plus vous cherchez Ă nous dĂ©courager Ă force de sottises. Ămeril et Beurard fument malgrĂ© ma dĂ©fense, et surtout ce qui mâĂ©tonne, deux dâentre vous, en dĂ©pit des recommandations, trouvent le moyen de quitter le groupe et de se perdre dans un bois de sapins oĂč lâon voit Ă trois cents mĂštres autour de soi. » Georges baisse la tĂȘte sous la semonce, il entrevoit une histoire. Ă midi, il apprend que le SupĂ©rieur est absent pour deux jours, et respire. Ce soir il ira voir lâabbĂ© Levrou et lui expliquera tout. Ce nâest ni sa faute, ni la faute dâAntone. Toute la journĂ©e, son ami reste couchĂ©, avec la fiĂšvre et un point de cĂŽtĂ©. Il a trop couru, dit Rousselot, dans quelques jours il nây paraĂźtra plus. » Le soir, malgrĂ© son billet Ă lâabbĂ© Levrou, Georges nâest pas appelĂ©. Le jour suivant est un jeudi. AprĂšs la composition, vers neuf heures, tout le collĂšge, musique en tĂȘte, sâen va Ă la maison de campagne situĂ©e Ă trois kilomĂštres de Bourg sur les bords du Jugnon, entre la Cambuse et Bellefin. Georges MorĂšre devrait ĂȘtre plus tranquille il nâa Ă©tĂ© menacĂ© ni par le SupĂ©rieur, ni par Monsieur Pujol ; il se sent au contraire de plus en plus inquiet. Des bruits contradictoires circulent. Les uns disent que Ramon est trĂšs malade la sĆur lui a appliquĂ© des ventouses scarifiĂ©es et il a dĂ©jĂ sept ou huit drogues sur sa table de nuit. De plus on a vu deux jours de suite le docteur Thanate ». On parle maintenant de pleurĂ©sie. Bah ! remarque Rousselot en frappant son large thorax, je lâai eue, la pleurĂ©sie, il y a deux ans. On mâa posĂ© des ventouses et on mâa fait boire des drogues ; je nâen suis pas mort. â Dâailleurs, ajoute Aubert, il ne souffre plus de son point de cĂŽtĂ©. » Ăa doit ĂȘtre rassurant. La classe du vendredi matin fut marquĂ©e par des incidents extraordinaires. Monsieur Pujol avait bien lâair dâĂ©couter les leçons de ses Ă©lĂšves, mais, lui si mĂ©ticuleux, si exact, laissait passer les plus grosses fautes et les notes quâil donna soulevĂšrent des exclamations de surprise et de protestations par leur fantaisie. Puis, au lieu de faire de lâexplication littĂ©raire, il se rĂ©solut, au grand dĂ©sespoir des paresseux, Ă dicter la traduction de plusieurs pages de Virgile. Les troisiĂšmes nây comprenaient plus rien, mais comme on le sentait dâhumeur Ă mettre un mal de conduite pour un geste, on se rĂ©signa. Ă lâĂ©tude suivante, Georges MorĂšre est demandĂ© par le SupĂ©rieur. Des chuchotements courent de table en table Ăa y est, câest pour lâaffaire dâAntone. » Georges pĂ©nĂštre plus mort que vif dans le cabinet directorial, sâattendant Ă une semonce sĂ©vĂšre suivie de lâarrĂȘt dĂ©finitif, le renvoi. Voyons, mon ami, dit le chanoine, expliquez-moi comment vous vous ĂȘtes trouvĂ© avec Antone Ramon Ă©loignĂ© de vos camarades ? » Georges surpris raconte les incidents de la promenade. On devait revenir par les Neyrolles Ă Nantua. Vous saviez que lâheure du train Ă©tait 5 heures 11 et Monsieur Pujol vous avait dit quâon repartirait de Nantua. â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. » Puis il explique son itinĂ©raire, son attente aux Neyrolles, la rencontre du paysan et la descente au pas gymnastique quand il avait su Ă quelle distance il se trouvait de la gare. Vous vous ĂȘtes affolĂ© câest bien naturel. » Georges sâĂ©tonne Ă son tour. Au lieu des reproches quâil attendait, de la menace du renvoi, le SupĂ©rieur semble chercher Ă lâexcuser. Vous nâavez pas entendu vos camarades vous appeler ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Je vous remercie, mon ami, rentrez en Ă©tude. » Cela lui est dit doucement, dâun ton presque douloureux. Georges nây comprend rien. Il est sur le point de demander des nouvelles dâAntone, il nâose pas. Une fois sur le palier, il nâa quâun Ă©tage Ă monter pour ĂȘtre Ă lâinfirmerie il sâarrĂȘte un instant, hĂ©site, mais le rĂšglement est formel AprĂšs une visite au SupĂ©rieur ou Ă un professeur, on doit rejoindre immĂ©diatement sa classe. » Soumis Ă la rĂšgle et plus scrupuleux encore depuis sa derniĂšre aventure, il se penche sur la rampe, regarde le plafond de lâescalier, Ă©coute attentivement sâil ne percevrait pas un son de voix, un gĂ©missement dâAntone, et nâentendant rien, renonce Ă le voir et redescend, le malheureux. Enfin pendant lâĂ©tude du soir lâabbĂ© Levrou le fait venir. DĂšs quâil le voit entrer Ah ! mon pauvre enfant, sâĂ©crie-t-il, quâest-ce que vous avez fait ? » Pour que lâabbĂ© Levrou ne lâait pas appelĂ© mon petit », il faut quâil y ait quelque chose de grave. Ses yeux fixes et humides, ses mains claquant brusquement lâune contre lâautre, renseignent Georges plus que de longs discours sur lâĂ©tat dâAntone. Il est gravement malade ? â Il est perdu ! â Ah ! » Cette exclamation dâangoisse rappelle lâabbĂ© Ă la prudence. Ăcoutez, Georges, Ă votre Ăąge on nâest jamais perdu. Le corps a une telle rĂ©sistance quâil peut traverser bien des crises et supporter bien des secousses sans succomber. Mais son Ă©tat est grave, trĂšs grave ; demain matin je lui administrerai les derniers sacrements. Quâest-ce qui sâest passĂ© ? » Alors Georges recommence son rĂ©cit pour la troisiĂšme fois ; Ă son directeur il avoue tout la conversation au bois de sapins, lâexaltation croissante dâAntone, sa joie enfantine et comment ils se sont embrassĂ©s comme deux frĂšres. Monsieur Pujol a fait appeler par vos camarades avant de partir. Vous nâavez pas entendu ? â Non. » Georges baisse la tĂȘte atterrĂ©. Si bien quâil est accusĂ© de nĂ©gligence Ă votre Ă©gard. Mais laissons cela pour lâinstant. Mon pauvre enfant, vous nâavez pas cru mal faire et ce nâest pas moi qui vous accablerai, mais priez, priez le bon Dieu pour votre ami. » Le soir au dĂźner, les Ă©lĂšves lui apprennent que le pĂšre et la mĂšre de Ramon viennent dâarriver. On les a vus traverser la cour avec deux autres parentes. Lorsque aprĂšs le repas le collĂšge se rĂ©unit Ă la chapelle, lâabbĂ© Graffin, lâĂ©conome qui fait office de chapelain, commence par dire Mes chers enfants, je vous demande de prier tout particuliĂšrement pour un de vos camarades, Antone Ramon, qui est dangereusement malade. » Et, en effet, la priĂšre du soir semble moins monotone, moins mĂ©canique, malgrĂ© cette uniforme psalmodie dont elle est rĂ©citĂ©e. Dans les litanies, aprĂšs lâinvocation Ă lâĂtoile du matin, lâĂconome sâarrĂȘte un instant pour rappeler lâattention et trois fois de suite, sans changer le ton habituel, mais dâune voix de plus en plus forte il rĂ©pĂšte Salut des malades, priez pour nous. â Salut des malades, priez pour nous. â Salut des malades, priez pour nous. » CHAPITRE VIII â LE SILENCE DE LA CLOCHE Le malheureux Georges ne vit plus ; une charge inattendue sâest abattue sur ses Ă©paules ; il ne veut pas croire Ă la gravitĂ© de cette maladie ; non, ce nâest pas possible quâAntone Ă peine frissonnant au soir de cette fatale promenade soit en danger de mort. Et pourtant, il faut bien quâil accepte cette idĂ©e. Maintenant dans tout le collĂšge il nâest question que de son ami ; maintenant il comprend les soucis de M. Pujol, lâenquĂȘte du SupĂ©rieur. ĂpouvantĂ©, il laisse ses leçons et Ă©crit Ă sa mĂšre Je viens de commettre une chose affreuse. Antone Ramon est malade, malade Ă la mort ; et câest ma faute. Je lâai forcĂ© Ă courir pour rattraper nos camarades, mardi dernier Ă cette promenade de Nantua dont je tâavais parlĂ© et il a subi un refroidissement. Monsieur et Madame Ramon sont venus. Je nâose demander Ă le voir parce quâils doivent mâen vouloir dâĂȘtre cause dâun pareil malheur. Maman, maman, prie pour lui ; fais prier pour lui, Bridgette, Marie-ThĂ©rĂšse et Marthe, demande Ă Monsieur le CurĂ© de dire la messe pour sa santĂ©, je serais trop malheureux sâil lui arrivait malheur. Je ne peux plus apprendre mes leçons ; mes devoirs je les fais je ne sais comment ; toute la journĂ©e je suis accablĂ© par cette idĂ©e âSâil allait mourir ?â » Et sa lettre continue sur ce thĂšme lamentable, il confie Ă sa mĂšre toutes ses angoisses Tu ne sais pas combien câest ma faute, je ne sais mĂȘme si je pourrai te le dire ; mais je serais trop puni, si sa mort en Ă©tait la consĂ©quence. Demande Ă Dieu quâil ne me punisse pas comme cela, quâil Ă©loigne ce calice⊠» Les derniĂšres lignes sont proches du dĂ©lire. Ă la fin de lâĂ©tude, le rĂ©glementaire entre, monte au bureau du surveillant et lui parle Ă voix basse. AussitĂŽt celui-ci donne lâordre de ranger les livres et dit la priĂšre qui termine chaque exercice. La cloche ne sonne pas. Pourquoi ? Les Ă©lĂšves se regardent Ă©tonnĂ©s. LâabbĂ© Russec paraĂźt Ă la porte et les conduit au rĂ©fectoire pour le petit dĂ©jeuner. Tous les exercices de la matinĂ©e se font de la mĂȘme maniĂšre le rĂ©glementaire ouvre la porte, se montre et sâen va. Câest le silence lugubre du Vendredi-Saint quand la cloche est Ă Rome. Elle est lĂ -haut pourtant, au-dessus de lâinfirmerie, mais immobile et muette, car son tintement et ses vibrations trop fortes font crier le petit Antone sur son lit et les parents ont obtenu son silence. Elle attend. DĂšs le matin lâabbĂ© Levrou est venu voir lâenfant ; il lâa Ă©clairĂ© sur la gravitĂ© de son Ă©tat, et voyant ses yeux sâagrandir de terreur devant la mort apparue et se remplir de larmes, il lâa rassurĂ©, mais chrĂ©tiennement. Oui, vous ĂȘtes trĂšs malade, mon petit, mais ayez confiance, on prie pour vous vos camarades, vos maĂźtres, vos parents, les amis de vos parents, tout le monde demande au bon Dieu de rendre la santĂ© au petit Antone. Vous voyez donc que vous nâĂȘtes pas abandonnĂ©. » Câest vrai. Le bon abbĂ© Perrotot le lui a dĂ©jĂ dit, les larmes aux yeux, la sĆur le lui redit, le SupĂ©rieur le lui rĂ©pĂšte. Sa mĂšre, ses tantes occupent leur douleur en Ă©crivant, tante Zaza aux Franciscaines de Lyon, tante Mimi aux Dominicaines. Ă Lourdes, Ă la Salette, Ă FourviĂšres, Ă Einsideln, Ă Notre-Dame des Victoires, Ă la rue du Bac, partout oĂč ces bonnes filles ont promenĂ© leur piĂ©tĂ© un peu inquiĂšte et laissĂ© leurs aumĂŽnes, elles rĂ©clament des priĂšres pour leur neveu. Madame Ramon Ă©crit aussi Ă sa cousine, SupĂ©rieure des SĆurs de Sainte-Marie dâAngers, Ă son oncle, directeur du collĂšge de Florenne. Le chanoine Raynouard le recommande aux SĆurs de Saint-Joseph de Bourg, et lâabbĂ© Levrou aux adorateurs de nuit de la Basilique du SacrĂ©-CĆur Ă Montmartre. De proche en proche se tisse un rĂ©seau de priĂšres pour couvrir Antone, pour le mettre Ă lâabri de lâinvisible faux. Aussi Antone reprend espoir en Ă©coutant son directeur lui conseiller de se purifier, dâabord, et de sâoffrir gĂ©nĂ©reusement Ă la volontĂ© de Celui qui lâa créé et rachetĂ©. Il se confesse avec peine car il souffre. LâabbĂ© lui rappelle sa premiĂšre communion, le chemin parcouru depuis, ses dĂ©faillances ; il lui montre sa faiblesse intime et lâenfant qui vient dâavouer dans un grand trouble ses familiaritĂ©s » avec un camarade, sent en effet le poids lourd de la faute originelle, et en comprend les terribles consĂ©quences. Il faut pardonner, lui dit lâabbĂ©, Ă tous ceux qui vous ont portĂ© au mal. » Antone simplement et humblement, dĂ©clare quâil pardonne Ă tous, mĂȘme Ă celui qui lâa mis dans cet Ă©tat, Ă ce Miagrin dont la faussetĂ© le rĂ©volte malgrĂ© lui. Il pardonne et il se soumet Ă la volontĂ© de Dieu, mĂȘme si cette volontĂ© est la mort. Tant il est facile de faire accepter les plus durs renoncements, Ă lâĂąge oĂč lâon devrait, semble-t-il, sâaccrocher le plus obstinĂ©ment Ă la vie ! HĂ©las ! ce sacrifice quâon fait gĂ©nĂ©reusement Ă quatorze ans, le ferait-on aussi facilement Ă cinquante ! Sainte confiance de la jeunesse, heureux ceux qui vous conservent. Antone a reçu le pardon de ses fautes Soyez calme, mon petit, dit lâabbĂ©, promettez Ă Dieu de lâaimer toujours par dessus tout, par dessus tous, dâĂȘtre son soldat fidĂšle dans la vie. Je vais vous donner la sainte Communion et lâExtrĂȘme-Onction. » Lorsquâil rentre en surplis et en Ă©tole, la custode en main, Antone, malgrĂ© lui jette un regard sur lâenfant de chĆur. Non, ce nâest pas lui », mais Luce Aubert. LâabbĂ© Levrou nâa pas osĂ© prendre Georges ; il a prĂ©vu une crise de sanglots, et il a craint de troubler lâenfant malade. Antone se recueille, communie. Un grand calme se fait en lui. Il nâa plus peur il a trouvĂ© un appui. Si Dieu le veut, il est prĂȘt, pourtant quâil ait pitiĂ© de ses parents, quâil ait pitiĂ© de celui qui nâest pas là ⊠à midi, avant les grĂąces, le SupĂ©rieur a donnĂ© cet avis au collĂšge Mes enfants, votre camarade Antone Ramon est dans un tel Ă©tat de faiblesse que des bruits trop violents redoublent ses souffrances et augmentent sa fiĂšvre, je vous demande donc de jouer le plus loin possible de la maison, du cĂŽtĂ© de la Reyssouze, et dâĂ©viter les clameurs dâensemble et les cris aigus. » Il nâen fallait pas tant pour arrĂȘter net la vie ; les Ă©lĂšves osent Ă peine parler. Ils restent au fond de la cour par groupes discutant la gravitĂ© de la maladie, les chances de guĂ©rison. En vain lâabbĂ© Russec leur rĂ©pĂšte Vous pouvez courir, mais Ă©vitez de crier ; » les jeux manquent dâentrain. Parfois quelques-uns se rapprochent de la maison. Ce sont les nouveaux qui se font montrer la fenĂȘtre de lâinfirmerie par un ancien et regardent ces vitres aux rideaux dâĂ©tamine blanche derriĂšre lesquelles souffre leur condisciple. Puis on voit le chanoine Raynouard sortir avec un grand Monsieur aux favoris blancs, Ă la figure vieillie et ridĂ©e qui fait des gestes Ă©vasifs. Le mĂ©decin Thanate lâaccompagne avec Monsieur Berbiguet. Quand ce dernier vient parler Ă lâabbĂ© Russec, il est aussitĂŽt entourĂ© des Ă©lĂšves. Il leur apprend que le vieux Monsieur est le docteur Bradu, le doyen de la FacultĂ© de MĂ©decine de Lyon ; Antone Ramon a une pneumonie trĂšs grave tout dĂ©pend de la rĂ©sistance de lâorganisme. La plus dangereuse pĂ©riode câest la premiĂšre semaine. Sâil la dĂ©passe il sera sauvĂ©. Les troisiĂšmes se mettent alors Ă supputer les jours il est tombĂ© malade le mardi soir, 17 juin, il faut quâil rĂ©siste jusquâau prochain mardi 24, ou mercredi 25. On est au samedi, câest donc encore trois jours dâangoisse. Le rĂ©glementaire apparaĂźt sur les marches du perron. Dans les trois cours en Ă©ventail, les prĂ©fets de division frappent dans leurs mains pour rappeler les Ă©lĂšves ; et cette rentrĂ©e des enfants sur deux lignes, le bruit de leurs pas multipliĂ©s sur les graviers, le piĂ©tinement, aprĂšs lâarrĂȘt subit des voix, Ă©voquent dĂ©jĂ lâaccompagnement silencieux dâun cortĂšge funĂšbre. CHAPITRE IX â UNE DISPARITION Georges nâĂ©tait pas le seul que cette catastrophe eut abattu ; un autre Ă©lĂšve Ă©tait travaillĂ© par dâintimes remords. Il ne paraissait plus en rĂ©crĂ©ation, mais sous mille prĂ©textes sâĂ©vadait de la cour pour sâenfermer dans la sacristie. Assis prĂšs dâune armoire ouverte il songeait, songeait indĂ©finiment. CâĂ©tait Miagrin. Si fielleux, si envieux, si haineux fĂ»t-il, ce nâĂ©tait pas un monstre complet ; il nâavait espĂ©rĂ© quâune histoire Ă faire renvoyer MorĂšre ou Ramon ou les deux Ă la fois, car leur prĂ©sence lui Ă©tait insupportable, mais la mort nâĂ©tait jamais entrĂ©e dans ses calculs. La veille il Ă©tait montĂ©, lui, jusquâĂ lâinfirmerie ; son titre de sacristain lui permettait de pĂ©nĂ©trer dans la petite chapelle. De lĂ il avait pu entrevoir Ă travers les rideaux blancs, et sur ses oreillers la figure souffrante et haletante dâAntone. Cette vue lâavait bouleversĂ© maintenant sa terreur Ă©tait dâapprendre la mort quâil avait prĂ©parĂ©e. Le dĂ©goĂ»t de lui-mĂȘme lui montait aux lĂšvres. Ce petit riche, ce fortunĂ© Ă qui tout riait, la fortune, lâavenir, la famille, la sympathie universelle, il lâavait vu tourner ses yeux brillants de fiĂšvre et cernĂ©s de souffrance vers sa mĂšre en larmes, vers la figure contractĂ©e de son pĂšre, vers ses tantes cachĂ©es derriĂšre son rideau pour nâĂȘtre pas vues pleurant, vers lâinterne silencieux qui humectait ses lĂšvres entrâouvertes, vers la sĆur, Ă©grenant Ă lâĂ©cart dâune voix de source les avĂ©s de son rosaire. Ă tous, ses pauvres regards disaient Je souffre, vous qui mâavez Ă©levĂ©, vous qui savez soigner, vous qui mâaimez, ne me laissez pas souffrir. » Miagrin avait vu cela et depuis ce moment un sombre dĂ©sespoir lâemplissait lentement, ce dĂ©sespoir fait de lâinsupportable mĂ©pris de soi-mĂȘme qui, chez les adultes, fait germer dâaffreuses pensĂ©es et leur met une corde aux mains⊠Le SupĂ©rieur a fait appeler de nouveau Georges MorĂšre, pendant lâĂ©tude du soir. Il avait lu sa lettre et lâavait mise de cĂŽtĂ©. Mon enfant, lui dit-il, que la douleur ne vous Ă©gare pas et ne vous fasse pas prendre des responsabilitĂ©s qui ne pĂšsent pas sur vous. Vous vous accusez Ă tort ; si vous avez Ă©tĂ© imprudent, un autre lâa Ă©tĂ© plus que vous, un malheureux qui a trompĂ© vos maĂźtres jusquâici et que je nâaurais jamais soupçonnĂ©, sâil nâĂ©tait venu mâavouer sa faute. Il mâa demandĂ© lui-mĂȘme de quitter la maison, sans revoir personne. Ses raisons me semblent trop graves pour refuser. Mais il veut que je vous dise, Ă vous et Ă Antone Ramon toute sa honte et tout son dĂ©sespoir devant les terribles consĂ©quences de sa mauvaise rancune. Modeste Miagrin part demain, puis-je lâassurer de votre pardon, comme de celui dâAntone Ramon ? » Georges MorĂšre ne sait que trop le rĂŽle de lâinfĂąme envieux dans ce drame et sa colĂšre est exaspĂ©rĂ©e. Mais il songe que peut-ĂȘtre ce pardon lui obtiendra de la Providence la seule rĂ©compense quâil dĂ©sire la guĂ©rison dâAntone. Il dĂ©clare quâil fera tous ses efforts pour oublier, puis subitement Monsieur le SupĂ©rieur, je vous en supplie, laissez-moi voir Antone. » Mais le chanoine sây oppose le malade a 40 degrĂ©s de fiĂšvre ordinairement, parfois plus, on est Ă la merci dâune montĂ©e plus forte et il faut Ă©carter sĂ©vĂšrement tout ce qui peut lâexciter, le fatiguer, et influer sur sa tempĂ©rature. Ce quâil ne dit pas, câest quâil a dĂ» faire auprĂšs dâAntone la mĂȘme dĂ©marche au nom de Miagrin et que lâĂ©motion trop forte a aggravĂ© la fiĂšvre. Offrez, conclut le chanoine, offrez ce sacrifice Ă Dieu pour obtenir la guĂ©rison de votre camarade. » Georges rentre en Ă©tude accablĂ© ; il nâa plus dâespĂ©rance. Pour quâon lâempĂȘche dâapprocher son ami, il faut quâen effet son Ă©tat soit bien grave. Il regarde sa place vide Ă lâĂ©tude, au rĂ©fectoire, Ă la chapelle, et cette brĂšche dans la suite de ses condisciples lui inspire une indicible terreur. Ă la priĂšre du soir lâĂ©conome renouvelle la recommandation dâAntone aux priĂšres des Ă©lĂšves Nous dirons un Souvenez-vous Ă lâintention de notre petit malade et de sa famille. » Pourquoi petit malade ? Passe encore chez lâabbĂ© Levrou dont câest le mot habituel, mais pour lâĂconome que signifie cette façon de nommer Antone comme sâil avait de sept Ă dix ans, alors quâil en a quatorze ? Le lendemain, Ă la messe, les Ă©lĂšves aperçurent sous la tribune trois dames aux figures flĂ©tries, accablĂ©es sur les prie-Dieu et prĂšs dâelles un homme dâune grande Ă©lĂ©gance, debout, les joues fanĂ©es, les yeux ternes dâun joueur. CâĂ©tait Monsieur Ramon avec sa femme et ses sĆurs. Il fallait que lâĂ©tat de lâenfant se fĂ»t amĂ©liorĂ© pour quâils eussent quittĂ© tous les quatre le chevet de leur fils ; mais si les Ă©lĂšves avaient connu la vie ils auraient pensĂ© quâil fallait aussi que les craintes fussent bien vives pour quâĂ la communion Monsieur Ramon vĂźnt avec sa famille sâagenouiller sur la marche du chĆur. Antone sâĂ©tait assoupi au matin il reposa quelques heures. Ce fut un grand bien. Ă huit heures, quand on prit sa tempĂ©rature, le thermomĂštre marquait une baisse sensible. Il y a du mieux, disait tante Zaza, un grand mieux, il nâa plus que 39 degrĂ©s de fiĂšvre ! » Et tante Mimi pleurant de joie regardait la feuille pour ĂȘtre bien sĂ»re que sa sĆur disait vrai. LâabbĂ© Levrou vient dire la messe Ă la chapelle de lâinfirmerie dont on a ouvert avec prĂ©caution la cloison Ă jour. Antone suit avec Ă©motion ; il se rappelle ses derniĂšres PĂąques. Sa mĂšre sâest penchĂ©e sur lui. Ă le voir calme, silencieux, les yeux fermĂ©s, elle a eu peur ; il la regarde, il a compris. La journĂ©e du mardi glisse, lourde et lente ; on voudrait tant que la fiĂšvre baissĂąt encore. Câest le dernier jour de la semaine, et puis la fatigue, le surmenage ravage tellement ces pauvres ĂȘtres trop nombreux autour du malade, mais incapables du sacrifice de sâĂ©loigner quelque temps ! Monsieur Ramon en bĂąillant, regarde par la fenĂȘtre les cours oĂč les enfants jouent, car Ă la longue tout sâĂ©mousse et les jeux ont repris comme avant la maladie dâAntone ; il faut maintenant toute lâĂ©nergie des prĂ©fets et des surveillants pour maintenir les coureurs au fond de la cour et pour apaiser les disputes qui provoquent immĂ©diatement de grands cris. Madame Ramon sâendort dans le fauteuil et sa tĂȘte se lĂšve et sâabaisse lentement avec parfois une chute soudaine qui la rĂ©veille brusquement. Vers cinq heures et demie, aprĂšs la rĂ©crĂ©ation, Antone sâagite mille idĂ©es confuses lâassaillent et voici que sâimplante en lui la certitude que Georges MorĂšre lâabandonne ; câest fou, il le sait, mais il ne peut chasser cette idĂ©e. Georges MorĂšre nâest pas venu le voir une seule fois, il ne lui a pas donnĂ© une marque dâaffection, dâintĂ©rĂȘt ; pourquoi ? Câest quâil le juge coupable, quâil ne veut plus le revoir ; et sa petite tĂȘte trop fatiguĂ©e pour rĂ©sister, succombe Ă cette pensĂ©e. Ah ! si Georges avait Ă©tĂ© malade, non, rien, ni personne nâaurait empĂȘchĂ© Antone dâaccourir. Puis il sâaccuse, câest mal de penser cela, il doit aimer Dieu par dessus tout ; il ferait mieux de demander pardon Ă sa mĂšre et Ă son pĂšre. Dâune voix lasse il appelle Maman. » Si faible que soit cette voix de malade, elle frappe directement au cĆur la mĂšre qui sâĂ©veille et sâapproche Tu veux boire, Tonio ? â Non, viens. » Et quand il a son cher visage bien aimĂ© prĂšs du sien, il lâembrasse et lui murmure Ă lâoreille Je te demande pardon⊠â Oh ! Tonio, ne parle pas ainsi. » Tout le monde se rĂ©veille, le pĂšre a rejoint lâenfant, les tantes aussi Quâest-ce que tu veux, dis ? » mais la mĂšre sâabat en larmes sur le bord du lit, tandis quâAntone Ă©carte du geste ses tantes et rĂ©pĂšte Ă son pĂšre en lâembrassant Ă peine, car toutes ces prĂ©sences pourtant chĂšres le fatiguent Papa pardon⊠de tout⊠» Les deux tantes ont entendu et Ă©mues jusque dans leurs entrailles maternelles, elles prennent ses petites mains chaudes de fiĂšvre et les baisent avec amour et Tonio redit encore Pardon tante Mimi⊠Pardon tante Zaza⊠» et elles Ă©clatent en sanglots. La sĆur les calme, les fait asseoir et seule dans cette scĂšne de douleur assez maĂźtresse dâelle-mĂȘme, prononce Câest bien, mon enfant, Dieu vous bĂ©nira, il vous rĂ©compensera. » Peu Ă peu les sanglots sâapaisent, les larmes sont essuyĂ©es, mais un lugubre pressentiment assombrit tous ces cĆurs. Le petit malade leur a fait ses adieux. Il ne retrouve pas la paix cependant, il songe Ă Georges Ah ! lâingrat, qui ne vient pas recevoir la demande de pardon de son Antone ! » Puis il a peur et murmure Mon Dieu, non, câest vous que jâaime. » Vers six heures la fiĂšvre le reprend, elle monte Ă 41 degrĂ©s. La nuit sera mauvaise, dit la sĆur au SupĂ©rieur. On lâa trop fatiguĂ©. » Avant la priĂšre du soir le chanoine adresse quelques mots Mes chers enfants, Dieu nous a conservĂ© jusquâici votre condisciple, malgrĂ© de redoutables assauts ; prions-le dâachever son Ćuvre misĂ©ricordieuse, prions-le, avant de nous endormir nous-mĂȘmes, dâaccorder Ă Antone Ramon une nuit de bon repos, dâĂ©carter de lui, comme dit le brĂ©viaire, tous les pĂ©rils et tous les cauchemars de la nuit. Procul recedant somnia et noctium phantasmata. » Et M. lâĂconome Ă son tour prononce dâune voix plus lente cette phrase coutumiĂšre Nous vous supplions Seigneur de visiter cette demeure et dâen Ă©loigner tous les piĂšges de lâennemi. Que vos saints anges y habitent afin de nous conserver en paix. » CHAPITRE X â DANS LA NUIT Georges avait repris espoir. Miagrin Ă©tait parti ; avec lui, croyait-il, disparaissait le mauvais gĂ©nie de la maison. Ce soir il remonte au dortoir dâun pas lourd. Une angoisse lâĂ©treint Ă lâĂ©touffer. Câest la derniĂšre nuit de cette semaine critique, demain ce sera mercredi 27 juin, mais Antone passera-t-il la nuit ? De neuf heures du soir Ă cinq heures du matin, cela fait huit longues heures pendant lesquelles il ne saura rien. Le surveillant a baissĂ© le gaz en veilleuse et prononce la derniĂšre priĂšre In manus tuas Domine Entre vos mains, Seigneur. » Et les Ă©lĂšves rĂ©pondent machinalement Je remets mon esprit Commendo spiritum meum. » Et câest le silence. De son lit Georges aperçoit dans la galerie la lanterne balancĂ©e dâun domestique il le voit se diriger vers lâinfirmerie dont un pilier lui masque la porte. Pendant quelques minutes le surveillant se promĂšne dans lâallĂ©e que forment les deux rangĂ©es de lits. La lumiĂšre de la veilleuse fait monter son ombre au plafond quand il sâĂ©loigne, et quand il revient la fait redescendre peu Ă peu. BientĂŽt le rythme rĂ©gulier des respirations lui apprend que tous les Ă©lĂšves sont endormis et il rentre dans sa chambre. Seul Georges veille, il se retourne dans ses draps et se reproche de se reposer tandis quâAntone souffre. Antone souffre, et peut-ĂȘtre quâau rĂ©veil il apprendra le fatal dĂ©nouement ; ce sera trop tard, tout sera fini. Non, cette pensĂ©e est abominable. Et pourtant si Dieu nâest pas flĂ©chi, nâest-ce pas lâissue le plus Ă craindre ? Dieu veut quâon lui fasse violence, quâon le prie. Georges sâest levĂ© sans bruit, il sâhabille, il se jette Ă genoux, il est dĂ©cidĂ© Ă passer la nuit en priĂšres. Peut-ĂȘtre ainsi gagnera-t-il le cĆur de Dieu ? Et tout de suite sa douleur crĂšve. Il sâaccuse dâavoir manquĂ© Ă tous ses devoirs, il avoue Ă la Toute-Puissance misĂ©ricordieuse son orgueil et sa misĂšre ; il se reproche amĂšrement sa conduite Ă lâĂ©gard dâAntone comme il lâa traitĂ© durement, quâil a Ă©tĂ© fier et maladroit avec lui ! Il sâest cru une perfection, Ă cause de sa rigiditĂ©, de son exactitude, de son application au travail. Et Antone lui a montrĂ© quâil y avait quelque chose de supĂ©rieur Ă tout cela, le dĂ©vouement ; car Antone lâa aimĂ©, a vĂ©cu non pour soi, mais pour lui, Georges, a souffert de ses humiliations. Sâil lâa quittĂ© de rage dâĂȘtre repoussĂ©, il a tout osĂ© pour lui prouver son repentir et il sâest tuĂ© pour lui Ă©pargner des reproches et une punition ! Il sâest tuĂ© pour lui prouver que son amitiĂ© Ă©tait forte et virile comme Georges la voulait. Faut-il que je sois misĂ©rable, Ă©goĂŻste et infĂąme, ĂŽ mon Dieu, nâavoir mĂȘme pas vu quâil se sacrifiait Ă ma peur ! » Alors Georges commence Ă comprendre cette Ăąme si dĂ©licate et si forte quâil a mĂ©connue, il se rĂ©pand en actes de contrition et implore ardemment la misĂ©ricorde Divine pour son ami. Puis câest la Vierge quâil invoque. Notre-Dame de Lourdes quâAntone a visitĂ©e, mais au fil de ses avĂ©s la fatigue lâaccable deux ou trois fois il se surprend lui-mĂȘme Ă dormir il se reproche cette faiblesse, il se rappelle la parole Veillez et priez. » Pour lutter contre le sommeil il va se baigner la figure au lavabo. AgenouillĂ© prĂšs de son lit il supplie Dieu de ne pas imputer Ă Antone ses propres fautes Sauvez-le Seigneur, sauvez-le, vous ĂȘtes bon, vous ĂȘtes pitoyable aux malheureux. Vous qui guĂ©rissez tous les malades, guĂ©rissez-le⊠Notre-Dame de Lourdes, priez pour lui⊠» et il Ă©grĂšne Ă©perdĂ»ment son chapelet, il ajoute dizaine Ă dizaine, mais la fatigue revient insensiblement, penche son front malgrĂ© lui et lâendort pliĂ© sur les genoux, la tĂȘte et les bras appuyĂ©s sur son lit. Georges ? » Brusquement il se rĂ©veille et reconnaĂźt dans le crĂ©puscule du dortoir le PĂšre Levrou Venez vite ! » Il ne demande pas pourquoi, il a compris, il se lĂšve sur ses jambes engourdies et se hĂąte dans la galerie prĂšs de lâabbĂ© qui lui explique Antone est au plus mal ; tout Ă lâheure il vous a demandĂ©. Surtout ne pleurez pas, il y a ses parents. » Il entre derriĂšre lâabbĂ© dans la petite chambre Ă©clairĂ©e et brusquement aperçoit les deux tantes agenouillĂ©es au pied du lit et secouant la tĂȘte de dĂ©sespoir, la mĂšre en larmes, un bras derriĂšre lâoreiller pour redresser son enfant, et le pĂšre qui, lui, tourne le dos pour ne pas le voir souffrir et mord son mouchoir pour ne pas Ă©clater en sanglots. Sur le lit blanc un petit ĂȘtre chĂ©tif, aux joues creuses, aux prunelles sanguinolentes, griffe de ses doigts diaphanes le drap qui dĂ©jĂ sur son corps maigrelet dessine dâhorribles plis. Câest cela Antone ! Georges comprend. Oui câest bien le petit Antone. Il halĂšte Ă grand bruit et Ă chaque aspiration sa tĂȘte douloureuse se renverse par un mouvement mĂ©canique. Antone ! appelle Georges en sâapprochant, Antone ! » Antone ne rĂ©pond pas, il est tout Ă sa souffrance ; il nâa mĂȘme plus la force de tourner les yeux vers son ami, de le voir qui tombe Ă genoux et Ă©clate en larmes, malgrĂ© lâabbĂ© Levrou, malgrĂ© la sĆur qui lui font signe. Ce nâest plus Antone, câest un pauvre corps qui lutte. Antone est perdu au fond de cette petite poitrine qui se soulĂšve prĂ©cipitamment pour rejeter un poids Ă©crasant, qui appelle lâair bien vite, bien vite, avec la crainte de ne pas lâaspirer Ă temps. Parlez-lui un peu, » dit lâabbĂ© Levrou lorsque Georges est plus maĂźtre de lui, et Georges reprend Antone câest moi, câest Georges, ton ami Georges. » Antone ne rĂ©pond pas ; Antone ne rĂ©pondra pas, il est absent. Pourtant il sâest arrĂȘtĂ© de haleter, sa langue cherche un peu de salive dans sa bouche, sa gorge dessĂ©chĂ©e se contracte et soudain par deux fois il appelle KhĂ©m ! KhĂ©m ! » Il tourne ses yeux effarĂ©s, ses grands yeux dâĂ©pouvante vers Georges qui lui prend la main, et qui le supplie encore Antone ! Antone ! » ; puis vers lâabbĂ© Levrou, vers ses parents, et, sans une parole, se remet Ă haleter de sa petite poitrine extĂ©nuĂ©e. Il ne reconnaĂźt plus. Il est inutile dâinsister, lâabbĂ© Levrou le comprend ; il se penche vers Georges Rentrez, mon petit. â Oh ! non. â Si, » dit lâabbĂ©, et il montre les parents qui se mordent les mains de dĂ©sespoir. Georges se lĂšve en chancelant, jette encore un regard sur Antone, encore, encore, et sort, doucement poussĂ© par lâabbĂ© Levrou. Mais Ă peine dans la galerie il Ă©clate en gros sanglots. Allons ! Georges, couchez-vous, lui dit lâabbĂ© en larmes, ne dĂ©sespĂ©rez pas. Jâen ai vu dâaussi malades quâAntone revenir Ă la santĂ©. Couchez-vous, câest le rĂšglement. Celui qui vit selon le rĂšglement vit selon Dieu. » Georges est bien forcĂ© dâobĂ©ir. Il revient au dortoir, se remet au lit et la bouche sur son traversin sanglote sourdement. Non il nâa plus dâespoir, il a vu Antone pour la derniĂšre fois et son impuissance lâĂ©crase au point quâil a envie de crier. Dans la vaste salle assombrie ses condisciples dorment ; il entend leur respiration Ă©gale et dans le fond le sifflement lent et rĂ©gulier dâun Ă©lĂšve enrhumĂ©. Alors, il se tourne vers Dieu ; dans son dĂ©sespoir, il se donne, il sâoffre avec acharnement Prenez-moi, mon Dieu, prenez-moi Ă la place dâAntone. » Que lui importe son pĂšre, sa mĂšre, ses sĆurs ! Il veut ĂȘtre la rançon de son ami. Il sâobstine, il voudrait souffrir, sentir que Dieu lâaccepte. Puis lâidĂ©e lui vient que Dieu peut-ĂȘtre lâa puni de songer Ă la gloire militaire, quâil voulait lâĂ©prouver, lui indiquer sa vĂ©ritable voie et il promet de renoncer Ă cet avenir, de se faire religieux, missionnaire dans les rĂ©gions perdues, chez les peuples les plus barbares ou de soigner les maladies les plus rĂ©pugnantes, dans une lĂ©proserie immonde et inconnue, afin de tuer en lui toute gloire. Les priĂšres succĂšdent aux priĂšres, et câest une surenchĂšre de sacrifices qui se termine par ce cri Seigneur JĂ©sus, sauvez, sauvez Antone. » Ă la fin dâautres scrupules lâassaillent il lui semble quâil manque de gĂ©nĂ©rositĂ©, quâil propose un marchĂ© Ă Dieu, quâil pose des conditions. Alors il se contente de dire Jâai confiance en vous. Faites, ĂŽ mon Sauveur, ce que vous voudrez, je vous promets quand mĂȘme de suivre votre appel, de me dĂ©vouer quand mĂȘme, oui mĂȘme si⊠» Et soudain tout son cĆur comprimĂ© par cette priĂšre hĂ©roĂŻque sans condition, Ă©clate dans un appel Ă©perdu Je ne peux pas, oh ! non, sauvez mon cher Antone. » Et il pleure, et dans ses larmes il se rappelle que le Christ a louĂ© la foi du centurion, lâimportunitĂ© de la ChananĂ©enne, les cris de lâaveugle de JĂ©richo. Câest cela ; il faudrait quâil eĂ»t leur foi ardente, la foi qui obtient des miracles, la foi de Lourdes dont lui parlait naguĂšre Antone, la foi qui lĂ -bas arrache au Christ la guĂ©rison des malades. Un espoir nouveau germe en lui. Il veut se lever, descendre Ă la chapelle Oui, se dit-il, jâentrerai, je me jetterai Ă terre sous la veilleuse et lĂ je pleurerai jusquâau jour. Si la chapelle est fermĂ©e, je mâĂ©tendrai Ă terre devant la porte et je rĂ©pĂ©terai inlassablement âSeigneur, qui avez dit Demandez et vous recevrez, frappez et lâon vous ouvrira, ouvrez-moi, câest votre Georges, qui vous aime, qui se donne tout Ă vous et qui vous supplie, vous si bon, si aimant, dâavoir pitiĂ© de son ami, de guĂ©rir Antone.â » Le voici debout. Mais tandis quâil sâhabille en hĂąte ses voisins se rĂ©veillent OĂč vas-tu ? Quâest-ce que tu as ? Eh ! bien, et Antone ? » Ce bruit fait sortir le surveillant qui vient Ă lui. Vous ĂȘtes malade, MorĂšre ? â Oh ! Monsieur, laissez-moi, Antone⊠â Voyons, MorĂšre, soyez raisonnable, couchez-vous. Laissez dormir vos camarades. » Il se trouble, il a honte, il nâose dire Ă cet homme sa rĂ©solution ! Sa foi trĂ©buche au premier obstacle. Oh ! la force de lâhabitude, la peur de paraĂźtre singulier, la honte de se montrer vraiment ce quâon est, quelle misĂšre ! Georges obĂ©it, il se recouche avec la crainte sourde de laisser passer une heure de grĂące, de ne pas rĂ©pondre Ă un appel, de ne pas accomplir lâacte attendu, lâacte qui lui obtiendrait la guĂ©rison dâAntone. CHAPITRE XI â LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ? Dans son lit, il attend sans larmes, sans sommeil, sans espĂ©rance. Une seule pensĂ©e sâagite dans sa tĂȘte. Est-il mort ? Je sens quâil est mort. » Et il se reprĂ©sente ce petit corps amaigri, rigide sous le drap avec le soulĂšvement immobile des pieds, la bouche entrâouverte, les lĂšvres dĂ©colorĂ©es, les paupiĂšres violettes refermĂ©es Ă jamais et ses doigts, ses pauvres doigts de cire engagĂ©s les uns dans les autres dans une attitude de priĂšre et enveloppĂ©s du chapelet. Il voit les hommes durs descendant avec peine par le grand escalier ce fardeau insensible et lourd, cette chose anguleuse qui heurte les murs aux tournants et quâon manie cependant avec prĂ©caution, car câest Antone en son cercueil. Les rideaux des fenĂȘtres blanchissent peu Ă peu, la lueur des becs de gaz en veilleuse cesse de faire trembler les ombres Ă©claircies ; dehors, les piliers de la galerie se dĂ©gagent et les nervures sâaccusent dans lâaube blĂȘme. Quatre heures sonnent. Câest le petit jour. Dans une heure Georges saura. Il saura certainement, car cette alternative sâimpose Ă son esprit Si Antone est vivant, la cloche continuera de se taire ; sâil est mort, ne pouvant plus le faire souffrir, elle se remettra Ă sonner. » Et ce raisonnement ravive toutes ses terreurs Oh ! sâil Ă©tait mort ! » LâabbĂ© Levrou samedi soir ne lui a-t-il pas dit Nul ne peut entrer dans le conseil de Dieu ! Parfois il enlĂšve les plus jeunes parce quâils ont dĂ©jĂ prouvĂ© leur impuissance Ă lutter contre leurs passions, parce quâils jetteraient peut-ĂȘtre le dĂ©sordre dans dâautres cĆurs quâil se rĂ©serve. Ainsi en les appelant Ă lui dĂšs lâadolescence, il leur Ă©pargne les trop lourdes Ă©preuves de la jeunesse et de lâĂąge mĂ»r. Parfois aussi il se sert dâune Ăąme pour en Ă©clairer dâautres. Un deuil rend la bontĂ© Ă des cĆurs durs et Ă©goĂŻstes, ramĂšne au devoir des Ăąmes dĂ©voyĂ©es, Ă©claire des inutiles sur leur propre vie, retentit de proche en proche et dĂ©veloppe une source de bienfaits insoupçonnĂ©s des aveugles et des esprits vulgaires. » Et câest vrai. Georges nâest-il pas Ă©clairĂ© ? Sait-il le travail qui se fera dans la famille dâAntone, et nâa-t-il pas vu la transformation de Miagrin ? Pourtant il rejette cette doctrine trop amĂšre. Non, Dieu est bontĂ©, Dieu est amour. Mais sâil le croit, sâil le sent vraiment, pourquoi craindrait-il ? Quâil laisse agir cet amour divin, quâil sây abandonne comme Antone. Câest une lumiĂšre qui grandit en lui, chasse les craintes, le baigne, lâapaise. Il Ă©prouve intimement la confiance de Saint Jean Nous avons cru Ă lâAmour. » Ainsi, Ă lâaube, la crise de douleur est subitement calmĂ©e, ou plutĂŽt dans le trouble de cette mer, il se sent fixĂ© comme un vaisseau Ă lâancre. Un sec raisonnement, semble-t-il, a fait ce prodige et son intelligence perçoit la vie dans sa vĂ©ritĂ©. Oui, Ă force de prier pour Antone, il lâa comprise Quâimporte la durĂ©e terrestre toute une vie riche et fĂ©conde peut tenir en quelques mois, entre les murs Ă©troits dâun obscur collĂšge, Ă lâĂąge oĂč, croit-on, lâon ne peut guĂšre agir. » La brĂšve annĂ©e scolaire dâAntone repasse dans son imagination Ă©tonnĂ©e. Et câest bien une vie entiĂšre avec les luttes, les affections, les haines, les chutes et les relĂšvements de la vie. Nâa-t-il pas vu la meule des pĂ©chĂ©s et des vices assiĂ©ger son ami et se disputer son Ăąme ? Lui-mĂȘme, Georges, nâa-t-il pas Ă©tĂ© pour lui un exemple dâorgueil, comme les Patraugeat de paresse, les Lurel et les Monnot de mensonge et dâimpudeur, les Miagrin dâhypocrisie et de bassesse ? Et il sâhumilie, soumis et rĂ©signĂ©. Non, il ne doit pas prendre une dĂ©cision dans ce bouleversement de son Ăąme, il attendra que Dieu lâĂ©claire sur sa voie et son avenir. Il se tiendra prĂȘt Ă tout appel, attentif Ă remplir sa vie, câest-Ă -dire Ă se dĂ©vouer. Lâhorloge du collĂšge sonne dans le jour avec un timbre plus clair. Quatre heures et demie ! Des domestiques en pantoufles passent dans les galeries. Bresson sort avec un paquet de linge sous le bras. OĂč va-t-il ? Dans lâalcĂŽve au fond du dortoir, dĂ©jĂ le surveillant sâhabille. Encore vingt-cinq minutes et Georges saura. Oh ! cette cloche, si elle pouvait rester immobile ! Il a repris son chapelet et maintient le calme de son cĆur prĂȘt Ă lui Ă©chapper, par la monotonie suppliante des avĂ©s. Ses camarades dorment toujours. Encore un quart dâheure ! Dans son lit il tremble de fiĂšvre aprĂšs cette nuit dâinsomnie. Puisquâil est soumis Ă Dieu, puisquâavec le dĂ©goĂ»t de la gloriole, lui est venu le sincĂšre dĂ©sir de se vouer Ă la tĂąche que Dieu lui donnera, il devrait avoir une confiance absolue, un repos dâesprit entier. Non, son Ăąme est suspendue au souffle haletant de son ami, de son Antone qui lâa tant aimĂ© et que lui nâa pas assez aimĂ©. Il ne peut pas abandonner tout espoir. Sâil peut le revoir dans son lit de dortoir maintenant vide, comme il veillera sur lui, comme il le formera, comme il contiendra et dirigera cette amitiĂ© trop expansive, mais si forte ! Comme il lâentraĂźnera au bien, car il ne le lui a pas dit assez nettement Ă Sylans. En quelque lieu que ce soit, câest pour Dieu quâil faut travailler. Leur amitiĂ© ne sera plus quâun dĂ©vouement unanime, quelle que soit leur vocation et leur vie, Ă la mĂȘme cause divine. Quelques minutes encore ! Toute lâangoisse de la nuit cherche Ă le ressaisir ; mais sans lutter, sans se raidir, il prie ; il se prĂ©pare Ă accepter la volontĂ© de Dieu, sans rĂ©volte, ni blasphĂšme, si câest la grande Ă©preuve, avec la reconnaissance de tout son ĂȘtre prosternĂ©, si câest le salut. Enfin lâhorloge annonce cinq heures. Georges MorĂšre sâest assis sur son lit, attentif, les regards fixĂ©s sur la cour. Ă mesure que les coups de lâhorloge tombent dans le silence du cloĂźtre, une espĂ©rance timide se lĂšve lentement au fond de son Ăąme et monte dans ses yeux ; il se prĂ©pare Ă sâagenouiller, il nâose encore se livrer Ă la joie. Brusquement le lourd battant dâairain frappe la cloche sonore. Toutes les tĂȘtes se dressent hors des lits, effarĂ©es, et, les paupiĂšres battantes, dans la lumiĂšre du matin, les Ă©lĂšves se regardent, sâinterrogent Hein⊠quoi ! la cloche ! Alors, Antone est mort⊠Ah ! pauvre Antone ! » Le surveillant sâest avancĂ© au milieu du dortoir ; il semble lui-mĂȘme hĂ©siter, enfin il lance lâappel quotidien du rĂ©veil Benedicamus Domino. â BĂ©nissons le Seigneur. » Et tandis quâil Ă©teint lâinutile petite flamme bleue du bec de gaz, dans la stupeur gĂ©nĂ©rale, une seule voix, la voix de Georges, ose rĂ©pondre avec un sanglot, mais fidĂšle et gĂ©nĂ©reuse Deo Gratias. » Paris. Janvier-Avril 1913. FIN. Ă propos de cette Ă©dition Ă©lectronique Texte libre de droits. Corrections, Ă©dition, conversion informatique et publication par le groupe Ebooks libres et gratuits Adresse du site web du groupe â Janvier 2010 â â Ălaboration de ce livre Ă©lectronique Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participĂ© Ă lâĂ©laboration de ce livre, sont PatriceC, Jean-Marc, Coolmicro et Fred. â Dispositions Les livres que nous mettons Ă votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, Ă une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu⊠â QualitĂ© Les textes sont livrĂ©s tels quels sans garantie de leur intĂ©gritĂ© parfaite par rapport Ă l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rĂ©tribuĂ©s et que nous essayons de promouvoir la culture littĂ©raire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER Ă FAIRE CONNAĂTRE CES CLASSIQUES LITTĂRAIRES.
Alors que les fouilles ont repris Ă Cagnac lundi 14 mars pour retrouver le corps de Delphine Jubillar, l'enquĂȘte se poursuit tĂ©moignage glaçant, tĂ©lĂ©phonie, lunettes... Le point. Par Laurent Derne PubliĂ© le 14 Mar 22 Ă 1708 TĂ©lĂ©phonie du couple Jubillar, housse de couette, tĂ©moignage dâune amie de Delphine⊠Le point sur lâenquĂȘte, lundi 14 mars 2022, jour de la reprise des fouilles Ă Cagnac-les-Mines ©Laurent Derne/Actu Toulouse/IllustrationCĂ©dric Jubillar est sorti de prison. Du moins provisoirement. Lâartisan de 34 ans devait ĂȘtre extrait de la maison dâarrĂȘt de Seysses Haute-Garonne, ce mardi 15 mars 2022, pour assister, au palais de justice de Toulouse, Ă lâaudience qui le concerne avocats ayant une fois de plus fait appel de son maintien en dĂ©tention, le mois dernier, la chambre de lâinstruction de la cour dâappel va examiner les arguments de Me Alexandre Martin, Emmanuelle Franck et Jean-Baptiste Alary. Leur objectif demeure le mĂȘme faire sortir de dĂ©tention le plaquiste, mis en examen pour le meurtre de son Ă©pouse, Delphine, disparue depuis 15 mois jour pour jour et dont le corps nâa jamais Ă©tĂ© retrouvĂ©. Voici les derniĂšres Ă©volutions de lâenquĂȘte. 1. Une housse de couette expertisĂ©eLa couette dans laquelle dormait Delphine Jubillar sur le canapĂ© du salon a fait lâobjet de nombreuses hypothĂšses. LavĂ©e ? Pas lavĂ©e ? A quel moment ? Elle a Ă©tĂ© expertisĂ©e. Aucune trace de sang nâa Ă©tĂ© retrouvĂ©e. Câest pourtant bien lâanalyse dâune housse de couette que les magistrats instructeurs ont ordonnĂ©e en ce dĂ©but dâannĂ©e 2022. Elle aurait Ă©tĂ© lavĂ©e la nuit du 15 au 16 dĂ©cembre 2020, celle de la disparition de lâinfirmiĂšre. Et appartiendrait Ă la parure de lit de CĂ©dric la nuit de la disparitionDes gendarmes auraient aperçu ce linge de lit en train de sĂ©cher lorsquâils ont pĂ©nĂ©trĂ© pour la premiĂšre fois dans le pavillon des Jubillar, Ă Cagnac-les-Mines Tarn.Pourquoi cette housse est-elle passĂ©e Ă la machine ce soir-lĂ ? QuâespĂšrent trouver les enquĂȘteurs 15 mois aprĂšs ? Des traces de sang ? De fluides corporels Ă©voquant une mort violente ? Lâexpertise est en cours. Tout comme celle des tĂąches de sang retrouvĂ©es dans la voiture dâun ami de CĂ©dric.2. La tĂ©lĂ©phonie du coupleCâest lâun des plus Ă©pais mystĂšres dâune affaire sans scĂšne de crime, sans cadavre et sans images de vidĂ©o surveillance les tĂ©lĂ©phones de CĂ©dric et de Delphine. VidĂ©os en ce moment sur ActuCelui de la mĂšre de famille nâa jamais Ă©tĂ© retrouvĂ©. Mais, selon nos informations, il sâactive Ă trois reprises la nuit de sa disparition. Il est dĂ©verrouillĂ© une premiĂšre fois aux alentours de minuit, puis la camĂ©ra sâallume vers 1h30, avant quâil ne soit une nouvelle fois dĂ©verrouillĂ© peu avant 7 heures du a dĂ©verrouillĂ© lâappareil au petit matin ? A-t-il pu se rĂ©activer tout seul ? La dĂ©fense y dĂ©cĂšlerait une preuve irrĂ©futable de lâinnocence de CĂ©dric Jubillar car Ă cette heure prĂ©cise, il se trouve en compagnie des gendarmes. Les enquĂȘteurs estiment pour leur part que lâappareil aurait tout aussi bien pu se trouver⊠en possession de leur suspect, dans sa poche par tĂ©lĂ©phone de Delphine nâa bornĂ© quâĂ CagnacEn tout Ă©tat de cause, le tĂ©lĂ©phone de Delphine nâa bornĂ© quâĂ Cagnac, et uniquement Ă Cagnac. Pour lâheure, le mystĂšre nâa pas pu ĂȘtre percĂ©. Pour mĂ©moire, la ligne tĂ©lĂ©phonique de la jeune femme sâĂ©tait Ă©galement et briĂšvement rĂ©activĂ©e le 9 fĂ©vrier 2021, mais sous lâeffet dâune manipulation technique des son cĂŽtĂ©, le tĂ©lĂ©phone de CĂ©dric fait Ă©galement lâobjet dâinvestigations poussĂ©es. Les enquĂȘteurs attendent notamment des retours de Google USA, afin dâidentifier les auteurs â protĂ©gĂ©s par des pseudonymes â de certains messages reçus par le mis en cause. Concernant cet appareil, lorsque lâartisan lâa remis aux gendarmes, il aurait donnĂ© un code erronĂ©, ce qui a eu pour effet de bloquer le tĂ©lĂ©phone et de retarder les investigations. Les lunettes cassĂ©es de Delphine Jubillar fourniront-elles une preuve matĂ©rielle dĂ©terminante dans cette affaire ? ©Facebook3. Les lunettes de lâinfirmiĂšreCâest peut-ĂȘtre lâun des Ă©lĂ©ments clĂ©s de cette affaire. Quand ils ont pĂ©nĂ©trĂ© pour la premiĂšre fois chez les Jubillar, les lunettes de Delphine se trouvaient sur lâilot de la cuisine. Outre un verre cassĂ©, lâune des branches Ă©tait manquante. Celle-ci a Ă©tĂ© retrouvĂ©e presque par hasard, trois semaines plus tard⊠sous le canapĂ© dans lequel la jeune femme dormait depuis que le couple faisait chambre Ă en cours cherche Ă savoir si cette branche sâest juste dĂ©clipsĂ©e ». Ou si câest sous lâeffet mĂ©canique dâun choc quâelle sâest dĂ©solidarisĂ©e. Au quotidien et comme beaucoup de gens, Delphine Jubillar portait des lentilles, par coquetterie. Ces lunettes cassĂ©es » sont-elles lâĂ©lĂ©ment matĂ©riel manquant ? La piĂšce du puzzle qui viendrait Ă©tayer le tĂ©moignage de Louis, 8 ans ? Lâenfant du couple assure avoir vu ses parents sâempoigner prĂšs du sapin, cette soirĂ©e du 15 au 16 dĂ©cembre conclusions de lâexpert â qui ne sont toujours pas rendues Ă ce jour â Ă©claireront peut-ĂȘtre ce dossier sous un jour nouveau.4. Le tĂ©moignage glaçant de lâamie de DelphineIl vient de ressortir Ă la faveur de lâaudience fixĂ©e mardi 15 mars 2022, devant la chambre de lâinstruction. Mais ce tĂ©moignage figure au dossier depuis le dĂ©but de lâaffaire et participe Ă entretenir un climat de suspicion autour du principal mis en cause. Ces fameux indices graves et concordants ».Entendue par les gendarmes, lâune des amies de Delphine raconte la visite glaçante quâelle a effectuĂ©e au domicile des Jubillar, au mois de fĂ©vrier 2021. A ce moment-lĂ , Delphine a disparu depuis un mois et demi. Selon elle, câest CĂ©dric Jubillar qui lui a demandĂ© de passer. Il sait que le groupe dâamies de son Ă©pouse veut se constituer partie civile dans le dossier pour peser sur lâ jeune femme raconte quâune fois sur place, le plaquiste lâinvite Ă chausser les pantoufles⊠de son amie. Cynisme ? Manque de tact ? Il la prĂ©cĂšde en accĂ©dant au sous-sol par un escalier en colimaçon et prononce cette phrase Ă la fois Ă©nigmatique et teintĂ©e de menaces Il ne faudrait pas que tu disparaisses toi aussi », selon La DĂ©pĂȘche du Midi. Une rĂ©plique glaçante que lâon jurerait tirĂ©e dâune sĂ©rie Netflix ou dâun mauvais Peplum.5. La reprise des fouilles avec des dronesActu Toulouse vous le rĂ©vĂ©lait en fin de semaine derniĂšre les fouilles ont repris sur le terrain, ce lundi 14 mars, pour tenter de retrouver le corps de Delphine Jubillar. Le prĂ©fet du Tarn a interdit le survol de la commune de Cagnac-les-Mines jusquâĂ jeudi inclus pour permettre aux gendarmes de mener de nouvelles fouilles Ă lâaide de drones, qui ont bien dĂ©collĂ© en dĂ©pit du vent magistrats instructeurs leur ont demandĂ© de repĂ©rer, depuis le ciel, des mouvements de terrain suspects, des lieux oĂč la terre aurait Ă©tĂ© remuĂ©e sciemment sur une petite surface, puis de cartographier ces sites susceptibles de recĂ©ler le corps de la mĂšre de famille. Un travail de derniĂšre campagne de fouilles date du mois de janvier 2022, suite Ă lâĂ©pisode des aveux supposĂ©s de CĂ©dric Jubillar Ă un codĂ©tenu. Elle avait durĂ© trois semaines, sâĂ©tait concentrĂ©e autour dâune ferme incendiĂ©e, du cimetiĂšre et du champs photovoltaĂŻque de Cagnac. Sans succĂšs. A lâisolement depuis 9 mois, lâartisan plaquiste, pour sa part, continue de clamer son innocence. Cet article vous a Ă©tĂ© utile ? Sachez que vous pouvez suivre Actu Toulouse dans lâespace Mon Actu . 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fouiller des glaciÚres ou des machines à glaçons